En famille

XVI

Au moment où sortant de l’oseraie ellearrivait dans le chemin, un gros sifflet fit entendre sa voixrauque et puissante au-dessus de l’usine, et presque aussitôtd’autres sifflets lui répondirent à des distances plus ou moinséloignées, par des coups également rythmés.

Elle comprit que c’était le signald’appel des ouvriers qui partait de Maraucourt, et se répétait devillages en villages, Saint-Pipoy, Hercheux, Bacourt, Flexellesdans toutes les usines Paindavoine, annonçant à leur maître quepartout en même temps on était prêt pour le travail.

Alors, craignant d’être en retard, ellehâta le pas, et en entrant dans le village elle trouva toutes lesmaisons ouvertes ; sur les seuils, des ouvriers mangeaientleur soupe, debout, accolés au chambranle de la porte ; dansles cabarets d’autres buvaient, dans les cours, d’autres sedébarbouillaient à la pompe ; mais personne ne se dirigeaitvers l’usine, ce qui signifiait assurément qu’il n’était pas encorel’heure d’entrer aux ateliers, et que, par conséquent, elle n’avaitpas à se presser.

Mais trois petits coups qui sonnèrent àl’horloge, et qui furent aussitôt suivis d’un sifflement plus fort,plus bruyant que les précédents firent instantanément succéder lemouvement à cette tranquillité : des maisons, des cours, descabarets, de partout sortit une foule compacte qui emplit la ruecomme l’eût fait une fourmilière, et cette troupe d’hommes, defemmes, d’enfants, se dirigea vers l’usine ; les uns fumantleur pipe à toute vapeur ; les autres mâchant une croûtehâtivement en s’étouffant ; le plus grand nombre bavardantbruyamment : à chaque instant des groupes débouchaient desruelles latérales et se mêlaient à ce flot noir qu’ilsgrossissaient sans le ralentir.

Dans une poussée de nouveaux arrivantsPerrine aperçut Rosalie en compagnie de la Noyelle, et en sefaufilant elle les rejoignit :

« Où donc que vous étiez ?demanda Rosalie surprise.

– Je me suis levée de bonne heure, pourme promener un peu.

– Ah ! bon. Je vous aicherchée.

– Je vous remercie bien ; mais ilne faut jamais me chercher, je suis matineuse. »

On arrivait à l’entrée des ateliers, etle flot s’engouffrait dans l’usine sous l’œil d’un homme grand,maigre, qui se tenait à une certaine distance de la grille, lesmains dans les poches de son veston, le chapeau de paille rejeté enarrière, mais la tête un peu penchée en avant, le regard attentif,de façon que personne ne défilât devant lui sans qu’il levît.

« Le Mince », dit Rosalied’une voix sifflée.

Mais Perrine n’avait pas besoin de cemot ; avant qu’il lui fût jeté, elle avait deviné dans cethomme le directeur Talouel.

« Est-ce qu’il faut que j’entreavec vous ? demanda Perrine.

– Bien sûr. »

Pour elle, le moment était décisif, maiselle se raidit contre son émotion : pourquoi ne voudrait-ilpas d’elle puisqu’on acceptait tout le monde ?

Quand elles arrivèrent devant lui,Rosalie dit à Perrine de la suivre et, sortant de la foule, elles’approcha sans paraître intimidée :

« M’sieu le directeur, dit-elle,c’est une camarade qui voudrait travailler. »

Talouel jeta un rapide coup d’œil surcette camarade :

« Dans un moment nousverrons », répondit-il.

Et Rosalie, qui savait ce qu’ilconvenait de faire, se plaça à l’écart avec Perrine.

À ce moment un brouhaha se produisit àla grille et les ouvriers s’écartèrent avec empressement, laissantle passage libre au phaéton de M. Vulfran, conduit par le mêmejeune homme que la veille : bien que tout le monde sût qu’ilne pouvait pas voir, toutes les têtes d’hommes se découvrirentdevant, lui, tandis que les femmes saluaient d’une courterévérence.

« Vous voyez qu’il n’arrive pas ledernier », dit Rosalie.

Le directeur fit quelques pas pressésau-devant du phaéton :

« Monsieur Vulfran, je vousprésente mon respect, dit-il le chapeau à la main.

– Bonjour, Talouel. »

Perrine suivit des yeux la voiture quicontinuait son chemin, et, quand elle les ramena sur la grille,elle vit successivement passer les employés qu’elle connaissaitdéjà : Fabry l’ingénieur, Bendit, Mombleux et d’autres queRosalie lui nomma.

Cependant la cohue s’était éclaircie, etmaintenant ceux qui arrivaient couraient, car l’heure allaitsonner.

« Je crois bien que les jeunes vontêtre en retard », dit Rosalie à mi-voix.

