En famille

IV

Perrine employa une bonne partie de lajournée à nettoyer la chambre où elles allaient s’installer, àlaver le plancher, à frotter les cloisons, le plafond, la fenêtrequi depuis que la maison était construite n’avait jamais été biencertainement à pareille fête.

Pendant les nombreux voyages qu’elle fitde la maison au puits où elle tirait de l’eau pour laver, elleremarqua qu’il ne poussait pas seulement de l’herbe et des chardonsdans l’enclos : des jardins environnants le vent ou lesoiseaux avaient apporté des graines ; par-dessus le palis, lesvoisins avaient jeté des plants de fleurs dont ils ne voulaientplus ; de sorte que quelques-unes de ces graines, quelques-unsde ces plants, tombant sur un terrain qui leur convenait, avaientgermé ou poussé, et maintenant fleurissaient tant bien que mal.Sans doute leur végétation ne ressemblait en rien à celle qu’onobtient dans un jardin, avec des soins de tous les instants, desengrais, des arrosages ; mais pour sauvage qu’elle fût, ellen’en avait pas moins son charme de couleur et de parfum.

Cela lui donna l’idée de recueillirquelques-unes de ces fleurs, des giroflées rouges et violettes, desœillets, et d’en faire des bouquets qu’elle placerait dans leurchambre d’où ils chasseraient la mauvaise odeur en même tempsqu’ils l’égayeraient. Il semblait que ces fleurs n’appartenaient àpersonne, puisque Palikare pouvait les brouter si le cœur lui endisait ; cependant elle n’osa pas en cueillir le plus petitrameau, sans le demander à Grain de Sel.

« Est-ce pour les vendre ?répondit celui-ci.

– C’est pour en mettre quelques branchesdans notre chambre.

– Comme ça, tant que tu voudras ;parce que si c’était pour les vendre, je commencerais par te lesvendre moi-même. Puisque c’est pour toi, ne te gêne pas, lapetite : tu aimes l’odeur des fleurs, moi j’aime mieux celledu vin, même il n’y a que celle-la que je sente. »

Le tas des verres plus ou moins cassésétant considérable, elle y trouva facilement des vases ébréchésdans lesquels elle disposa ses bouquets, et comme ces fleursavaient été cueillies au soleil, la chambre se remplit bientôt duparfum des giroflées et des œillets, ce qui neutralisa lesmauvaises odeurs de la maison, en même temps que leurs fraîchescouleurs éclairaient ses murs noirs.

Tout en travaillant ainsi elle fit laconnaissance des voisins qui habitaient de chaque côté de leurchambre : une vieille femme qui sur ses cheveux gris portaitun bonnet orné de rubans tricolores aux couleurs du drapeaufrançais ; et un grand bonhomme courbé en deux, enveloppé dansun tablier de cuir si long et si large qu’il semblait constituerson unique vêtement. La femme aux rubans tricolores était unechanteuse des rues, lui dit le bonhomme au tablier, et rien moinsque la Marquise dont avait parlé Grain de Sel ; tous les jourselle quittait le Champ Guillot avec un parapluie rouge et unegrosse canne dans laquelle elle le plantait aux carrefours des ruesou aux bouts des ponts, pour chanter et vendre à l’abri lerépertoire de ses chansons. Quant au bonhomme au tablier, c’était,lui apprit la Marquise, un démolisseur de vieilles chaussures, etdu matin au soir il travaillait muet comme un poisson, ce qui luiavait valu le nom de Père la Carpe, sous lequel on leconnaissait ; mais pour ne pas parler il n’en faisait pasmoins un tapage assourdissant avec son marteau.

Au coucher du soleil son emménagementfut achevé, et elle put alors amener sa mère qui, en apercevant lesfleurs, eut un moment de douce surprise :

« Comme tu es bonne pour ta maman,chère fille ! dit-elle.

