En famille

XXXVI

Pour suppléer aux nouvelles que sescorrespondants ne lui donnaient point, sur la vie de son fils,pendant les trois dernières années, M. Vulfran faisaitparaître dans les principaux journaux de Calcutta, de Dakka, deDehra, de Bombay, de Londres, une annonce répétée chaque semaine,promettant quarante livres de récompense à qui pourrait fournir unrenseignement, si mince qu’il fût, mais certain cependant, surEdmond Paindavoine ; et comme une des lettres qu’il avaitreçues de Londres parlait d’un projet d’Edmond de passer en Égypteet peut-être en Turquie, il avait étendu ses insertions au Caire, àAlexandrie, à Constantinople : rien ne devait être négligé,même l’impossible, même l’improbable ; d’ailleurs n’était-cepas l’improbable qui devenait le vraisemblable dans cette existencecahotée ?

Ne voulant pas donner son adresse, cequi eût pu l’exposer à toutes sortes de sollicitations plus oumoins malhonnêtes, c’était celle de son banquier à Amiens queM. Vulfran avait indiquée ; c’était donc celui-ci quirecevait les lettres que l’offre des mille francs provoquait, etqui les transmettait à Maraucourt.

Mais de ces lettres assez nombreuses,pas une seule n’était sérieuse ; la plupart provenaientd’agents d’affaires, qui s’engageaient à faire des recherches dontils garantissaient le succès, si on voulait bien leur envoyer uneprovision indispensable aux premières démarches ;quelques-unes étaient de simples romans qui se lançaient dans unefantaisie vague promettant tout et ne donnant rien ; d’autresenfin racontaient des faits remontant à cinq, dix, douze ans ;aucune ne se renfermait dans les trois dernières années fixées parl’annonce, pas plus qu’elle ne fournissait l’indication précisedemandée.

C’était Perrine qui lisait ces lettresou les traduisait, et si nulles qu’elles fussent généralement,elles ne décourageaient pas M. Vulfran et n’ébranlaient pas safoi :

« Il n’y a que l’annonce répétéequi produise de l’effet », disait-il toujours.

Et sans se lasser, il répétait lessiennes.

Un jour enfin une lettre datée deSerajevo en Bosnie apporta une offre qui paraissait pouvoir êtreprise en considération : elle était en mauvais anglais, etdisait que si l’on voulait déposer les quarante livres promises parl’insertion du Times, chez un banquier de Serajevo, ons’engageait à fournir des nouvelles authentiques de M. EdmondPaindavoine remontant au mois de novembre de la précédenteannée : au cas où l’on accepterait cette proposition, ondevait répondre poste restante à Serajevo sous le numéro917.

« Eh bien, tu vois si j’avaisraison, s’écria M. Vulfran, c’est près de nous, le mois denovembre. »

Et il montra une joie qui était un aveude ses craintes : c’était maintenant qu’il pouvait affirmerl’existence d’Edmond avec preuves à l’appui et non plus seulementen vertu de sa foi paternelle.

Pour la première fois depuis que sesrecherches se poursuivaient, il parla de son fils à ses neveux et àTalouel.

« J’ai la grande joie de vousannoncer que j’ai des nouvelles d’Edmond ; il était en Bosnieau mois de novembre. »

L’émoi fut grand quand ce bruit serépandit dans le pays. Comme toujours en pareille circonstance onl’amplifia :

« M. Edmond vaarriver !

– Est ce possible ?

– Si vous voulez en avoir la certituderegardez la mine des neveux et de Talouel. »

En réalité, elle était curieuse cettemine : préoccupée chez Théodore autant que chez Casimir, avecquelque chose de contraint ; au contraire épanouie chezTalouel, qui depuis longtemps avait pris l’habitude de faireexprimer à sa physionomie comme à ses paroles précisément lecontraire de ce qu’il pensait.

Cependant il y avait des gens qui nevoulaient pas croire à ce retour :

« Le vieux a été trop dur ; lefils n’avait pas mérité que, pour quelques dettes, on l’envoyât auxIndes. Mis en dehors de sa famille, il s’en est créé une autrelà-bas.

– Et puis être en Bosnie, en Turquie,quelque part par là, cela, ne veut pas dire qu’on, est en routepour Maraucourt ; est-ce que la route des Indes en Francepasse par la Bosnie ? »

Cette réflexion était de Bendit, qui,avec son sang-froid anglais, jugeait les choses au seul point devue pratique, sans y mêler aucune considérationsentimentale.

