En famille

XXVIII

Son bureau, ou plutôt celui de Bendit,n’avait rien pour les dimensions ni l’ameublement du cabinet deM. Vulfran, qui avec ses trois fenêtres, ses tables, sescartonniers, ses grands fauteuils en cuir vert, les plans desdifférentes usines accrochés aux murs dans des cadres en bois doré,était très imposant et bien fait pour donner une idée del’importance des affaires qui s’y décidaient.

Tout petit au contraire était le bureaude Bendit, meublé d’une seule table avec deux chaises, des casiersen bois noirci, et une chart of the world sur laquelle despavillons de diverses couleurs désignaient les principales lignesde navigation ; mais cependant avec son parquet de pitchpinbien ciré, sa fenêtre au milieu tendue d’un store en jute à dessinsrouges, il paraissait gai à Perrine, non seulement en lui-même,mais encore parce qu’en laissant sa porte ouverte, elle pouvaitvoir et quelquefois entendre ce qui se passait dans les bureaux,voisins : à droite et à gauche du cabinet de M. Vulfran,ceux des neveux, M. Edmond et M. Casimir, ensuite ceux dela comptabilité et de la caisse, enfin vis-à-vis celui de Fabry,dans lequel des commis dessinaient debout devant de hautes tablesinclinées.

N’ayant rien à faire et n’osant occuperla place de Bendit, Perrine s’assit à côté de cette porte, et, pourpasser le temps, elle lut des dictionnaires qui étaient les seulslivres composant la bibliothèque de ce bureau. À vrai dire, elle eneût mieux aimé d’autres, mais il fallut bien qu’elle se contentâtde ceux-là, qui lui firent paraître les heures longues.

Enfin la cloche sonna le déjeuner, etelle fut une des premières à sortir ; mais en chemin, elle futrejointe par Fabry et Mombleux, qui, comme elle, se rendaient chezmère Françoise.

« Eh bien, mademoiselle, vous voilàdonc notre camarade, » dit Mombleux, qui n’avait pas oubliéson humiliation de Saint-Pipoy et voulait la faire payer à cellequi la lui avait infligée.

Elle fut un moment déconcertée par cesparoles dont elle sentit l’ironie, mais elle se remitvite :

« La vôtre non, monsieur, dit-elledoucement, mais celle de Guillaume. »

Le ton de cette réplique plut sans douteà l’ingénieur, car se tournant vers Perrine il lui adressa unsourire qui était un encouragement en même temps qu’uneapprobation.

« Puisque vous remplacez Bendit,continua Mombleux, qui pour l’obstination n’était pas à moitiéPicard.

– Dites que mademoiselle tient sa place,reprit Fabry.

– C’est la même chose.

– Pas du tout, car dans une dizaine, unequinzaine de jours, quand M. Bendit sera rétabli, il lareprendra cette place, ce qui ne serait pas arrivé, si mademoisellene s’était pas trouvée là pour la lui garder.

– Il me semble que vous de votre côté,moi du mien, nous avons contribué à la lui garder.

– Comme mademoiselle du sien ; cequi fait que M, Bendit nous devra une chandelle à tous trois, sitant est qu’un Anglais ait jamais employé les chandelles autrementque pour son propre usage. »

Si Perrine avait pu se méprendre sur lesens vrai des paroles de Mombleux, la façon dont on agit avec ellechez mère Françoise, la renseigna, car ce ne fut pas à la table despensionnaires qu’elle trouva son couvert mis, comme on eût faitpour une camarade, mais sur une petite table à part, qui, pour êtredans leur salle, ne s’en trouvait pas moins reléguée dans un coinet ce fut là qu’on la servit après eux, ne lui passant les platsqu’en dernier.

Mais il n’y avait là rien pour lablesser ; que lui importait d’être servie la première ou ladernière, et que les bons morceaux eussent disparu ? Ce quil’intéressait, c’était d’être placée assez près d’eux pour entendreleur conversation, et par ce qu’ils diraient de tâcher de se tracerune ligne de conduite au milieu des difficultés qu’elle allaitaffronter. Ils connaissaient les habitudes de la maison ; ilsconnaissaient M. Vulfran, les neveux, Talouel de qui elleavait si grande peur ; un mot d’eux pouvait éclairer sonignorance et, en lui montrant des dangers qu’elle ne soupçonnaitmême pas, lui permettre de les éviter. Elle ne les espionneraitpas ; elle n’écouterait pas aux portes ; quand ilsparleraient, ils sauraient qu’ils n’étaient pas seuls ; ellepouvait donc sans scrupule profiter de leursobservations.