– Mais c’est pour moi que je suis bonne,ça me rend si heureuse de te faire plaisir ! »

Avant la nuit il fallut mettre lesfleurs dehors, et alors l’odeur de la vieille maison se fit sentirterriblement, mais sans que la malade osât s’en plaindre ; àquoi cela eût-il servi, puisqu’elles ne pouvaient pas quitter leChamp Guillot pour aller autre part ?

Son sommeil fut mauvais, fiévreux,troublé, agité, halluciné, et quand le médecin vint le lendemainmatin il la trouva plus mal, ce qui lui fit changer le traitementet obligea Perrine à retourner chez le pharmacien, qui cette foislui demanda cinq francs. Elle ne broncha pas et payabravement ; mais en revenant elle ne respirait plus. Si lesdépenses continuaient ainsi, comment gagneraient-elles le mercrediqui leur mettrait aux mains le produit de la vente du pauvrePalikare ? Si le lendemain le médecin prescrivait une nouvelleordonnance coûtant cinq francs, ou plus, où trouverait-elle cettesomme ? Au temps où avec ses parents elle parcourait lesmontagnes, ils avaient plus d’une fois été exposés à la famine, etplus d’une fois aussi, depuis qu’ils avaient quitté la Grèce pourvenir en France, ils avaient manqué de pain. Mais ce n’était pas dutout la même chose. Pour la famine dans les montagnes, ils avaienttoujours l’espérance, qui se réalisait souvent, de trouver quelquesfruits, des légumes, un gibier qui leur apporteraient un bon repas.Pour le manque de pain en Europe, ils avaient aussi celle derencontrer des paysans grecs, bosniaques, styriens, tyroliens, quiconsentiraient à se faire photographier moyennant quelques sous.Tandis qu’à Paris il n’y a rien à attendre pour ceux qui n’ont pasd’argent en poche, et le leur tirait à sa fin. Alors, queferaient-elles ? Et le terrible, c’est qu’elle devait répondraà cette question, elle ne sachant rien, ne pouvant rien ;l’effroyable, c’est qu’elle devait prendre la responsabilité detout, puisque la maladie rendait sa mère incapable de s’ingénier,et qu’elle se trouvait ainsi la vraie mère, quand elle ne sesentait qu’une enfant.

Si encore un peu de mieux se présentait,elle en serait encouragée et fortifiée ; mais il n’en étaitpas ainsi, et bien que sa mère ne se plaignît jamais, répétanttoujours, au contraire, son mot habituel : « Cela vaaller », elle voyait qu’en réalité « cela n’allaitpas » : pas de sommeil, pas d’appétit, la fièvre, unaffaiblissement, une oppression qui lui paraissaient progresser, sisa tendresse, sa faiblesse, son ignorance, sa lâcheté nel’abusaient point.

Le mardi matin, à la visite du médecin,ce qu’elle craignait pour l’ordonnance se réalisa : après unrapide examen de la malade, le docteur Cendrier tira de sa pocheson carnet, ce terrible carnet cause de tant d’angoisses pourPerrine, et se prépara à écrire ; mais au moment où il posaitle crayon sur le papier, elle eut le courage del’arrêter.

« Monsieur, si les médicaments quevous allez ordonner ne sont pas d’égale importance, voulez-vousbien n’inscrire aujourd’hui que ceux qui pressent ?

– Qu’est-ce que vous voulezdire ? » demanda-t-il d’un ton fâché.

Elle tremblait, mais cependant elle osaaller jusqu’au bout.

« Je veux dire que nous n’avons pasbeaucoup d’argent aujourd’hui et que nous n’en recevrons quedemain ; alors… »

Il la regarda, puis après avoir jeté uncoup d’œil rapide çà et là, comme s’il voyait pour la première foisleur misère, il remit son carnet dans sa poche :

« Nous ne changerons le traitementque demain, dit-il ; rien ne presse, celui d’hier peut êtreencore continué aujourd’hui.

« Rien ne presse », fut le motque Perrine retint et se répéta : Si rien ne pressait, c’étaitque sa mère ne se trouvait pas aussi mal qu’elle l’avaitcraint ; on pouvait donc encore espérer etattendre.

