En famille

XIII

Après son départ, Perrine fût volontiersrestée assise à sa table comme si elle était là chez elle. Maisjustement elle n’était pas chez elle, puisque cette cour étaitréservée aux pensionnaires, non aux ouvriers qui n’avaient droitqu’à la petite cour du fond où il n’y avait ni bancs, ni chaises,ni table. Elle quitta donc son banc, et s’en alla au hasard, d’unpas de flânerie par les rues qui se présentaient devantelle.

Mais si doucement qu’elle marchât, elleles eut bientôt parcourues toutes, et comme elle se sentait suiviepar des regards curieux qui l’empêchaient de s’arrêter lorsqu’elleen avait envie, elle n’osa pas revenir sur ses pas et tournerindéfiniment dans le même cercle. Au haut de la côte, à l’opposédes usines, elle avait aperçu un bois dont la masse verte sedétachait sur le ciel : là peut-être elle trouverait lasolitude en cette journée du dimanche, et pourrait s’asseoir sansque personne fit attention à elle.

En effet il était désert, comme désertsaussi étaient les champs qui le bordaient, de sorte qu’à salisière, elle put s’allonger librement sur la mousse, ayant devantelle la vallée et tout le village qui en occupait le centre.Quoiqu’elle le connût bien par ce que son père lui en avaitraconté, elle s’était un peu perdue dans le dédale des ruestournantes ; mais maintenant qu’elle le dominait, elle leretrouvait tel qu’elle se le représentait en le décrivant à sa mèrependant leurs longues routes, et aussi tel qu’elle le voyait dansles hallucinations de la faim comme une terre promise, en sedemandant désespérément si elle pourrait jamaisl’atteindre.

Et voilà qu’elle y était arrivée ;qu’elle l’avait étalé devant ses yeux ; que du doigt ellepouvait mettre chaque rue, chaque maison à sa placeprécise.

Quelle joie ! c’était vrai :c’était vrai, ce Maraucourt dont elle avait tant de fois prononcéle nom comme une obsession, et que depuis son entrée en France elleavait cherché sur les bâches des voitures qui passaient ou cellesdes wagons arrêtés dans les gares, comme si elle avait besoin de levoir pour y croire, ce n’était plus le pays du rêve, extravagant,vague ou insaisissable, mais celui de la réalité.

Droit devant elle, de l’autre côté duvillage, sur la pente opposée à celle où elle était assise, sedressaient les bâtiments de l’usine, et à la couleur de leurs toitselle pouvait suivre l’histoire de leur développement comme si unhabitant du pays la lui racontait.

Au centre et au bord de la rivière, unevieille construction en briques, et en tuiles noircies, queflanquait une haute et grêle cheminée rongée par le vent de mer,les pluies et la fumée était l’ancienne filature de lin, longtempsabandonnée, que trente-cinq ans auparavant le petit fabricant detoiles Vulfran Paindavoine avait louée pour s’y ruiner, disaientles fortes têtes de la contrée, pleines de mépris pour sa folie.Mais au lieu de la ruine, la fortune était arrivée petite d’abord,sou à sou, bientôt millions à millions. Rapidement, autour de cettemère Gigogne les enfants avaient pullulé. Les aînés mal bâtis, malhabillés, chétifs comme leur mère, ainsi qu’il arrive souvent àceux qui ont souffert de la misère. Les autres, au contraire, etsurtout les plus jeunes, superbes, forts, plus forts qu’il n’estbesoin, parés avec des revêtements de décorations polychromes quin’avaient rien du misérable hourdis de mortier ou d’argile desgrands frères usés avant l’âge, semblaient, avec leurs fermes enfer et leurs façades rosés ou blanches en briques vernies, défierles fatigues du travail et des années. Alors que les premiersbâtiments se tassaient sur un terrain étroitement mesuré autour dela vieille fabrique, les nouveaux s’étaient largement espacés dansles prairies environnantes, reliés entre eux par des rails dechemin de fer, des arbres de transmission et tout un réseau defils, électriques, qui couvraient l’usine entière d’un immensefilet.

Longtemps elle resta perdue dans ledédale de ces rues, allant des puissantes cheminées, hautes etlarges, aux paratonnerres qui hérissaient les toits, aux mâtsélectriques, aux wagons de chemin de fer, aux dépôts de charbon,tâchant de se représenter par l’imagination ce que pouvait être lavie de cette petite ville morte en ce moment, lorsque tout celachauffait, fumait, marchait, tournait, ronflait avec ces bruitsformidables qu’elle avait entendus dans la plaine Saint-Denis, enquittant Paris.

Puis ses yeux descendant au village,elle vit qu’il avait suivi le même développement que l’usine :les vieux toits couverts de sedum en fleurs qui leur faisaient deschapes d’or, s’étaient tassés autour de l’église ; lesnouveaux qui gardaient encore la teinte rouge de la tuile sortiedepuis peu du four, s’étaient éparpillés dans la vallée au milieudes prairies et des arbres en suivant le cours de la rivière ;mais, contrairement à ce qui se voyait dans l’usine, c’était lesvieilles maisons qui faisaient bonne figure, avec l’apparence de lasolidité, et les neuves qui paraissaient misérables, comme si lespaysans qui habitaient autrefois le village agricole de Maraucourt,étaient alors plus à leur aise que ne l’étaient maintenant ceux del’industrie.

