En famille

XXI

Chez Perrine, c’était bien souvent lesévénements du jour écoulé qui faisaient les rêves de sa nuit, desorte que les derniers mois de sa vie ayant été remplis par latristesse, il en avait été de ses rêves comme de sa vie. Que defois, depuis que le malheur avait commencé à la frapper,s’était-elle éveillée baignée de sueur, étouffée par des cauchemarsqui prolongeaient dans le sommeil les misères de la réalité. À lavérité, après son arrivée à Maraucourt, sous l’influence despensées d’espoir qui renaissaient en elle, comme aussi sous celledu travail, ces cauchemars moins fréquents étaient devenus moinsdouloureux, leur poids avait pesé moins lourdement sur elle, leursdoigts de fer l’avaient serrée moins fort à la gorge.

Maintenant lorsqu’elle s’endormait,c’était au lendemain qu’elle pensait, à un lendemain assuré, oubien à l’atelier, ou bien à son île, ou bien encore à ce qu’elleavait entrepris ou voulait entreprendre pour améliorer sasituation, ses espadrilles, sa chemise, son caraco, sa jupe. Etalors son rêve, comme s’il obéissait à une suggestion mystérieuse,mettait en scène le sujet qu’elle avait taché d’imposer à sonesprit : tantôt un atelier dans lequel la baguette d’une féeremplaçant le pilon de La Quille, donnait le mouvement auxmécaniques, sans que les enfants qui les conduisaient eussentaucune peine à prendre ; tantôt un lendemain radieux, toutplein de joies pour tous ; une autre fois il faisait surgirune nouvelle île d’une beauté surnaturelle avec des paysages et desbêtes aux formes fantastiques qui n’ont de vie que dans lesrêves ; ou bien encore, plus terre à terre, son imaginationlui donnait à coudre des bottines merveilleuses qui remplaçaientses espadrilles, ou des robes extraordinaires tissées par desgénies dans des cavernes de diamants et de rubis, lesquelles robesremplaceraient à un moment donné le caraco et la jupe en indiennequ’elle se promettait.

Sans doute ce moyen de suggestionn’était pas infaillible, et son imagination inconsciente ne luiobéissait ni assez fidèlement, ni assez régulièrement pour avoir lacertitude, en fermant les yeux, que les pensées de sa nuitcontinueraient celles de sa journée, ou celles qu’elle suivaitquand le sommeil la prenait, mais enfin cette continuations’enchaînait quelquefois, et alors ces bonnes nuits lui apportaientun soulagement moral aussi bien que physique qui larelevait.

Ce soir-là quand elle s’endormit dans sahutte close, la dernière image qui passa devant ses yeux à deminoyés par le sommeil, aussi bien que la dernière idée qui flottadans sa pensée engourdie, continuèrent son voyage d’exploration auxabords de son île. Cependant ce ne fut pas précisément de ce voyagequ’elle rêva, mais plutôt de festins : dans une cuisine hauteet grande comme une cathédrale, une armée de petits marmitonsblancs, de tournure diabolique, s’empressait autour de tablesimmenses et d’un brasier infernal : les uns cassaient des œufsque d’autres battaient et qui montaient, montaient en mousseneigeuse ; et de tous ces œufs, ceux-ci gros comme des melons,ceux-là à peine gros comme des pois, ils confectionnaient des platsextraordinaires, si bien qu’ils semblaient avoir pour butd’arranger ces œufs de toutes les manières connues, sans en oublierune seule : à la coque, au fromage, au beurre noir, auxtomates, brouillés, pochés, à la crème, au gratin, en omelettesvariées, au jambon, au lard, aux pommes de terre, aux rognons, auxconfitures, au rhum qui flambait avec des lueurs d’éclairs ;et à côté de ceux-là d’autres plus importants, et quiincontestablement étaient des chefs, mélangeaient d’autres œufs àdes pâtes pour en faire des pâtisseries, des soufflés, des piècesmontées. Et chaque fois qu’elle se réveillait à moitié, elle sesecouait pour chasser ce rêve bête, mais toujours il reprenait etles marmitons qui ne la lâchaient point continuaient leur travailfantastique, si bien que quand le sifflet de l’usine la réveilla,elle en était encore à suivre la préparation d’une crème auchocolat dont elle retrouva le goût et le parfum sur seslèvres.

Et alors, quand la lucidité commença àse faire dans son esprit qui s’ouvrait, elle comprit que ce quil’avait frappée dans son voyage, ce n’était ni le charme, ni labeauté, ni la tranquillité de son île, mais tout simplement lesœufs de sarcelle qui avaient dit à son estomac que depuis quinzejours bientôt, elle ne lui donnait que du pain sec et del’eau : et c’étaient ces œufs qui avaient guidé son rêve enlui montrant ces marmitons et toutes ces cuisinesfantastiques ; il avait faim de ces bonnes choses cet estomacet il le disait à sa manière en provoquant ces visions, qui enréalité n’étaient que des protestations.