Le mercredi était le jour qu’elleattendait, mais son impatience de le voir arriver était traverséepar l’émotion douloureuse avec laquelle elle le redoutait, car s’ildevait les sauver par l’argent qu’il allait leur apporter, d’unautre côté, il devait la séparer de Palikare. Aussi, chaque foisqu’elle pouvait quitter sa mère, courait-elle dans l’enclos pourdire un mot à son ami qui, n’ayant plus à travailler, ni àpeiner ; et trouvant à manger autant qu’il voulait après tantde privations, ne s’était jamais montré si joyeux. Dès qu’il lavoyait venir, il poussait quatre ou cinq braiments à ébranler lesvitres des cahutes du Champ Guillot, et, au bout de sa corde, illançait quelques ruades jusqu’à ce qu’elle fût près de lui ;mais aussitôt qu’elle lui avait mis la main sur le dos, il secalmait et, allongeant le cou, il lui posait la tête sur l’épaulesans plus bouger. Alors, ils restaient ainsi, elle le flattant, luiremuant les oreilles et clignant des yeux avec des mouvementsrythmés qui étaient tout un discours.

« Si tu savais ! »murmurait-elle doucement.

Mais lui ne savait point, ne prévoyaitpoint, et, tout aux satisfactions du moment présent, le repos, labonne nourriture, les caresses de sa maîtresse, il se trouvait leplus heureux âne du monde. D’ailleurs, il s’était fait un ami deGrain de Sel, de qui il recevait des marques d’amitié quiflattaient sa gourmandise. Le lundi, dans la matinée, ayant trouvéle moyen de se détacher, il s’était approché de Grain de Sel occupéà triquer les ordures qui arrivaient, et curieusement il étaitresté là. C’était une habitude religieusement pratiquée par Grainde Sel d’avoir toujours un litre de vin et un verre à portée de samain, de façon à n’être point obligé de se lever lorsque l’envie deboire un coup le prenait, et elle le prenait souvent. Ce matin-là,tout à sa besogne, il ne pensait pas à regarder autour de lui, maisprécisément parce qu’il s’y appliquait et s’y échauffait, la soif,cette soif qui lui avait valu son surnom, n’avait pas tardé à sefaire sentir. Au moment où, s’interrompant, il allait prendre sabouteille, il vit Palikare les yeux attachés sur lui, le coutendu.

« Qu’est-ce que tu fais là,toi ? »

Comme le ton n’était pas grondeur, l’ânen’avait pas bougé.

« Tu veux boire un verre devin ? » demanda Grain de Sel dont toutes les idéestournaient toujours autour du mot boire.

Et au lieu de porter à sa bouche leverre qu’il emplissait, il l’avait par plaisanterie tendu àPalikare ; alors celui-ci considérant l’invitation commesérieuse avait fait deux pas de plus en avant, et, allongeant seslèvres de manières qu’elles fussent aussi minces, aussi allongéesque possible, il avait aspiré une bonne moitié du verre, pleinjusqu’au bord.

« Oh ! la ! la !la ! », s’écria Grain de Sel en riant auxéclats.

Et il se mit à appeler :

« La Marquise ! laCarpe ! »

À ces cris ils arrivèrent, ainsi qu’unchiffonnier chargé de sa hotte pleine, qui rentrait dans le clos,et le locataire du wagon dont la profession était d’être marchandde pâte de guimauve et de parcourir les fêtes et les marchés ensuspendant à un crochet tournant des tas de sucre fondu, dont iltirait des tortillons jaunes, bleus, rouges, comme l’eût fait unefileuse de sa quenouille.

« Qu’est-ce qu’il y a ?demanda la Marquise.

– Vous allez voir ; maispréparez-vous à vous faire du bon sang. »

De nouveau il emplit son verre et letendit à Palikare qui, comme la première fois, le vida à moitié aumilieu des rires et des exclamations des gens qui leregardaient.