Malheureusement, ce matin-la, ils nedirent rien d’intéressant pour elle ; leur conversation roulatout le temps du déjeuner sur des sujets insignifiants : lapolitique, la chasse, un accident de chemin de fer ; et ellen’eut, pas besoin de se donner un air indifférent pour ne pasparaître prêter attention à leur discours.

D’ailleurs, elle était forcée de sehâter ce matin-là, car elle voulait interroger Rosalie pour tâcherde savoir comment M. Vulfran avait appris qu’elle n’avaitcouché qu’une fois chez mère Françoise.

« C’est le Mince qui est venupendant que nous étions à Picquigny ; il a fait causer tanteZénobie sur vous, et vous savez, ça n’est pas difficile de fairecauser tante Zénobie, surtout quand elle suppose que ça ne vaudrapas une gratification à ceux dont elle parle ; c’est donc ellequi a dit que vous n’aviez passé qu’une nuit ici, et toutes sortesd’autres choses avec.

– Quelles autreschoses ?

– Je ne sais pas, puisque je n’y étaispas, mais vous pouvez imaginer le pire ; heureusement, ça n’apas mal tourné pour vous.

– Au contraire ça a bien tourné, puisqueavec mon histoire j’ai amusé M. Vulfran.

– Je vais la raconter à tanteZénobie ; ce que ça la fera rager !

– Ne l’excitez pas contremoi.

– L’exciter contre vous !maintenant, il n’y a pas de danger ; quand elle saura la placeque. M. Vulfran vous donne, vous n’aurez, pas de meilleureamie… de semblant ; vous verrez demain ; seulement sivous ne voulez, pas que le Mince apprenne vos affaires, ne les luidites pas à elle.

– Soyez tranquille.

– C’est qu’elle estmaline.[2]

– Mais me voilàavertie. »

À trois heures, comme il l’en avaitprévenue, M. Vulfran sonna Perrine, et ils partirent, envoiture, pour faire la tournée habituelle des usines, car il nelaissait pas passer un seul jour sans visiter les différentsétablissements, les uns les autres, sinon pour tout voir, au moinspour se faire voir, en donnant ses ordres à ses directeurs, aprèsavoir entendu leurs observations ; et encore y avait-il biendes choses dont il se rendait compte lui-même, comme s’il n’avaitpoint été aveugle, par toutes sortes de moyens qui suppléaient sesyeux voilés,

Ce jour-là ils commencèrent la visitepar Flexelles, qui est un gros village, où sont établis lesateliers du peignage du lin et du chanvre ; et en arrivantdans l’usine, M. Vulfran, au lieu de se faire conduire aubureau du directeur, voulut entrer, appuyé sur l’épaule de Perrine,dans un immense hangar où l’on était en train d’emmagasiner desballots de chanvre qu’on déchargeait des wagons qui les avaientapportés.

C’était la règle que partout où ilallait, on ne devait pas se déranger pour le recevoir, ni jamaislui adresser la parole, à moins que ce ne fût pour lui répondre. Letravail continua donc comme s’il n’était pas là, un peu plus hâtéseulement dans une régularité générale.

« Écoute bien ce que je vaist’expliquer, dit-il à Perrine, car je veux pour la première foistenter l’expérience de voir par tes yeux en examinant quelques-unsde ces ballots qu’on décharge. Tu sais ce que c’est que la couleurargentine, n’est-ce pas ? »

Elle hésita.

« Ou plutôt la couleurgris-perle ?

– Gris-perle, oui, monsieur.

– Bon. Tu sais aussi distinguer lesdifférentes nuances du vert : le vert foncé, le vert clair, etaussi le gris brunâtre, le rouge ?

– Oui, monsieur, au moins à peuprès.

– À peu près suffit ; prends doncune petite poignée de chanvre à la première balle venue etregarde-la bien de manière à me dire quelle est sanuance. »

Elle fit ce qui lui était commandé, et,après avoir bien examiné le chanvre, elle dittimidement :

« Rouge ; est-ce bienrouge ?

– Donne-moi tapoignée. »

Il la porte à ses narines et laflaira :

« Tu ne t’es pas trompée, dit-il,ce chanvre doit être rouge en effet. »

Elle le regarda surprise ; et,comme s’il devinait son étonnement, il continua :

« Sens ce chanvre : tu luitrouves, n’est-ce pas, l’odeur de caramel ?