L’horloge sonna, il y eut une dernièrepoussée, puis quelques retardataires parurent à la queue leu leu,essoufflés, et la rue se trouva vide ; cependant Talouel nequitta pas sa place et, les mains dans les poches, il continua àregarder au loin, la tête haute.

Quelques minutes s’écoulèrent, puisapparut un grand jeune homme qui n’était pas un ouvrier, mais bienun monsieur, beaucoup plus monsieur même par ses manières et satenue soignée que l’ingénieur et les employés ; tout enmarchant à pas hâtés il nouait sa cravate, ce qu’il n’avait pas eule temps de faire évidemment.

Quand il arriva devant le directeur,celui-ci ôta son chapeau comme il l’avait fait pourM. Vulfran, mais Perrine remarqua que les deux saluts ne seressemblaient en rien.

« Monsieur Théodore, je vous,présente mon respect », dit Talouel.

Mais bien que cette phrase fût forméedes mêmes mots que celle qu’il avait adressée à M. Vulfran,elle ne disait, pas du tout la même chose, cela était évidentaussi.

« Bonjour, Talouel. Est-ce que mononcle est arrivé ?

– Mon Dieu oui, monsieur Théodore, il ya bien cinq minutes.

– Ah !

– Vous n’êtes pas le dernier ;c’est M. Casimir qui aujourd’hui est en retard, bien que commevous il n’ait pas été à Paris ; mais je l’aperçoislà-bas. »

Tandis que Théodore se dirigeait versles bureaux, Casimir avançait rapidement.

Celui-là ne ressemblait en rien à soncousin, pas plus dans sa personne que dans sa tenue ; petit,raide, sec ; quand il passa devant le directeur, cette raideurse précisa dans la courte inclinaison de tête qu’il lui adressasans un seul mot.

Les mains toujours dans les poches deson veston, Talouel lui présenta aussi son respect, et ce futseulement quand il eut disparu qu’il se tourna versRosalie :

« Qu’est-ce qu’elle sait faire tacamarade ?

Perrine répondit elle-même à cettequestion :

« Je n’ai pas encore travaillé dansles usines », dit-elle d’une voix qu’elle s’efforçad’affermir.

Talouel l’enveloppa d’un rapide coupd’œil, puis s’adressant à Rosalie :

« Dis de ma part à Oneux de lamettre aux wagonets[1], etouste ! plus vite que ça.

– Qu’est-ce que c’est que leswagonets ? » demanda Perrine en suivant Rosalie à traversles vastes cours qui séparaient les ateliers les uns des autres.Serait-elle en état d’accomplir ce travail, en aurait-elle laforce, l’intelligence ? fallait-il un apprentissage ?toutes questions terribles pour elle, et qui l’angoissaientd’autant plus que maintenant qu’elle se voyait admise dans l’usine,elle sentait qu’il dépendait d’elle de s’y maintenir.

« N’ayez donc pas peur, réponditRosalie qui avait compris son émotion ; rien n’est plusfacile. »

Perrine devina le sens de ces parolesplutôt qu’elle ne les entendit ; car, depuis quelques,instants déjà, les machines, les métiers s’étaient mis en marchedans l’usine, morte lorsqu’elle y était entrée, et maintenant unformidable mugissement, dans lequel se confondaient mille bruitsdivers, emplissait les cours ; aux ateliers, les métiers àtisser battaient, les navettes couraient, les broches, les bobinestournaient, tandis que dehors les arbres de transmission, lesroues, les courroies, les volants, ajoutaient le vertige desoreilles à celui des yeux.

« Voulez-vous parler plusfort ? dit Perrine, je ne vous entends pas.

– L’habitude vous viendra, cria Rosalie,je vous disais que ce n’est pas difficile ; il n’y a qu’àcharger les cannettes sur les wagonets ; savez-vous ce quec’est qu’un wagonet ?

– Un petit wagon, je pense.

– Justement, et quand le wagonet estplein, à le pousser jusqu’au tissage où on le décharge ; unbon coup au départ, et ça roule tout seul.

– Et une cannette, qu’est-ce que c’estau juste ?

– Vous ne savez pas ce que c’est qu’unecannette ? oh ! Puisque je vous ai dit hier que lescannetières étaient des machines à préparer le fil pour lesnavettes ; vous devez bien voir ce que c’est.

– Pas trop. »

Rosalie la regarda, se demandantévidemment si elle était stupide ; puis-ellecontinua :

« Enfin, c’est des brochesenfoncées dans des godets, sur lesquelles s’enroule le fil ;quand elles sont pleines, on les retire du godet, on en charge leswagonets qui roulent sur un petit chemin de fer, et on les mène auxateliers de tissage ; ça fait une promenade ; j’aicommencé par là, maintenant je suis auxcannettes. »

Elles avaient traversé un dédale decours, sans que Perrine, attentive à ces paroles, pour elles sipleines d’intérêt, put arrêter ses yeux sur ce qu’elle voyaitautour d’elle, quand Rosalie lui désigna de la main une ligne debâtiments neufs, à un étage, sans fenêtres, mais éclairés àl’exposition du nord par des châssis vitrés qui formaient la moitiédu toit.