« J’avais entendu raconter que lesânes aimaient le vin, dit l’un, mais je ne le croyaispas.

– C’est un poivrot ! dit unautre.

– Vous devriez l’acheter, dit laMarquise en s’adressant à Grain de Sel, il vous tiendrait jolimentcompagnie.

– Ça ferait la paire. »

Grain de Sel ne l’acheta point, mais ilse prit d’affection pour lui et proposa à Perrine de l’accompagnerle mercredi au Marché aux chevaux. Et cela fut un grand soulagementpour elle, car elle n’imaginait pas du tout comment elle trouveraitle Marché aux chevaux dans Paris, pas plus qu’elle ne voyaitcomment elle s’y prendrait pour vendre un âne, discuter son prix,le recevoir sans se faire voler ; elle avait bien des foisentendu raconter des histoires de voleurs parisiens et se sentaittout à fait incapable de se défendre contre eux si, d’aventure, ilsavaient l’idée de s’attaquer à elle. Le mercredi matin elles’occupa donc de faire la toilette de Palikare, et ce fut uneoccasion pour elle de le caresser et de l’embrasser. Mais,hélas ! combien tristement ! Elle ne le verrait plus.Dans quelles mains allait-il passer ? le pauvre ami ! etelle ne pouvait s’arrêter à cette pensée sans revoir les ânesmisérables ou martyrs que dans sa vie sur les grands chemins elleavait rencontrés en tous lieux, comme si, sur la terre entière,l’âne n’existait que pour souffrir. Certainement, depuis quePalikare leur appartenait, il avait supporté bien des fatigues etdes misères, celles des longues routes, du froid, du chaud, de lapluie, de la neige, du verglas, des privations, mais au moinsn’était-il jamais battu, et se sentait-il l’ami de ceux dont ilpartageait le sort malheureux ; tandis que maintenant elle nepouvait que trembler en se demandant quels allaient être sesmaîtres ; elle en avait tant rencontré de cruels, quin’avaient même pas conscience de leur cruauté.

Quand Palikare vit qu’au lieu del’atteler à la roulotte, on lui passait un licol, il montra de lasurprise, et plus encore quand Grain de Sel, qui ne voulait pasfaire à pied la longue route de Charonne au Marché aux chevaux, luimonta sur le dos en se servant d’une chaise ; mais commePerrine le tenait par la tête et lui parlait, cette surprise n’allapas jusqu’à la résistance : Grain de Sel d’ailleurs n’était-ilpas un ami ?

Ils partirent ainsi, Palikare marchantgravement conduit par Perrine, et à travers des rues, où il n’yavait que peu de voitures et de passants, ils arrivèrent à un ponttrès large, aboutissant à un grand jardin.

« C’est le Jardin des Plantes, ditGrain de Sel, je suis sûr qu’ils n’ont pas un âne comme letien.

– Alors on pourrait peut-être le leurvendre », dit Perrine pensant que dans un jardin zoologiqueles bêtes n’ont qu’à se promener.

Mais Grain de Sel n’accueillit pas cetteidée :

« Des affaires avec legouvernement, dit-il, il n’en faut pas… parce que legouvernement… »

Il n’avait pas la confiance de Grain deSel, le gouvernement.

Maintenant la circulation des voitureset des tramways était si active que Perrine avait besoin de touteson attention pour se diriger au milieu de leur encombrement, aussin’avait-elle d’yeux ni d’oreilles pour rien autre chose, ni pourles monuments devant lesquels ils passaient, ni pour lesplaisanteries que les charretiers et les cochers leur adressaient,mis en gaieté et en esprit par l’attitude de Grain de Sel surl’âne. Mais lui, qui n’avait pas les mêmes préoccupations, n’étaitpas embarrassé pour leur répondre joyeusement, et cela faisait surleur parcours un concert de cris et de rires auquel les passantsdes trottoirs mêlaient leur mot.

