En famille

XXVI

Quand l’ingénieur Fabryreviendrait-il ?

C’était la question que Perrine seposait avec inquiétude, puisque ce jour-là son rôle d’interprèteauprès des monteurs anglais serait fini.

Celui de traductrice des journaux deDundee pour M. Vulfran continuerait-il jusqu’à la guérison deBendit ? en était une autre plus anxieuse encore.

Ce fut le jeudi, en arrivant le matinavec les monteurs, qu’elle trouva Fabry dans l’atelier, occupé àinspecter les travaux qui avaient été faits ; discrètementelle se tint à une distance respectueuse et se garda bien de semêler aux explications qui s’échangèrent, mais le chef monteur lafit quand même intervenir :

« Sans cette petite, dit-il, nousn’aurions eu qu’à nous croiser les bras. »

Alors Fabry la regarda, mais sans luirien dire, tandis que de son côté elle n’osait lui demander cequ’elle devait faire, c’est-à-dire si elle devait rester àSaint-Pipoy ou retourner à Maraucourt.

Dans le doute elle resta, pensant quepuisque c’était M. Vulfran qui l’avait fait venir, c’était luiqui devait la garder ou la renvoyer.

Il n’arriva qu’à son heure ordinaire,amené par le directeur qui lui rendit compte des instructions quel’ingénieur avait données et des observations qu’il avaitfaites ; mais il se trouva qu’elles ne lui donnèrent pasentière satisfaction :

« II est fâcheux que cette petitene soit pas là, dit-il, mécontent.

– Mais elle est là, répondit ledirecteur, qui fit signe à Perrine d’approcher.

– Pourquoi n’es-tu pas retournée àMaraucourt ? demanda M. Vulfran.

– J’ai cru que je ne devais partir d’icique quand vous me le commanderiez, répondit-elle.

– Tu as eu raison, dit-il, tu dois êtreici à ma disposition quand je viens… »

Il s’arrêta, pour reprendre presqueaussitôt :

« Et même j’aurai besoin de toiaussi à Maraucourt ; tu vas donc rentrer ce soir, et demainmatin tu te présenteras au bureau ; je te dirai ce que tu as àfaire. »

Quand elle eut traduit les ordres qu’ilvoulait donner aux monteurs, il partit, et ce jour-là il ne fut pasquestion de lire des journaux.

Mais qu’importait ; ce n’était pasquand le lendemain semblait assuré qu’elle allait prendre soucid’une déception pour le jour présent.

« J’aurai besoin de toi aussi àMaraucourt. »

Ce fut la parole qu’elle se répéta dansle chemin qu’en venant à Saint-Pipoy, elle avait fait à côté deGuillaume. À quoi allait-elle être employée ? Son esprits’envola, mais sans pouvoir s’accrocher à rien de solide. Une seulechose était certaine : elle ne retournait point auxcannetières. Pour le reste il fallait attendre ; mais non plusdans la fièvre de l’angoisse, car ce qu’elle avait obtenu luipermettait de tout espérer, si elle avait la sagesse de suivre laligne que sa mère lui avait tracée avant de mourir, lentement,prudemment, sans rien brusquer, sans rien compromettre :maintenant elle tenait entre ses mains sa vie qui serait ce qu’ellela ferait ; voila ce qu’elle devait se dire chaque foisqu’elle aurait une parole à prononcer, chaque fois qu’elle auraitune résolution à prendre, chaque fois qu’elle risquerait un pas enavant : et cela sans pouvoir demander conseil àpersonne.

Elle s’en revint à Maraucourt enréfléchissant ainsi, marchant lentement, s’arrêtant lorsqu’ellevoulait cueillir une fleur dans le pied d’une haie, ou bien lorsquepar-dessus une barrière une jolie échappée de vue s’offrait à ellesur les prairies et les entailles : un bouillonnementintérieur, une sorte de fièvre la poussaient à hâter le pas, maisvolontairement elle le ralentissait ; à quoi bon sepresser ? C’était une habitude qu’elle devait prendre, unerègle qu’elle devait s’imposer de ne jamais céder à des impulsionsinstinctives.