« Comme vous je désire le retour dufils, disait-il, cela donnerait à la maison une solidité qui luimanque, mais il ne suffit pas que je désire une chose pour que j’ycroie ; c’est Français cela, ce n’est pas Anglais, et moi,vous savez, I am an Englishman. »

Justement parce que ces réflexionsétaient d’un Anglais, elles faisaient hausser les épaules : sile patron parlait du retour de son fils, on pouvait avoir foi enlui ; il n’était pas homme à s’emballer, le patron.

« En affaires, oui ; mais ensentiment, ce n’est pas l’industriel qui parle, c’est lepère. »

À chaque instant M. Vulfrans’entretenait avec Perrine de ses espérances :

« Ce n’est plus qu’une affaire detemps : la Bosnie, ce n’est pas l’Inde, une mer dans laquelleon disparaît ; si nous avons des nouvelles certaines pour lemois de novembre, elles nous mettront sur une piste qu’il serafacile de suivre. »

Et il avait voulu que Perrine prit dansla bibliothèque les livres qui parlaient de Bosnie, cherchant eneux, sans y trouver une explication satisfaisante, ce que son filsétait venu faire dans ce pays sauvage, au climat rude, où il n’y ani commerce, ni industrie.

« Peut-être s’y trouvait-ilsimplement en passant, dit Perrine.

– Sans doute, et c’est un indice de pluspour prouver son prochain retour ; de plus s’il était là depassage, il semble vraisemblablement qu’il n’était pas accompagnéde sa femme et de sa fille, car la Bosnie n’est pas un pays pourles touristes ; donc il y aurait séparation entreeux. »

Comme elle ne répondait rien malgrél’envie qu’elle en avait, il s’en fâcha :

« Tu ne dis rien.

– C’est que je n’ose pas ne pas êtred’accord avec vous.

– Tu sais bien que je veux que tu medises tout ce que tu penses.

– Vous le voulez pour certaines choses,vous ne le voulez pas pour d’autres. Ne m’avez-vous pas défendud’aborder jamais ce qui se rapporte à… cette jeune fille ? Jene veux pas m’exposer à vous fâcher.

– Tu ne me fâcheras pas en disant lesraisons pour lesquelles tu admets qu’elles ont puvenir en Bosnie.

– D’abord parce que la Bosnie n’est pasun pays inabordable pour des femmes, surtout quand ces femmes ontvoyagé dans les montagnes de l’Inde, qui ne ressemblent en rienpour les fatigues et les dangers à celles des Balkans. Et puis d’unautre côté, si M. Edmond ne faisait que traverser la Bosnie,je ne vois pas pourquoi sa femme et sa fille ne l’auraient pasaccompagné, puisque les lettres que vous avez reçues desdifférentes contrées de l’Inde disent que partout elles étaientavec lui. Enfin il y a encore une autre considération que je n’osepas vous dire, précisément parce qu’elle n’est pas d’accord avecvos espérances.

– Dis-la quand même.

– Je la dirai, mais à l’avance je vousdemande de ne voir dans mes paroles que le souci de votre santé,qui serait atteinte au cas où votre attente serait déçue ; cequi est possible n’est-ce pas ?

– Explique-toi clairement.

– De ce que M. Edmond était àSerajevo au mois de novembre, vous concluez qu’il doit être deretour ici… bientôt.

– Évidemment.

– Et cependant on peut ne pas leretrouver.

– Je n’admets pas cela.

– Une raison ou une autre peutl’empêcher de revenir… N’est-il pas possible qu’il aitdisparu ?

– Disparu ?

– S’il était retourné aux Indes… ouailleurs ; s’il était parti pour l’Amérique ?

– Les si entassés les uns par-dessus lesautres conduisent à l’absurde.

– Sans doute, monsieur, mais enchoisissant ceux qu’on désire et en repoussant les autres ons’expose…

– À quoi ?

– Quand ce ne serait qu’à l’impatience.Voyez dans quel état agité vous êtes depuis que vous avez reçucette nouvelle de Serajevo ; et cependant les délais ne sontpas écoulés pour que la réponse vous soit parvenue. Vous netoussiez presque plus ; vous avez maintenant plusieurs accèspar jour et aussi des palpitations, de l’essoufflement : votrevisage rougit à chaque instant ; les veines de votre front segonflent. Que se passera-t-il si cette réponse se fait encoreattendre, et surtout si… elle n’est pas ce que vous espérez, ce quevous voulez ? Vous vous êtes si bien habitué à dire :« Cela est ainsi, et non autrement », que je ne peux pasne pas m’… inquiéter. Cela est si terrible d’être frappé par lepire, quand c’est au meilleur qu’on croit, et si j’en parle ainsi,c’est que cela m’est arrivé : après avoir tout craint pour monpère, nous étions sûres de son prompt rétablissement le jour mêmeoù nous l’avons perdu ; nous avons été folles, maman et moi,et certainement c’est la violence de ce coup inattendu qui a tué mapauvre maman ; elle n’a pas pu se relever ; six moisaprès, elle est morte à son tour. Alors pensant à cela, je medis… »

Mais elle n’acheva pas, les sanglotsétranglèrent les paroles dans sa gorge, et comme elle voulait lescontenir, car elle comprenait qu’ils ne s’expliquaient pas, ils lasuffoquèrent.