Pourquoi n’avait-elle pas pris ces œufs,ou quelques-uns de ces œufs qui n’appartenaient à personne, puisquela sarcelle qui les avait pondus était une bête sauvage ?Assurément, n’ayant à sa disposition ni casserole, ni poêle, niustensile d’aucune sorte, elle ne pouvait se préparer aucun desplats qui venaient de défiler devant ses yeux, tous plusalléchants, plus savants les uns que les autres ; mais c’estlà le mérite des œufs précisément qu’ils n’ont pas besoin depréparations savantes : une allumette pour mettre le feu à unpetit tas de bois sec ramassé dans les taillis, et sous la cendreil lui était facile de les faire cuire comme elle voulait, à lacoque ou durs, en attendant qu’elle pût se payer une casserole ouun plat. Pour ne pas ressembler au festin que son rêve avaitinventé, ce serait un régal qui aurait son prix.

Plus d’une fois pendant son travail cepourquoi lui revint à l’esprit, et si ce ne fut pas avec lecaractère d’une obsession comme son rêve, il fut cependant assezpressant pour qu’à la sortie elle se trouvât décidée à acheter uneboîte d’allumettes et un sou de sel ; puis ces acquisitionsfaites elle partit en courant pour revenir à sonentaille.

Elle avait trop bien retenu la place dunid pour ne pas le retrouver tout de suite, mais ce soir-là la mèrene l’occupait pas ; seulement elle y était venue à un momentquelconque de la journée, puisque maintenant au lieu de dix œufs ily en avait onze ; ce qui prouvait que n’ayant pas fini depondre elle ne couvait pas encore.

C’était là une bonne chance, d’abordparce que les œufs seraient frais, et puis parce qu’en en prenantseulement cinq ou six la sarcelle, qui ne savait pas compter, nes’apercevrait de rien.

Autrefois Perrine n’eût pas eu de cesscrupules et elle eût vidé complètement le nid, sans aucun souci,mais les chagrins qu’elle avait éprouvés lui avaient mis au cœurune compassion attendrie pour les chagrins des autres, de même queson affection pour Palikare lui avait inspiré pour toutes les bêtesune sympathie qu’elle ne connaissait pas en son enfance. Cettesarcelle n’était-elle pas une camarade pour elle ? Ou plutôten continuant son jeu, une sujette ? Si les rois ont le droitd’exploiter leurs sujets et d’en vivre, encore doivent-ils garderavec eux certains ménagements.

Quand elle avait décidé cette chasse,elle avait en même temps arrêté la manière de la faire cuire :bien entendu ce ne serait pas dans l’aumuche, car le plus légerflocon de fumée qui s’en échapperait pourrait donner l’éveil à ceuxqui le verraient, mais simplement dans une carrière du taillis oùcampaient les nomades qui traversaient le village, et où parconséquent ni un feu, ni de la fumée ne devaient attirerl’attention de personne. Promptement elle ramassa une brassée debois mort et bientôt elle eut un brasier dans les cendres duquelelle fit cuire un de ses œufs, tandis qu’entre deux silex bienpropres et bien polis elle égrugeait une pincée de sel pour qu’ilfondît mieux. À la vérité il lui manquait un coquetier ; maisc’est là un ustensile qui n’est indispensable qu’à qui dispose dusuperflu. Un petit trou fait dans son morceau de pain lui en tintlieu. Et bientôt elle eut la satisfaction de tremper une mouillettedans son œuf cuit à point ; à la première bouchée, il luisembla qu’elle n’en n’avait jamais mangé d’aussi bon, et elle sedit qu’alors même que les marmitons de son rêve existeraientréellement ils ne pourraient certainement pas faire quelque chosequi approchât de cet œuf de sarcelle à la coque, cuit sous lescendres.

Réduite la veille à son seul pain sec,et n’imaginant pas qu’elle pût y rien ajouter avant plusieurssemaines, des mois, peut-être, ce souper aurait dû satisfaire sonappétit et les tentations de son estomac. Cependant il n’en fut pasainsi ; et elle n’avait pas fini son œuf qu’elle se demandaitsi elle ne pourrait pas accommoder d’une autre façon ceux qui luirestaient, aussi bien que ceux qu’elle se promettait de se procurerpar de nouvelles trouvailles. Bon, très bon l’œuf à la coque ;mais bonne aussi une soupe chaude liée avec un jaune d’œuf. Etcette idée de soupe lui avait trotté par la tête avec le très vifregret d’être obligée de renoncer à sa réalisation. Sans doute laconfection de ses espadrilles et de sa chemise lui avait inspiréune certaine confiance, en lui démontrant ce qu’on peut obteniravec de la persévérance. Mais cette confiance n’allait pas jusqu’àcroire qu’elle pourrait jamais se fabriquer une casserole en terreou en fer-blanc pour faire sa soupe, pas plus qu’une cuiller enmétal quelconque ou simplement en bois pour la manger. Il y avaitlà des impossibilités contre lesquelles elle se casserait latête ; et, en attendant qu’elle eût gagné l’argent nécessairepour l’acquisition de ces deux ustensiles, elle devrait, en fait desoupe, se contenter du fumet qu’elle respirait en passant devantles maisons, et du bruit des cuillers qui lui arrivait.