Elle retrouva son île dans l’état oùelle l’avait laissée, avec chaque chose à sa place ; lesoiseaux avaient même respecté les groseilles du saule qui ayantmûri pendant son absence, composèrent pour son souper un plat surlequel elle ne comptait pas du tout.

Comme elle était rentrée de meilleureheure que lorsqu’elle sortait de l’atelier, elle ne voulut pas secoucher aussitôt son souper fini, et en attendant la tombée de lanuit, elle passa la soirée en dehors de l’aumuche, assise dans lesroseaux à l’endroit où la vue courait librement sur l’entaille etses rives. Alors elle eut conscience que si courte qu’eût été sonabsence, le temps avait marché et amené des changements pour ellemenaçants. Dans les prairies ne régnait plus le silence solenneldes soirs, qui l’avait si fortement frappée aux premiers jours deson installation dans l’île, quand dans toute la vallée onn’entendait sur les eaux, au milieu des hautes herbes, comme sousle feuillage des arbres, que les frôlements mystérieux des oiseauxqui rentraient pour la nuit. Maintenant la vallée était troublée auloin par toutes sortes de bruits : des battements de faux, desgrincements d’essieu, des claquements de fouet, des murmures devoix. C’est qu’en effet, comme elle l’avait remarqué en revenant deSaint-Pipoy, la fenaison était commencée dans les prairies lesmieux exposées, où l’herbe avait mûri plus vite ; et bientôtles faucheurs arriveraient à celles de son entaille qu’un ombrageplus épais avait retardée.

Alors sans aucun doute elle devraitquitter son nid, qui pour elle ne serait plus habitable ; maisque ce fût par la fenaison ou par la chasse, le résultat nedevait-il pas être le même, à quelques jours près ?

Bien qu’elle fût déjà habituée aux bonsdraps, ainsi qu’aux fenêtres et aux portes closes, elle dormit surson lit de fougères comme si elle le retrouvait sans l’avoirquitté, et ce fut seulement le soleil levant quil’éveilla.

À l’ouverture des grilles, elle étaitdevant l’entrée des shèdes, mais au lieu de suivre ses camaradespour aller aux cannetières, elle se dirigea vers les bureaux, sedemandant ce qu’elle devait faire : entrer,attendre ?

Ce fut à ce dernier parti qu’elles’arrêta : puisqu’elle se tenait devant la porte, on latrouverait, si on la faisait appeler.

Cette attente dura près d’uneheure ; à la fin elle vit venir Talouel qui durement luidemanda ce qu’elle faisait là.

« M. Vulfran m’a dit de meprésenter ce matin au bureau.

– La cour n’est pas lebureau.

– J’attends qu’on m’appelle.

– Monte. »

Elle le suivit ; arrivé sous lavéranda, il alla s’asseoir à califourchon sur une chaise, et d’unsigne de main appela Perrine devant lui.

« Qu’est-ce que tu as fait àSaint-Pipoy ? »

Elle dit à quoi M. Vulfran l’avaitemployée.

« M. Fabry avait donc ordonnédes bêtises ?

– Je ne sais pas.

– Comment tu ne sais pas ; tu n’esdonc pas intelligente ?

– Sans doute je ne le suispas.

– Tu l’es parfaitement, et si tu neréponds pas, c’est parce que tu ne veux pas répondre ;n’oublie pas à qui tu parles. Qu’est-ce que je suisici ?

– Le directeur.

– C’est-à-dire le maître, et puisquecomme maître, tout me passe par les mains, je dois toutsavoir ; celles qui ne m’obéissent pas, je les mets dehors, nel’oublie pas. »

C’était bien l’homme dont les ouvrièresavaient parlé dans la chambrée, le maître dur, le tyran qui voulaitêtre tout dans les usines, non seulement à Maraucourt, mais encoreà Saint-Pipoy, à Bacourt, à Flexelles, partout, et à qui tous lesmoyens étaient bons pour étendre et maintenir son autorité, à côté,au-dessus même de celle de M. Vulfran.

« Je te demande quelle bêtise afaite M. Fabry, reprit-il en baissant la voix.

– Je ne peux pas vous le dire puisque jene le sais pas ; mais je peux vous répéter les observationsque M. Vulfran m’a fait traduire pour lesmonteurs. »

Elle répéta ces observations sans enomettre un seul mot.

