En famille

XI

Les choses s’arrangèrent comme LaRouquerie les avait disposées.

Pendant huit jours Perrine parcouruttous les villages qui se trouvent de chaque côté de la foret deChantilly : Gouvieux, Saint-Maximin, Saint-Firmin,Mont-l’Évêque, Chamant, et, quand elle arriva à Creil, La Rouquerielui proposa de la garder avec elle.

« Tu as une voix fameuse pour lecommerce du chiffon, tu me rendrais service et ne serais pasmalheureuse ; on gagne bien sa vie.

– Je vous remercie, mais ce n’est paspossible. »

Voyant que cet argument n’était passuffisant, elle en mit un autre en avant :

« Tu ne quitterais pasPalikare. »

Il troubla en effet Perrine qui laissavoir son émotion mais elle se raidit.

« Je dois aller près de mesparents.

– Tes parents t’ont-ils sauvé la viecomme lui ?

– Je n’obéirais pas à maman si je n’yallais pas.

– Vas-y donc ; mais, si un jour turegrettes l’occasion que je t’offre, tu ne t’en prendras qu’àtoi.

– Soyez sûre que je garderai votresouvenir dans mon cœur. »

La Rouquerie ne se fâcha pas de ce refusau point de ne pas arranger avec son ami le coquetier le voyage envoiture jusqu’aux environs d’Amiens, et pendant toute une journéePerrine eut la satisfaction de rouler au trot de deux bons chevaux,couchée dans la paille, sous une bâche au lieu de peiner à pied surcette longue route, que la comparaison de son bien-être présentavec les fatigues passées lui faisait paraître plus longue encore.À Essentaux, elle coucha dans une grange, et le lendemain, quiétait un dimanche, elle donna au guichet de la gare d’Ailly sapièce de cent sous qui, cette foi, ne fut ni refusée, niconfisquée, et sur laquelle on lui rendit deux francssoixante-quinze avec un billet pour Picquigny, où elle arriva àonze heures par une matinée radieuse et chaude, mais d’une chaleurdouce qui ne ressemblait pas plus à celle de la forêt de Chantilly,qu’elle ne ressemblait elle-même à la misérable qu’elle était à cemoment.

Pendant les quelques jours qu’elle avaitpassés avec La Rouquerie, elle avait pu repriser et rapiécer sajupe et sa veste, se tailler un fichu dans des chiffons, laver sonlinge, cirer ses souliers ; à Ailly, en attendant le départ dutrain, elle avait fait dans le courant de la rivière une toiletteminutieuse ; et maintenant, elle débarquait propre, fraîche etdispose.

Mais ce qui, mieux que la propreté,mieux même que les cinquante-cinq sous qui sonnaient dans sa poche,la relevait, c’était un sentiment de confiance qui lui venait deses épreuves passées. Puisqu’en ne s’abandonnant pas et enpersévérant jusqu’au bout, elle en avait triomphé, n’avait-elle pasle droit d’espérer et de croire qu’elle triompherait maintenant desdifficultés qui lui restaient à vaincre ? Si le plus durn’était pas accompli, au moins y avait-il quelque chose de fait, etprécisément le plus pénible, le plus dangereux.

À la sortie de la gare, elle avait passésur le pont d’une écluse, et maintenant elle marchait allègre, àtravers de vertes prairies plantées de peupliers et de saulesqu’interrompaient de temps en temps des marais, dans lesquels onapercevait à chaque pas des pêcheurs à la ligne penchés sur leurbouchon et entourés d’un attirail qui les faisait reconnaître toutde suite pour des amateurs endimanchés échappés de la ville. Auxmarais succédaient des tourbières, et sur l’herbe roussie,s’alignaient des rangées de petits cubes noirs entassésgéométriquement et marqués de lettres blanches ou de numéros quiétaient des tas de tourbe disposés pour sécher.