C’était ce qu’elle se disait un matin ense rendant à son travail, lorsqu’un peu avant d’entrer dans levillage, à la porte d’une maison d’où l’on avait déménagé laveille, elle vit un tas de vieille paille jeté sur le bas côté duchemin avec des débris de toutes sortes, et parmi ces débris elleaperçut des boites en fer-blanc qui avaient contenu des conservesde viande, de poisson, de légumes ; il y en avait dedifférentes formes, grandes, petites, hautes, plates.

En recevant l’éclair que leur surfacepolie lui envoyait, elle s’était arrêtée machinalement ; maiselle n’eut pas une seconde d’hésitation : les casseroles, lesplats, les cuillers, les fourchettes qui lui manquaient, venaientde lui sauter aux yeux ; pour que sa batterie de cuisine fûtaussi complète qu’elle la pouvait désirer, elle n’avait qu’à tirerparti de ces vieilles boîtes. D’un saut elle traversa le chemin, età la hâte fit choix de quatre boîtes qu’elle emporta en courantpour aller les cacher au pied d’une haie, sous un tas de feuillessèches : au retour le soir, elle les retrouverait là et alors,avec un peu d’industrie, tous les menus qu’elle inventaitpourraient être mis à exécution.

Mais les retrouverait-elle ? Ce futla question qui pendant toute la journée la préoccupa. Si on leslui prenait, elle n’aurait donc arrangé toutes ses combinaisons detravail que pour les voir lui échapper au moment même où ellecroyait pouvoir les réaliser.

Heureusement aucun de ceux qui passèrentpar là ne s’avisa de les enlever, et quand la journée finie ellerevint à la haie, après avoir laissé passer le flot des ouvriersqui suivaient ce chemin, elles étaient à la place même où elle lesavait cachées.

Comme elle ne pouvait pas plus faire dubruit dans son île que de la fumée, ce fut dans la carrière qu’elles’établit, espérant trouver là les outils qui lui étaientnécessaires, c’est-à-dire des pierres dont elle ferait des marteauxpour battre le fer-blanc ; d’autres plates qui lui serviraientd’enclumes, ou rondes de mandrins ; d’autres seraient desciseaux avec lesquels elle le couperait.

Ce fut ce travail qui lui donna le plusde peine, et il ne lui fallut pas moins de trois jours pourfaçonner une cuiller ; encore n’était-il pas du tout prouvéque si elle l’avait montrée à quelqu’un, on eût deviné que c’étaitune cuiller ; mais comme c’en était une qu’elle avait voulufabriquer, cela suffisait, et d’autre part, comme elle mangeaitseule, elle n’avait pas à s’inquiéter des jugements qu’on pouvaitporter sur ses ustensiles de table.

Maintenant pour faire la soupe dont elleavait si grande envie, il ne lui manquait plus que du beurre et del’oseille.

Pour le beurre, il en était comme dupain et du sel ; ne pouvant pas le faire de ses propres mains,puisqu’elle n’avait pas de lait, elle devait l’acheter.

Mais pour l’oseille elle économiseraitcette dépense, par une recherche dans les prairies où non seulementelle trouverait de l’oseille sauvage, mais aussi des carottes, dessalsifis qui tout en n’ayant ni la beauté, ni la grosseur deslégumes cultivés, seraient encore très bons pour elle.

Et puis il n’y avait pas que des œufs etdes légumes dont elle pouvait composer le menu de son dîner,maintenant qu’elle s’était fabriqué des vases pour les cuire, unecuiller en fer-blanc et une fourchette en bois pour les manger, ily avait aussi les poissons de l’étang, si elle était assez adroitepour les prendre. Que fallait-il pour cela ? Des lignesqu’elle amorcerait avec des vers qu’elle chercherait dans la vase.De la ficelle qu’elle avait achetée pour ses espadrilles, ilrestait un bon bout ; elle n’eut qu’à dépenser un sou pour deshameçons ; et avec des crins de cheval qu’elle ramassa devantla forge, ses lignes furent suffisantes pour pêcher plusieurssortes de poissons, sinon les plus beaux de l’entaille qu’ellevoyait, dans l’eau claire, passer dédaigneux devant ses amorcestrop simples, au moins quelques-uns des petits, moins difficiles,et qui pour elle étaient d’une grosseur bien suffisante.

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