« N’évoque pas ces souvenirs,pauvre petite, dit M. Vulfran, et parce que tu as étécruellement éprouvée, n’imagine pas qu’il n’y a que malheurs en cemonde ; cela serait mauvais pour toi ; de plus celaserait injuste. »

Évidemment tout ce qu’elle dirait, cequ’elle ferait, n’ébranlerait pas cette confiance, qui ne voulaitcroire possible que ce qui s’accordait avec son désir : ellene pouvait donc qu’attendre en se demandant, pleine d’angoisses, cequi se passerait lorsque arriverait la lettre du banquier d’Amiensapportant la réponse de Serajevo.

Mais ce ne fut pas une lettre quiarriva, ce fut le banquier lui-même.

Un matin que Talouel comme à sonordinaire se promenait sur son banc de quart les mains dans sespoches, surveillant de son regard, qui ne laissait rien échapper,les cours de l’usine, il vit le banquier qu’il connaissait biendescendre de voiture à la grille des Shèdes, et se diriger vers lesbureaux d’un pas grave, avec une attitude compassée.

Précipitamment il dégringola l’escalierde sa véranda et courut au-devant de lui : en approchant, ilconstata que la mine était d’accord avec la démarche et l’attitude.Incapable de se contenir il s’écria :

« Je suppose que les nouvelles sontmauvaises, cher monsieur ?

– Mauvaises. »

La réponse se renferma dans ce seul mot.Talouel insista :

« Mais…

– Mauvaises. »

Puis, changeant tout de suite desujet :

« M. Vulfran est dans sesbureaux ?

– Sans doute.

– Je dois l’entretenir toutd’abord.

– Cependant…

– Vous comprenez. »

Si le banquier qui, dans son attitudeembarrassée, fixait ses regards à terre, avait eu des yeux pourvoir, il aurait deviné qu’au cas où Talouel deviendrait un jour lemaître des usines de Maraucourt, il lui ferait payer cher cettediscrétion.

Autant Talouel s’était montré obséquieuxquand il avait espéré obtenir ce qu’il voulait savoir, autant ilafficha de brutalité quand il vit ses avancesrepoussées :

« Vous trouverez M. Vulfrandans son cabinet », dit-il en s’éloignant les mains dans sespoches.

Comme ce n’était pas la première foisque le banquier venait à Maraucourt, il n’eut pas de peine àtrouver le cabinet de M. Vulfran, et arrivé à sa porte, ils’arrêta un moment pour se préparer.

Il n’avait pas encore frappé qu’unevoix, celle de M. Vulfran, cria :

« Entrez ! »

Il n’y avait plus à différer, il entraen s’annonçant :

« Bonjour, monsieurVulfran.

– Comment, c’est vous ! àMaraucourt !

– Oui, j’avais affaire ce matin àPicquigny ; alors j’ai poussé jusqu’ici pour vous apporter desnouvelles de Serajevo. »

– Perrine assise à sa table n’avait pasbesoin que ce nom fût prononcé pour savoir qui venaitd’entrer : elle resta pétrifiée.

« Eh bien ? demandaM. Vulfran d’une voix impatiente.

– Elles ne sont pas ce que vous deviezespérer, ce que nous espérions tous.

– Notre homme a voulu nous escroquer lesquarante livres ?

– Il semble que ce soit un honnêtehomme.

– Il ne sait rien ?

– Ses renseignements ne sont que tropauthentiques… malheureusement.

–Malheureusement ! »

C’était la première parole de doute queM. Vulfran prononçait.

Il s’établit un silence, et sur laphysionomie de M. Vulfran qui s’assombrissait, il fut facilede voir par quels sentiments il passait : la surprise,l’inquiétude.

« Alors on n’a plus de nouvellesd’Edmond depuis le mois de novembre ? dit-il.

– On n’en a plus.

– Mais quelles nouvelles a-t-on eues àcette époque ? quel caractère de certitude, d’authenticitéprésentent-elles ?