Que de fois son père lui avait-il parléde ces tourbières et de leurs entailles, c’est-à-dire des grandsétangs que l’eau a remplis après que la tourbe a été enlevée, quisont l’originalité de la vallée de la Somme. De même, elleconnaissait ces pêcheurs enragés que rien ne rebute, ni le chaud,ni le froid, si bien que ce n’était pas un pays nouveau qu’elletraversait, mais au contraire connu et aimé, bien que ses yeux nel’eussent pas encore vu : connues ces collines nues etécrasées qui bordent la vallée ; connus les moulins à vent quiles couronnent et tournent même par les temps calmes, sousl’impulsion de la brise de mer qui se fait sentirjusque-là.

Le premier village, aux tuiles rouges,où elle arriva, elle le reconnut aussi, c’était Saint-Pipoy, où setrouvaient les tissages et les corderies dépendant des usines deMaraucourt, et avant de l’atteindre, elle traversa par un passage àniveau un chemin de fer qui, après avoir réuni les différentsvillages, Hercheux, Bacourt, Flexelles, Saint-Pipoy et Maraucourtqui sont les centres des fabriques de Vulfran Paindavoine, va sesouder à la grande ligne de Boulogne : au hasard des vuesqu’offraient ou cachaient les peupliers de la vallée, elle voyaitles clochers en ardoise de ces villages et les hautes cheminées enbrique des usines, en cette journée du dimanche, sans leur panachede fumée.

Quand elle passa devant l’église onsortait de la grand’messe, et en écoutant les propos des gensqu’elle croisait, elle reconnut encore le lent parler picard auxmots traînés et chantés que son père imitait pourl’amuser.

De Saint-Pipoy à Maraucourt le cheminbordé de saules se contourne au milieu des tourbières, cherchantpour passer un sol qui ne soit pas trop mouvant plutôt que la lignedroite. Ceux qui le suivent ne voient donc qu’à quelques pas, enavant comme en arrière. Ce fut ainsi qu’elle arriva sur une jeunefille qui marchait lentement, écrasée par un lourd panier passé àson bras.

Enhardie par la confiance qui lui étaitrevenue, Perrine osa lui adresser la parole.

« C’est bien le chemin deMaraucourt, n’est-ce pas ?

– Oui, tout dret.

– Oh ! tout dret, dit Perrine ensouriant ; il n’est pas si dret que ça.

– S’il vous emberluque, j’y vas àMaraucourt, nous pouvons faire le k’min ensemble.

– Avec plaisir, si vous voulez que jevous aide à porter votre panier.

– C’est pas de refus, y pèserud’ment. »

Disant cela elle le mit à terre enpoussant un ouf de soulagement.

« C’est-y que vous êtes deMaraucourt ? demanda-t-elle.

– Non ; et vous ?

– Bien sûr que j’en suis.

– Est-ce que vous travaillez auxusines ?

– Bien sûr, comme tout le mondedonc ; je travaille aux cannetières.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Tiens, vous ne connaissez pas lescannetières, les épouloirs quoi ! d’où que vous venezdonc ?

– De Paris.

– À Paris ils ne connaissent pas lescannetières, c’est drôle : enfin, c’est des machines àpréparer le fil pour les navettes.

– On gagne de bonnesjournées ?

– Dix sous.

– C’est difficile ?

– Pas trop ; mais il faut avoirl’œil et ne pas perdre son temps. C’est-y que vous voudriez êtreembauchée ?

– Oui ; si l’on voulait demoi.

– Bien sur qu’on voudra de vous ;on prend tout le monde ; sans ça ousqu’on trouverait les septmille ouvriers qui travaillent dans les ateliers ; vousn’aurez qu’à vous présenter demain matin à six heures à la grilledes shèdes. Mais assez causé, il ne faut pas que je sois enretard. »

Elle prit l’anse du panier d’un côté,Perrine la prit de l’autre et elles se mirent en marche d’un mêmepas, au milieu du chemin.