« C’est bien tout ?

– C’est tout.

– M. Vulfran t’a-t-il fait traduiredes lettres ?

– Non, monsieur ; j’ai seulementtraduit des passages du Dundee News, et en entier laDundee trades report Association.

– Tu sais que si tu ne me dis pas lavérité, toute la vérité, je l’apprendrai bien vite, et alors,ouste ! »

Un geste souligna ce dernier mot, déjàsi précis dans sa brutalité.

« Pourquoi ne dirais-je pas lavérité ?

– C’est un avertissement que je tedonne.

– Je m’en souviendrai, monsieur, je vousle promets.

– Bon. Maintenant va t’asseoir sur lebanc là-bas ; si M. Vulfran a besoin de toi, il serappellera qu’il t’a dit de venir. »

Elle resta près de deux heures sur sonbanc, n’osant pas bouger tant que Talouel était là, n’osant mêmepas réfléchir, ne se reprenant que lorsqu’il sortait, maiss’inquiétant, au lieu de se rassurer, car il eût fallu, pour croirequ’elle n’avait rien à craindre de ce terrible homme, une confianceaudacieuse qui n’était pas dans son caractère. Ce qu’il exigeaitd’elle ne se devinait que trop : qu’elle fût son espion auprèsde M. Vulfran, tout simplement, de façon à lui rapporter cequi se trouvait dans les lettres qu’elle aurait àtraduire.

Si c’était là une perspective bien faitepour l’épouvanter, cependant elle avait cela de bon de donner àcroire que Talouel savait ou tout au moins supposait qu’elle auraitdes lettres à traduire, c’est-à-dire que M. Vulfran laprendrait près de lui tant que Bendit serait malade.

Cinq ou six fois en voyant paraîtreGuillaume, qui, lorsqu’il ne remplissait pas les fonctions decocher, était attaché au service personnel de M. Vulfran, elleavait cru qu’il venait la chercher, mais toujours il avait passésans lui adresser la parole, pressé, affairé, sortant dans la cour,rentrant. À un certain moment il revint ramenant trois ouvriersqu’il conduisit dans le bureau de M. Vulfran, où Talouel lessuivit. Et un temps assez long s’écoula, coupé quelquefois par deséclats de voix qui lui arrivaient quand la porte du vestibules’ouvrait. Évidemment M. Vulfran avait autre chose à faire quede s’occuper d’elle et même de se souvenir qu’elle étaitlà.

À la fin les ouvriers reparurentaccompagnés de Talouel : quand ils étaient passés la premièrefois, ils avaient la démarche résolue de gens qui vont de l’avantet sont décidés ; maintenant ils avaient des attitudesmécontentes, embarrassées, hésitantes. Au moment où ils allaientsortir, Talouel les retint d’un geste de main :

« Le patron vous a-t-il dit autrechose que ce que je vous avais déjà dit moi-même ? Non,n’est-ce pas. Seulement il vous l’a dit moins doucement que moi, etil a eu raison.

– Raison ! Ah !malheur !

– Vo n’direz point ça.

– Si, je le dirai parce que c’est lavérité. Moi, je suis toujours pour la vérité et la justice. Placéentre le patron et vous, je ne suis pas plus de son côté que duvôtre, je suis du mien qui est le milieu. Quand vous avez raison,je le reconnais ; quand vous avez tort, je vous le dis. Etaujourd’hui vous avez tort. Ça ne tient pas debout vosréclamations. On vous pousse, et vous ne voyez pas où l’on vousmène. Vous dites que le patron vous exploite, mais ceux qui seservent de vous vous exploitent encore bien mieux ; au moinsle patron vous fait vivre, eux vous feront crever de faim, vous,vos femmes, vos enfants. Maintenant il en sera ce que vous voudrez,c’est votre affaire bien plus que la mienne. Moi je m’en tireraiavec de nouvelles machines qui marcheront avant huit jours etferont votre ouvrage mieux que vous, plus vite, pluséconomiquement, et sans qu’on ait à perdre son temps à discuteravec elles – ce qui est quelque chose, n’est-ce pas ? Quandvous aurez bien tiré la langue, et que vous reviendrez en couchantles pouces, votre place sera prise, on n’aura plus besoin de vous.L’argent que j’aurai dépensé pour mes nouvelles machines, je lerattraperai bien vite. Voila. Assez causé.