« C’est là »,dit-elle.

Et aussitôt ayant ouvert une porte, elleintroduisit Perrine dans une longue salle, où la valse vertigineusede milliers de broches en mouvement produisait un vacarmeassourdissant.

Cependant, malgré le tapage, ellesentendirent une voix d’homme qui criait :

« Te voilà,rôdeuse !

– Qui, rôdeuse ? qui rôdeuse ?s’écria Rosalie, ce n’est pas moi, entendez-vous, père laQuille ?

– D’où viens-tu ?

– C’est l’Mince qui m’a dit de vousamener cette jeune fille pour que vous la mettiez auxwagonets, »

Celui qui leur avait adressé cet aimablesalut était un vieil ouvrier à jambe de bois, estropié une dizained’années auparavant dans l’usine, d’où son nom de la Quille. Pourses invalides, on l’avait mis surveillant aux cannetières, et ilfaisait marcher les enfants placés sous ses ordres, rondement,rudement, toujours grondant, bougonnant, criant, jurant, car letravail de ces machines est assez pénible, demandant autantd’attention de l’œil que de prestesse de la main pour enlever lescanettes pleines, les remplacer par d’autres vides, rattacher lesfils cassés, et il était convaincu que s’il ne jurait pas et necriait pas continuellement, en appuyant chaque juron d’un vigoureuxcoup du pilon de sa jambe de bois appliqué sur le plancher, ilverrait ses broches arrêtées, ce qui pour lui était intolérable.Mais comme, au fond, il était bon homme, on ne l’écoutait guère,et, d’ailleurs, une partie de ses paroles se perdait dans le tapagedes machines.

« Avec tout ça, tes broches sontarrêtées ! cria-t-il à Rosalie en la menaçant dupoing.

– C’est-y ma faute ?

– Mets-toi au travail pus vite queça. »

Puis, s’adressant àPerrine :

« Commentt’appelles-tu ? »

Comme elle ne voulait pas donner sonnom, cette demande qu’elle aurait dû prévoir, puisque la veilleRosalie la lui avait posée, la surprit, et elle restainterloquée.

Il crut qu’elle n’avait pas entendu et,se penchant vers elle, il cria en frappant un coup de pilon sur leplancher :

« Je te demande tonnom. »

Elle avait eu le temps de se remettre etde se rappeler celui qu’elle avait déjà donné :

« Aurélie, dit-elle.

– Aurélie qui ?

– C’est tout.

– Bon ; viens avecmoi. »

Il la conduisit devant un wagonet garédans un coin, et lui répéta les explications de Rosalie, s’arrêtantà chaque mot pour crier :

« Comprends-tu ? »

À quoi elle répondait d’un signe de têteaffirmatif.

Et de fait son travail était si simplequ’il eût fallu qu’elle fût stupide pour ne pas pouvoir s’enacquitter ; et, comme elle y apportait toute son attention,tout son bon vouloir, le père la Quille, jusqu’à la sortie, ne criapas plus d’une douzaine de fois après elle, et encore plutôt pourl’avertir que pour la gronder :

« Ne t’amuse pas enchemin. »

S’amuser elle n’y pensait pas, mais aumoins, tout en poussant son wagonet d’un bon pas régulier, sanss’arrêter, pouvait-elle regarder ce qui se passait dans lesdifférents quartiers qu’elle traversait, et voir ce qui lui avaitéchappé pendant qu’elle écoutait les explications de Rosalie ?Un coup d’épaule pour mettre son chariot en marche, un coup dereins pour le retenir lorsque se présentait un encombrement, etc’était tout ; ses yeux, comme ses idées, avaient pleineliberté de courir comme elle voulait.

À la sortie, tandis que chacun se hâtaitpour rentrer chez soi, elle alla chez le boulanger et se fit couperune demi-livre de pain qu’elle mangea en flânant par les rues, eten humant la bonne odeur de soupe qui sortait des portes ouvertesdevant lesquelles elle passait, lentement quand c’était une soupequ’elle aimait, plus vite quand c’en était une qui la laissaitindifférente. Pour sa faim, une demi-livre de pain était mince,aussi disparut-elle vite ; mais peu importait, depuis le tempsqu’elle était habituée à imposer silence à son appétit, elle nes’en portait pas plus mal : il n’y a que les gens habitués àtrop manger qui s’imaginent qu’on ne peut pas rester sur safaim ; de même, il n’y a que ceux qui ont toujours eu leursaises, pour croire qu’on ne peut pas boire à sa soif, dans le creuxde sa main, au courant d’une claire rivière.

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