L’occasion qui s’offrait à Perrined’apprendre ce qu’elle avait intérêt à savoir était trop favorablepour qu’elle ne la saisît pas ; mais comme elle ne pouvait pasinterroger franchement cette jeune fille, il fallait que sesquestions fussent adroites et que tout en ayant l’air de bavarderau hasard, elle ne demandât rien qui n’eût un but assez bienenveloppé pour qu’on ne put pas le deviner.

« Est-ce que vous êtes née àMaraucourt ?

– Bien sûr que j’en suis native, et mamère l’était aussi. Mon père était de Picquigny.

– Vous les avez perdus ?

– Oui, je vis avec ma grand’mère quitient un débit et une épicerie :Mme Françoise.

– Ah !Mme Françoise !

– Vous laconnaissez-t’y ?

– Non… je dis ah !Mme Françoise.

– C’est qu’elle est bien connue dans lepays, pour son débit, et puis aussi parce que, comme elle a été lanourrice de M. Edmond Paindavoine, quand les gens veulentdemander quelque chose à M. Vulfran Paindavoine, ilss’adressent à elle.

– Elle obtient ce qu’ilsdésirent ?

– Des fois oui, des fois non ; pastoujours commode M. Vulfran.

– Puisqu’elle a été la nourrice deM. Edmond Paindavoine, pourquoi ne s’adresse-t-elle pas àlui ?

– M. Edmond Paindavoine ! il aquitté le pays ayant que je sois née ; on ne l’a jamaisrevu ; fâché avec son père, pour des affaires, quand il a étéenvoyé dans l’Inde où il devait acheter le jute… Mais si vous nesavez pas ce que c’est qu’une cannetière, vous ne devez pasconnaître le jute ?

– Une herbe ?

– Un chanvre, un grand chanvre qu’onrécolte aux Indes et qu’on file, qu’on tisse, qu’on teint dans lesusines de Maraucourt ; c’est le jute qui a fait la fortune deM. Vulfran Paindavoine. Vous savez il n’a pas toujours étériche M. Vulfran : il a commencé par conduire lui-même sacharrette dans laquelle il portait le fil et rapportait les piècesde toile que tissaient les gens du pays chez eux, sur leursmétiers. Je vous dis ça parce qu’il ne s’en cachepas. »

Elle s’interrompit :

« Voulez-vous que nous changions debras ?

– Si vous voulez, mademoiselle… Commentvous appelez-vous ?

– Rosalie.

– Si vous voulez, mademoiselleRosalie.

– Et vous, comment que vous vousnommez ? »

Perrine ne voulut pas dire son vrai nom,et elle en prit un au hasard :

« Aurélie.

– Changeons donc de bras, mademoiselleAurélie ? »

Quand, après un court repos, ellesreprirent leur marche cadencée, Perrine revint tout de suite à cequi l’intéressait :

« Vous disiez que M. EdmondPaindavoine était parti fâché avec son père.

– Et quand il a été dans l’Inde ils sesont fâchés bien plus fort encore, parce que M. Edmond seserait marié là-bas avec une fille du pays par un mariage qui necompte pas, tandis qu’ici M. Vulfran voulait lui faire épouserune demoiselle qui était de la plus grande famille de toute laPicardie ; c’est pour ce mariage, pour établir son fils et sabru, que M. Vulfran a construit son château qui a coûté desmillions et des millions. Malgré tout, M. Edmond n’a pas vouluse séparer de sa femme de là-bas pour prendre la demoiselle d’iciet ils se sont fâchés tout à fait, si bien que maintenant on nesait seulement pas si M. Edmond est vivant, ou s’il est mort.Il y en a qui disent d’un sens, d’autres qui disent lecontraire ; mais on ne sait rien puisqu’on est sans nouvellesde lui depuis des années et des années… à ce qu’on raconte, carM. Vulfran n’en parle à personne et ses neveux n’en parlentpas non plus.

– Il a des neveuxM. Vulfran ?

– M. Théodore Paindavoine, le filsde son frère, et M. Casimir Bretoneux, le fils de sa sœurqu’il a pris avec lui pour l’aider. Si M. Edmond ne revientpas, la fortune et toutes les usines de M. Vulfran seront poureux.