– Nous avons des pièces officielles,visées par le consul de France à Serajevo.

– Mais parlez donc, rapportez cesnouvelles mêmes.

– En novembre, M. Edmond est arrivéà Sarajevo comme… photographe.

– Allons donc ! vous voulez direavec des appareils de photographie ?

– Avec une voiture de photographeambulant, dans laquelle il voyageait en famille, accompagné de safemme et de sa fille. Pendant quelques jours il a fait desportraits sur une place de la ville… »

Il chercha dans les papiers qu’il avaitdépliés sur un coin du bureau de M. Vulfran.

« Puisque vous avez des pièces,lisez-les, dit M. Vulfran, ce sera plus vite fait.

– Je vais vous les lire ; je vousdisais qu’il avait travaillé comme photographe sur une placepublique, la place Philippovitch. Au commencement de novembre ilquitta Serajevo pour… »

Il consulta de nouveau sespapiers :

« … pour Travnik, et tomba… ouarriva malade à un village situé entre ces deux villes.

– Mon Dieu, s’écria M. Vulfran, monDieu, mon Dieu ! »

Et il joignit les mains, le visagedécomposé, tremblant de la tête aux pieds comme si la vision de sonfils se dressait devant lui.

« Vous êtes un homme de grandeforce…

– Il n’y a pas de force contre la mort.Mon fils….

– Eh bien oui, il faut que vousconnaissiez l’affreuse vérité : le sept novembre…M. Edmond… est mort à Bousovatcha d’une congestionpulmonaire.

– C’est impossible !

– Hélas ! monsieur, moi aussi j’aidit : c’est impossible en recevant ces pièces, bien que leurtraduction soit visée par le consul de France ; mais cet actede décès d’Edmond Vulfran Paindavoine, né à Maraucourt (Somme), âgéde trente-quatre ans, n’emprunte-t-il pas un caractèred’authenticité à ces renseignements mêmes, si précis ?Cependant, voulant douter malgré tout, j’ai, en recevant ces pièceshier, télégraphié à notre consul à Serajevo ; voici saréponse : « Pièces authentiques, mortcertaine. »

Mais M. Vulfran paraissait ne pasécouter : affaissé dans son fauteuil, écroulé sur lui-même, latête penchée en avant reposant sur sa poitrine, il ne donnait aucunsigne de vie, et Perrine affolée, éperdue, suffoquée, se demandaits’il était mort.

Tout à coup, il redressa son visageruisselant de larmes qui jaillissaient de ses yeux sans regard, ettendant la main il pressa le bouton des sonneries électriques quicorrespondaient dans les bureaux de Talouel, de Théodore et deCasimir.

Cet appel était si violent qu’ilsaccoururent aussitôt tous trois.

« Vous êtes là, dit-il, Talouel,Théodore, Casimir ?

Tous trois répondirent en mêmetemps.

« J’apprends la mort de mon fils.Elle est certaine. Talouel, arrêtez partout et immédiatement letravail ; téléphonez qu’on affiche qu’il reprendraaprès-demain, et que demain un service sera célébré dans leséglises de Maraucourt, Saint-Pipoy, Hercheux, Bacourt etFlexelles.

– Mon oncle ! » s’écrièrentd’une même voix les deux neveux.

Mais il les arrêta :

« J’ai besoin d’être seul ;laissez-moi. »

Tout le monde sortit, Perrine seuleresta.

« Aurélie, tu es là ? »demanda M. Vulfran.

Elle répondit dans unsanglot.

« Rentrons auchâteau. »

Comme toujours il avait posé sa main surl’épaule de Perrine, et ce fut ainsi qu’ils sortirent au milieu dupremier flot des ouvriers qui quittaient les ateliers : ilstraversèrent ainsi le village où déjà la nouvelle courait de porteen porte, et chacun en les voyant passer se demandait s’ilsurvivrait à cet écrasement ; comme il était déjà courbé, luiqui d’ordinaire marchait si solide, couché en avant comme un arbreque la tempête a brisé par le milieu de son tronc.

Mais cette question, Perrine se laposait avec plus d’angoisse encore, car aux secousses que de samain il lui imprimait à l’épaule, elle sentait, sans qu’ilprononçât une seule parole, combien profondément il étaitatteint.

Quand elle l’eut conduit dans soncabinet, il la renvoya :

« Explique pourquoi je veux êtreseul, dit-il, que personne n’entre, que personne ne meparle. »

Comme elle allaitsortir :

« Et je me refusais à tecroire !

– Si vous vouliez mepermettre…

– Laisse-moi », dit-ilrudement.

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