– Précisément, monsieur.

– Eh bien, cette odeur veut dire qu’il aété séché au four où il a été brûlé, ce que traduit aussi sacouleur rouge ; donc odeur et couleur, se contrôlant et seconfirmant, me donnent la preuve que tu as bien vu et me fontespérer que je peux avoir confiance en toi. Allons à un autre wagonet prends une autre poignée de chanvre.

Cette fois elle trouva que la couleurétait verte.

« Il y a vingt espèces devert ; à quelle plante rapportes-tu le vert dont tuparles ?

– À un chou, il me semble, et, de plus,il y a par places des taches brunes et noires.

– Donne ta poignée. »

Au lieu de la porter à son nez, ill’étira des deux mains et les brins se rompirent.

« Ce chanvre a été cueilli tropvert, dit-il, et de plus il a été mouillé en balle : cettefois encore ton examen est juste. Je suis content de toi ;c’est un bon début. »

Ils continuèrent leur visite par lesautres villages, Bacourt, Hercheux, pour la terminer parSaint-Pipoy, et celle-là fut de beaucoup la plus longue, à cause del’inspection du travail des ouvriers anglais.

Comme toujours, la voiture, une fois queM. Vulfran en était descendu, avait été conduite à l’ombred’un gros tremble ; et au lieu de rester auprès du cheval pourle garder, Guillaume l’avait attaché à un banc pour aller sepromener dans le village, comptant bien être de retour avant sonmaître, qui ne saurait rien de sa fugue. Mais, au lieu d’une rapidepromenade, il était entré dans un cabaret avec un camarade qui luiavait fait oublier l’heure, si bien que lorsque M. Vulfranétait revenu pour monter en voiture, il n’avait trouvépersonne.

« Faites chercher Guillaume »,dit-il au directeur qui les accompagnait.

Guillaume avait été long à trouver, à lagrande colère de M. Vulfran, qui n’admettait pas qu’on lui fitperdre une minute de son temps.

À la fin, Perrine avait vu Guillaumeaccourir d’une allure tout à fait étrange : la tête haute, lecou et le buste raides, les jambes fléchissantes, et il les levaitde telle sorte en les jetant en avant, qu’à chaque pas il semblaitvouloir sauter un obstacle.

« Voilà une singulière manière demarcher, dit M. Vulfran, qui avait entendu ces pasinégaux ; l’animal est gris, n’est-ce pas,Benoist ?

– On ne peut rien vouscacher.

– Je ne suis pas sourd, Dieumerci. »

Puis s’adressant à Guillaume, quis’arrêtait :

« D’où viens-tu ?

– Monsieur… je vais… vousdire…

– Ton haleine parle pour toi, tu viensdu cabaret ; et tu es ivre, le bruit de tes pas me leprouve.

– Monsieur… je vais… vousdire…. »

Tout en parlant, Guillaume avait détachéle cheval, et, en remettant les guides dans la voiture, fait tomberle fouet ; il voulut se baisser pour le ramasser, et troisfois il sauta par-dessus sans pouvoir le saisir.

« Je crois qu’il vaut mieux que jevous reconduise à Maraucourt, dit le directeur.

– Pourquoi ça ? répliquainsolemment Guillaume qui avait entendu.

– Tais-toi, commanda M. Vulfrand’un ton qui n’admettait pas la réplique ; à partir de l’heureprésente tu n’es plus a mon service.

– Monsieur… je vais… vousdire… »

Mais, sans l’écouter, M. Vulfrans’adressa à son directeur :

« Je vous remercie, Benoist, lapetite va remplacer cet ivrogne.

– Sait-elle conduire ?

– Ses parents étaient des marchandsambulants, elle a conduit leur voiture bien souvent ; n’est-cepas, petite ?

– Certainement, monsieur.

– D’ailleurs, Coco est un mouton ;si on ne le jette pas dans un fossé, il n’ira pas delui-même. »

Il monta en voiture, et Perrine pritplace près de lui, attentive, sérieuse, avec la conscience bienévidente de la responsabilité dont elle se chargeait.

« Pas trop vite, ditM. Vulfran, quand elle toucha Coco du bout de son fouetlégèrement.

– Je ne tiens pas du tout à aller vite,je vous assure, monsieur.