– C’est curieux cela.

– Vous pouvez dire que si M. Edmondne revenait pas ce serait triste.

– Pour son père ?

– Et aussi pour le pays, parce qu’avecles neveux on ne sait pas comment iraient les usines qui font vivretant de monde. On parle de ça ; et le dimanche, quand je sersau débit, j’en entends de toutes sortes.

– Sur les neveux ?

– Oui, sur les neveux et sur d’autresaussi ; mais ça n’est pas nos affaires, à nousautres.

– Assurément. »

Et comme Perrine ne voulut pas montrerde l’insistance, elle marcha pendant quelques minutes sans riendire, pensant bien que Rosalie, qui semblait avoir la languealerte, ne tarderait pas à reprendre la parole ; ce fut ce quiarriva.

« Et vos parents, ils vont veniraussi à Maraucourt ? dit-elle.

– Je n’ai plus de parents.

– Ni votre père, ni votremère ?

– Ni mon père, ni ma mère.

– Vous êtes comme moi, mais j’ai magrand’mère qui est bonne, et qui serait encore meilleure s’il n’yavait pas mes oncles et mes tantes qu’elle ne veut pasfâcher ; sans eux je ne travaillerais pas aux usines, jeresterais au débit ; mais elle ne fait pas ce qu’elle veut.Alors vous êtes toute seule ?

– Toute seule.

– Et c’est de votre idée que vous êtesvenue de Paris à Maraucourt ?

– On m’a dit que je trouverais peut-êtredu travail à Maraucourt, et au lieu de continuer ma route pouraller au pays des parents qui me restent, j’ai voulu voirMaraucourt, parce que les parents, tant qu’on ne les connaît pas,on ne sait pas comment ils vous recevront.

– C’est bien vrai ; s’il y en a debons, il y en a de mauvais.

– Voilà.

– Eh bien, ne vous élugez point, voustrouverez du travail aux usines ; ce n’est pas une grossejournée dix sous, mais c’est tout de même quelque chose, et puisvous pourrez arriver jusqu’à vingt-deux sous. Je vais vous demanderquelque chose ; vous répondrez si vous voulez ; si vousne voulez pas vous ne répondrez pas ; avez-vous del’argent ?

– Un peu.

– Eh bien, si ça vous convient de logerchez mère Françoise, ça vous coûtera vingt-huit sous par semaine enpayant d’avance.

– Je peux payer vingt-huitsous.

– Vous savez, je ne vous promets pas unebelle chambre pour vous toute seule à ce prix-là ; vous serezsix dans la même, mais enfin vous aurez un lit, des draps, unecouverture ; tout le monde n’en a pas.

– J’accepte en vousremerciant.

– Il n’y a que des gens à vingt-huitsous la semaine qui logent chez ma grand’mère ; nous avonsaussi, mais dans notre maison neuve, de belles chambres pour nospensionnaires qui sont employés à l’usine : M. Fabry,l’ingénieur des constructions ; M. Mombleux, le chefcomptable ; M. Bendit, le commis pour la correspondanceétrangère. Si vous parlez jamais à celui-là, ne manquez pas del’appeler M. Benndite ; c’est un Anglais qui sefâche, quand on prononce Bandit, parce qu’il croit qu’onveut l’insulter comme si on disait « Voleur ».

– Je n’y manquerai pas ; d’ailleursje sais l’anglais.

– Vous savez l’anglais,vous ?

– Ma mère était Anglaise.

– C’est donc ça. Ah bien, il serajoliment content de causer avec vous, M. Bendit,et il le serait encore bien plus si vous saviez toutes les langues,parce que sa grande récréation le dimanche c’est de lire lePater dans un livre où il est imprimé en vingt-cinqlangues ; quand il a fini, il recommence, et puis après ilrecommence, encore ; et toujours comme ça chaquedimanche ; c’est tout de même un brave homme.

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