Enfin, après une légère montée, ilsarrivèrent devant une grande grille au delà de laquelle s’étendaitun vaste espace que des lisses séparaient en divers compartimentsdans lesquels se trouvaient des chevaux ; alors Grain de Selmit pied à terre.

Mais pendant qu’il descendait, Palikareavait eu le temps de regarder devant lui, et, quand Perrine voulutlui faire franchir la grille, il refusa d’avancer. Avait-il devinéque c’était un marché où l’on vendait les chevaux et lesânes ? Avait-il peur ? Toujours est-il que malgré lesparoles que Perrine lui adressait sur le ton du commandement ou del’affection, il persista dans sa résistance. Grain de Sel crutqu’en le poussant par derrière il le ferait avancer, mais Palikare,qui ne devina pas quelle main se permettait cette familiarité sursa croupe, se mit à ruer en reculant et en entraînantPerrine.

Quelques curieux s’étaient aussitôtarrêtés et faisaient cercle autour d’eux ; le premier rangétant comme toujours occupé par des porteurs de dépêches et despâtissiers ; chacun disait son mot et donnait son conseil surles moyens à employer pour l’obliger à passer la porte.

« V’là un âne qui donnera del’agrément à l’imbécile qui l’achètera », dit unevoix.

C’était là un propos dangereux quipouvait nuire à la vente ; aussi Grain de Sel, qui l’avaitentendu, crut-il devoir protester.

« C’est un malin, dit-il ;comme il a deviné qu’on va le vendre, il fait toutes ces grimacespour ne pas quitter ses maîtres.

– Êtes -vous sur de ça, Grain deSel ? demanda la voix qui avait fait l’observation.

– Tiens, qui est-ce qui sait mon nomici ?

– Vous ne reconnaissez pas LaRouquerie ?

– C’est ma foi vrai. »

Et ils se donnèrent la main.

« C’est à vousl’âne ?

– Non, c’est à cette petite.

– Vous le connaissez ?

– Nous avons bu plus d’un verreensemble : si vous avez besoin d’un bon âne, je vous lerecommande.

– J’en ai besoin, sans en avoirbesoin.

– Alors allons prendre quelque chose. Cen’est pas la peine de payer un droit là-dedans.

– D’autant mieux qu’il paraît décidé àne pas entrer.

– Je vous dis que c’est unmalin.

– Si je l’achète ce n’est pas pour fairedes malices, ni pour boire des verres, mais pourtravailler.

– Dur à la peine ; il vient deGrèce, sans s’arrêter.

– De Grèce !… »

Grain de Sel avait fait un signe àPerrine, qui les suivait n’entendant que quelques mots de leurconversation, et, docile, maintenant qu’il n’avait plus à entrerdans le marché, Palikare venait derrière elle, sans même qu’elleeût à tirer sur le licol.

Qu’était cet acquéreur ? Unhomme ? Une femme ? Par la démarche et le visage nonbarbu, une femme de cinquante ans environ. Par le costume composéd’une blouse et d’un pantalon, d’un chapeau en cuir comme ceux descochers d’omnibus, et aussi par une courte pipe noire qui nequittait pas sa bouche, un homme. Mais c’était son air qui étaitintéressant pour les inquiétudes de Perrine, et il n’avait rien dedur ni de méchant.

Après avoir pris une petite rue, Grainde Sel et La Rouquerie s’étaient arrêtés devant la boutique d’unmarchand de vin, et, sur une table du trottoir on leur avaitapporté une bouteille avec deux verres tandis que Perrine restaitdans la rue devant eux, tenant toujours son âne.

« Vous allez voir s’il estmalin », dit Grain de Sel en avançant son verreplein.

Tout de suite Palikare allongea le couet de ses lèvres pincées aspira la moitié du verre, sans quePerrine osât l’en empêcher.

« Hein ! » dit Grain deSel triomphant.

Mais La Rouquerie ne partagea pas cettesatisfaction :

« Ce n’est pas pour boire mon vinque j’en ai besoin, mais pour traîner ma charrette et mes peaux delapin.