– C’est déjà quelquechose. »

Quelle surprise quand, dans les rues deMaraucourt, on vit le phaéton de M. Vulfran conduit par unepetite fille coiffée d’un chapeau de paille noire, vêtue de deuil,qui conduisait sagement le vieux Coco, au lieu de le mener du traindésordonné que Guillaume obligeait la vieille bête à prendre bienmalgré elle ! Que se passait-il donc ? Quelle était cettepetite fille ? Et l’on se mettait sur les portes pours’adresser ces questions, car les gens étaient rares dans levillage qui la connaissaient, et plus rares encore ceux quisavaient quelle place M. Vulfran venait de lui donner auprèsde lui. Devant la maison de mère Françoise, la tante Zénobiecausait appuyée sur sa barrière avec deux commères ; quandelle aperçut Perrine, elle leva les deux bras au ciel dans unmouvement de stupéfaction, mais aussitôt elle lui adressa son salutle plus avenant accompagné de son meilleur sourire, celui d’uneamie véritable.

« Bonjour, monsieur Vulfran ;bonjour, mademoiselle Aurélie. »

Et aussitôt que la voiture eut dépasséla barrière, elle raconta à ses voisines comment elle avait procuréà cette jeune personne, qui était leur pensionnaire, la bonne placequ’elle occupait auprès de M. Vulfran, par les renseignementsqu’elle avait donnés au Mince :

« Mais c’est une gentille fille,elle n’oubliera pas ce qu’elle me doit, car elle nous doittout. »

Quels renseignements avait-elle pudonner ?

Là-dessus elle avait enfilé unehistoire, en prenant pour point de départ les récits de Rosalie,qui, colportée dans Maraucourt avec les enjolivements que chacun ymettait selon son caractère, son goût ou le hasard, avait fait àPerrine une légende, ou plus justement cent légendes devenuesrapidement le fond de conversations d’autant plus passionnées quepersonne ne s’expliquait cette fortune subite ; ce quipermettait toutes les suppositions, toutes les explications avec denouvelles histoires à côté.

Si le village avait été surpris de voirpasser M. Vulfran avec Perrine pour conductrice, Talouel en levoyant arriver fut absolument stupéfait.

« Où donc est Guillaume ?s’écria-t-il en se précipitant au bas de l’escalier de sa vérandapour recevoir le patron.

– Débarqué pour cause d’ivrognerieinvétérée, répondit M. Vulfran en souriant.

– Je suppose que depuis longtemps vousaviez l’intention de prendra cette résolution, ditTalouel.

– Parfaitement. »

Ce mot « je suppose » étaitcelui qui avait commencé la fortune de Talouel dans la maison etétabli son pouvoir. Son habileté en effet avait été de persuader àM. Vulfran qu’il n’était qu’une main, aussi docile quedévouée, qui n’exécutait jamais que ce que le patron ordonnait oupensait.

Si j’ai une qualité, disait-il, c’est dedeviner ce que veut le patron, et en me pénétrant de ses intérêts,de lire en lui. »

Aussi commençait-il presque toutes sesphrases par son mot :

« Je suppose que vousvoulez… »

Et comme sa subtilité de paysan toujoursaux aguets s’appuyait sur un espionnage qui ne reculait devantaucun moyen pour se renseigner, il était rare que M. Vulfraneût à faire une autre réponse que celle qui se trouvait presquetoujours sur ses lèvres :

« Parfaitement. »

« Je suppose, aussi, dit-il enaidant M. Vulfran à descendre, que celle que vous avez prisepour remplacer cet ivrogne s’est montrée digne de votreconfiance ?

– Parfaitement.

– Cela ne m’étonne pas ; du jour oùelle est entrée ici amenée par la petite Rosalie, j’ai pensé qu’onen ferait quelque chose et que vous la découvririez.

En parlant ainsi il regardait Perrine,et d’un coup d’œil qui lui disait en insistant :

« Tu vois ce que je fais pourtoi ; ne l’oublie pas et tiens-toi prête à me lerendre. »

Une demande de payement de ce marché nese fit pas attendre ; un peu avant la sortie il s’arrêtadevant le bureau de Perrine et sans entrer, à mi-voix de façon àn’être entendu que d’elle :

« Que s’est-il donc passé àSaint-Pipoy avec Guillaume ? »

Comme cette question n’entraînait pas larévélation de choses graves, elle crut pouvoir répondre, et fairele récit qu’il demandait.

« Bon, dit-il, tu peux êtretranquille, quand Guillaume viendra demander à rentrer, il auraaffaire à moi. »

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