– Mais…

– Si vous n’avez pas compris, c’estbête ; je ne vais pas perdre mon temps à vousécouter. »

Ainsi congédiés, les trois ouvriers s’enallèrent la tête basse, et Perrine reprit son attente jusqu’à ceque Guillaume vint la chercher pour l’introduire dans un vastebureau où elle trouva M. Vulfran assis devant une grande tablecouverte de dossiers qu’appuyaient des presse-papiers marqués d’unelettre en relief, pour que la main les reconnût à défaut des yeux,et dont l’un des bouts était occupé par des appareils électriqueset téléphoniques.

Sans l’annoncer, Guillaume avait referméla porte derrière elle. Après un moment d’attente, elle crutqu’elle devait avertir M. Vulfran de saprésence :

« C’est moi, Aurélie,dit-elle.

– J’ai reconnu ton pas ; approcheet écoute-moi. Ce, que tu m’as raconté de tes malheurs, et aussil’énergie que tu as montrée m’ont intéressé à ton sort. D’autrepart, dans ton rôle d’interprète avec les monteurs, dans lestraductions que je t’ai fait faire, enfin dans nos entretiens j’airencontré en toi une intelligence qui m’a plu. Depuis que lamaladie m’a rendu aveugle, j’ai besoin de quelqu’un qui voie pourmoi, et qui sache regarder ce que je lui indique aussi bien quem’expliquer ce qui le frappe. J’avais espéré trouver cela dansGuillaume, qui lui est aussi intelligent, mais par malheur laboisson l’a si bien aboli qu’il n’est plus bon qu’à faire uncocher, et encore à condition d’être indulgent. Veux-tu remplirauprès de moi la place que Guillaume n’a pas su prendre ? Pourcommencer tu auras quatre-vingt-dix francs par mois, et desgratifications si, comme je l’espère, je suis content detoi. »

Suffoquée par la joie, Perrine restasans répondre.

« Tu ne dis rien ?

– Je cherche des mots pour vousremercier, mais je suis émue, si troublée que je n’en trouvepas ; ne croyez pas… »

Il l’interrompit :

« Je crois que tu es émue en effet,ta voix me le dit, et j’en suis bien aise, c’est une promesse quetu feras ce que tu pourras pour me satisfaire.

Maintenant autre chose : as-tuécrit à tes parents ?

– Non, monsieur ; je n’ai pas pu,je n’ai pas de papier…

– Bon, bon ; tu vas pouvoir lefaire, et tu trouveras dans le bureau de M. Bendit, que tuoccuperas en attendant sa guérison, tout ce qui te sera nécessaire.En écrivant, tu devras dire à tes parents la position que tuoccupes dans ma maison ; s’ils ont mieux à t’offrir, ils teferont venir ; sinon, ils te laisseront ici.

– Certainement, je resteraiici.

–Je le pense, et je crois que c’est lemeilleur pour toi maintenant. Comme tu vas vivre dans les bureauxoù tu seras en relation avec les employés, à qui tu porteras mesordres, comme d’autre part tu sortiras avec moi, tu ne peux pasgarder tes vêtements d’ouvrière, qui, m’a dit Benoist, sontfatigués….

– Des guenilles ; mais je vousassure, monsieur, que ce n’est ni par paresse, ni par incurie,hélas !

– Ne te défends pas. Mais enfin commecela doit changer, tu vas aller à la caisse où l’on te remettra unefiche pour que tu prennes, chez Mme Lachaise, ce qu’il te fauten vêtements, linge de corps, chapeau,chaussures. »

Perrine écoutait comme si au lieu d’unvieillard aveugle à la figure grave, c’était une belle fée quiparlait, la baguette au-dessus d’elle.

M. Vulfran la rappela à laréalité :

« Tu es libre de choisir ce que tuvoudras, mais n’oublie pas que ce choix me fixera sur toncaractère. Occupe-toi de cela. Pour aujourd’hui je n’aurai pasbesoin de toi. À demain. »

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