– Puisque je vous dis qu’il vient deGrèce attelé à une roulotte.

– Ça, c’est autrechose. »

Et l’examen de Palikare commença endétail et avec attention ; quand il fut terminé, La Rouqueriedemanda à Perrine combien elle voulait le vendre. Le prix qu’elleavait arrêté à l’avance avec Grain de Sel était de centfrancs ; ce fut celui qu’elle dit.

Mais La Rouquerie poussa les hautscris : « Cent francs, un âne vendu sans garantie !C’était se moquer du monde. » Et le malheureux Palikare eut àsubir une démolition en règle, du bout du nez aux sabots.« Vingt francs, c’était tout ce qu’il valait ; etencore…

– C’est bon, dit Grain de Sel après unelongue discussion, nous allons le conduire aumarché. »

Perrine respira, car la pensée den’obtenir que vingt francs l’avait anéantie ; que seraientvingt francs dans leur détresse ; alors que cent ne devaientmême pas suffire à leurs besoins les pluspressants ?

« Savoir s’il voudra entrer cettefois plutôt que la première », dit La Rouquerie.

Jusqu’à la grille du marché, il suivitsa maîtresse docilement, mais arrivé là il s’arrêta, et comme elleinsistait en lui parlant et en le tirant, il se coucha au beaumilieu de la rue.

« Palikare, je t’en prie, s’écriaPerrine éplorée, Palikare ! »

Mais il fit le mort sans vouloir rienentendre.

De nouveau on s’était rassemblé autourd’eux et l’on plaisantait.

« Mettez-lui le feu à la queue, ditune voix.

– Ça sera fameux pour le faire vendre,répondit une autre.

– Tapez dessus. »

Grain de Sel était furieux, Perrinedésespérée.

« Vous voyez bien qu’il n’entrerapas, dit La Rouquerie, j’en donne trente francs parce que sa maliceprouve que c’est un bon garçon ; mais, dépêchez-vous de lesprendre ou j’en achète un autre. »

Grain de Sel consulta Perrine d’un coupd’œil, lui faisant en même temps signe qu’elle devait accepter.Cependant elle restait paralysée par la déception, sans pouvoir sedécider, quand un sergent de ville vint lui dire rudement dedébarrasser la rue :

« Avancez ou reculez, ne restez paslà. »

Comme elle ne pouvait pas avancerpuisque Palikare ne le voulait pas, il fallait bien reculer ;aussitôt qu’il comprit qu’elle renonçait à entrer, il se releva etla suivit avec une parfaite docilité en remuant les oreilles d’unair de contentement.

« Maintenant, dit La Rouquerieaprès avoir mis trente francs en pièces de cent sous dans la mainde Perrine, il faut me conduire ce bonhomme-là chez moi, car jecommence à le connaître, il serait bien capable de ne pas vouloirme suivre ; la rue du Château-des-Rentiers n’est pas siloin. »

Mais Grain de Sel n’accepta pas cetarrangement, la course serait trop longue pour lui.

« Va avec madame, dit-il à Perrine,et ne te désole pas trop, ton âne ne sera pas malheureux avec elle,c’est une bonne femme.

– Et comment retrouver Charonne ?dit-elle, se voyant perdue dans ce Paris, dont pour la premièrefois elle venait de pressentir l’immensité.

– Tu suivras les fortifications, rien deplus facile. »

En effet, la rue du Château-des-Rentiersn’est pas bien loin du Marché aux chevaux, et il ne leur fallut paslongtemps pour arriver devant un amas de bicoques qui ressemblaientà celles du Champ Guillot.

Le moment de la séparation était venu,et ce fut en lui mouillant la tête de ses larmes qu’elle l’embrassaaprès l’avoir attaché dans une petite écurie.

« Il ne sera pas malheureux, je tele promets, dit La Rouquerie.

– Nous nous aimionstant ! »

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