Parmi ces anciennes maisons une dominaitles autres par son importance, et s’en distinguait encore par lejardin planté de grands arbres qui l’entourait, descendant en deuxterrasses garnies d’espaliers jusqu’à la rivière où il aboutissaità un lavoir. Celle-là, elle la reconnut : c’était celle queM. Vulfran avait occupée en s’établissant à Maraucourt, etqu’il n’avait quittée que pour habiter son château. Que d’heuresson père, enfant, avait passées sous ce lavoir aux jours deslessives, et dont il avait gardé le souvenir pour avoir entendu là,dans le caquetage des lavandières, les longs récits des légendes dupays, qu’il avait plus tard racontés à sa fille : la Féedes tourbières, l’Enlisage des Anglais, leLeuwarou d’Hangest, et dix autres qu’elle se rappelaitcomme si elle les avait entendus la veille.

Le soleil, en tournant, l’obligea àchanger de place, mais elle n’eut que quelques pas à faire pour entrouver une valant celle qu’elle abandonnait, où l’herbe étaitaussi douce, aussi parfumée, avec une aussi belle vue sur levillage et toute la vallée, si bien que, jusqu’au soir, elle putrester là dans un état de béatitude tel qu’elle n’en avait pasgoûté depuis longtemps.

Certainement elle n’était pas assezimprévoyante pour s’abandonner aux douceurs de son repos, ets’imaginer que c’en était fini de ses épreuves. Parce qu’elle avaitassuré le travail, le pain et le coucher, tout n’était pas dit, etce qui lui restait à acquérir pour réaliser les espérances de samère paraissait si difficile qu’elle ne pouvait y penser qu’entremblant ; mais enfin, c’était un si grand résultat que de setrouver dans ce Maraucourt, où elle avait tant de chances contreelle pour n’arriver jamais, qu’elle devait maintenant ne désespérerde rien, si long que fût le temps à attendre, si dures que fussentles luttes à soutenir. Un toit sur la tête, dix sous par jour,n’était-ce pas la fortune pour la misérable fille qui n’avait pourdormir que la grand’route, et pour manger, rien autre chose quel’écorce des bouleaux ?

Il lui semblait qu’il serait sage de setracer un plan de conduite, en arrêtant ce qu’elle devait faire oune pas faire, dire ou ne pas dire, au milieu de la vie nouvelle quiallait commencer pour elle dès le lendemain ; mais celaprésentait une telle difficulté dans l’ignorance de tout où elle setrouvait, qu’elle comprit bientôt que c’était une tâche de beaucoupau-dessus de ses forces : sa mère, si elle avait pu arriver àMaraucourt, aurait sans doute su ce qu’il convenait de faire ;mais elle n’avait ni l’expérience, ni l’intelligence, ni laprudence, ni la finesse, ni aucune des qualités de cette pauvremère, n’étant qu’une enfant, sans personne pour la guider, sansappuis, sans conseils.

Cette pensée, et plus encore l’évocationde sa mère, amenèrent dans ses yeux un flot de larmes ; ellese mit alors à pleurer sans pouvoir se retenir, en répétant le motque tant de fois elle avait dit depuis son départ du cimetière,comme s’il avait le pouvoir magique de la sauver :

« Maman, chèremaman ! »

De fait, ne l’avait-il pas secourue,fortifiée, relevée quand elle s’abandonnait dans l’accablement dela fatigue et du désespoir ? eût-elle soutenu la luttejusqu’au bout, si elle ne s’était pas répété les dernières parolesde la mourante : « Je te vois… oui, je te voisheureuse » ? N’est-il pas vrai que ceux qui vont mourir,et dont l’âme flotte déjà entre la terre et le ciel, savent biendes choses mystérieuses qui ne se révèlent pas auxvivants ?

Cette crise, au lieu de l’affaiblir, luifit du bien, et elle en sortit le cœur plus fort d’espoir, exaltéde confiance, s’imaginant que la brise, qui de temps en tempspassait dans l’air calme du soir, apportait une caresse de sa mèresur ses joues mouillées et lui soufflait ses dernièresparoles : « Je te vois heureuse. »

Et pourquoi non ? Pourquoi sa mèrene serait-elle pas près d’elle, en ce moment penchée sur elle commeson ange gardien ?

Alors l’idée lui vint de s’entreteniravec elle et de lui demander de répéter le pronostic qu’elle luiavait fait à Paris. Mais quel que fût son état d’exaltation, ellen’imagina pas qu’elle pouvait lui parler comme à une vivante, avecnos mots ordinaires, pas plus qu’elle n’imagina que sa mère pouvaitrépondre avec ces mêmes mots, puisque les ombres ne parlent pascomme les vivants, bien qu’elles parlent, cela est certain, pourqui sait comprendre leur mystérieux langage.

Assez longtemps elle resta absorbée danssa recherche, penchée sur cet insondable inconnu qui l’attirait enla troublant jusqu’à l’affoler ; puis machinalement ses yeuxs’attachèrent sur un groupe de grandes marguerites qui dominaientde leurs larges corolles blanches l’herbe de la lisière danslaquelle elle était couchée, et alors, se levant vivement, ellealla en cueillir quelques-unes, qu’elle prit en fermant les yeuxpour ne pas les choisir.

Cela fait, elle revint à sa place ets’assit avec un recueillement grave ; puis, d’une main quel’émotion rendait tremblante, elle commença à effeuiller unecorolle :

« Je réussirai, un peu, beaucoup,tout à fait, pas du tout ; je réussirai, un peu, beaucoup,tout à fait, pas du tout. »

Et ainsi de suite, scrupuleusement,jusqu’à ce qu’il ne restât plus que quelques pétales.

Combien ? Elle ne voulut pas lescompter, car leur chiffre eût dit la réponse ; mais vivement,quoique son cœur fût terriblement serré, elle leseffeuilla :

« Je réussirai… un peu… beaucoup…tout à fait. »

En même temps un souffle tiède lui passadans les cheveux et sur les lèvres : la réponse de sa mère,dans un baiser, le plus tendre qu’elle lui eût donné.

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