En famille

XXXVII

Toute la nuit le château fut plein demouvement et de bruit, car successivement arrivèrent : deParis, M. et Mme Stanislas Paindavoine, prévenus parThéodore ; de Boulogne, M. et Mme Bretoneux, avertispar Casimir ; enfin de Dunkerque et de Rouen, les deux fillesde Mme Bretoneux avec leurs maris et leurs enfants. Personnen’aurait manqué au service de ce pauvre Edmond. D’ailleurs nefallait-il pas être là pour prendre position et sesurveiller ? Maintenant que la place était vide, et bien videà jamais, qui allait s’en emparer ? C’était l’heure desmanœuvres habiles où chacun devait s’employer entièrement, avectoute son énergie, toute son intelligence, toute son intrigue. Queldésastre si cette industrie qui était une des forces du pays,tombait aux mains d’un incapable comme Théodore ! Quel malheursi un esprit borné comme Casimir en prenait la direction ! Etaucune des deux familles n’avait la pensée d’admettre qu’uneassociation fut possible, qu’un partage pût se faire entre les deuxcousins : on voulait tout pour soi ; l’autre n’auraitrien : quels droits d’ailleurs avait-il à faire valoir cetautre ?

Perrine s’attendait à la visite matinalede Mme Bretoneux, et aussi à celle deMme Paindavoine ; mais elle ne reçut ni l’une ni l’autre,ce qui lui fit comprendre qu’on ne croyait plus avoir besoind’elle, au moins pour le moment. Qu’était-elle en effet dans cettemaison ? Maintenant c’était le frère de M. Vulfran, sasœur, ses neveux, ses nièces, ses héritiers, enfin, qui y étaientles maîtres.

Elle s’attendait aussi à ce queM. Vulfran l’appellerait pour qu’elle le conduisît à l’église,comme elle le faisait tous les dimanches depuis qu’elle avaitremplacé Guillaume ; mais il n’en fut rien, et quand lescloches, qui depuis la veille sonnaient des glas de quart d’heureen quart d’heure, annoncèrent la messe, elle le vit monter enlandau appuyé sur le bras de son frère, accompagné de sa sœur et desa belle-sœur, tandis que les membres de la famille prenaient placedans les autres voitures.

Alors, n’ayant pas de temps à perdre,elle qui devait faire à pied le trajet du château à l’église, ellepartit au plus vite.

Elle quittait une maison sur laquelle laMort avait étendu son linceul ; elle fut surprise entraversant à la hâte les rues du village, de remarquer qu’ellesavaient leur air des dimanches, c’est-à-dire que les cabaretsétaient pleins d’ouvriers qui buvaient en bavardant avec un tapageassourdissant, tandis que le long des maisons, assises sur deschaises, ou sur le pas de leur porte, les femmes causaient et queles enfants jouaient dans les cours. Personne n’assisterait-il doncau service ?

En entrant dans l’église où elle avaiteu peur de ne pas pouvoir entrer, elle la vit à moitié vide :dans le chœur était rangée la famille ; çà et là se montraientles autorités du village, les fournisseurs, le haut personnel desusines, mais rares, très rares étaient les ouvriers, hommes,femmes, enfants qui, en cette journée dont les conséquencespouvaient être si graves pour eux cependant, avaient eu la penséede venir joindre leurs prières à celles de leur patron.

Le dimanche sa place était à côté de M,Vulfran, mais comme elle n’avait pas qualité pour l’occuper, elleprit une chaise à côté de Rosalie qui accompagnait sa grand’mère engrand deuil.

« Hélas ! mon pauvre petitEdmond, murmura la vieille nourrice qui pleurait, quelmalheur ! Qu’est-ce que ditM. Vulfran ? »

Mais l’office qui commençait dispensaPerrine de répondre, et ni Rosalie, ni Françoise ne lui adressèrentplus la parole, voyant combien elle était bouleversée.

À la sortie, elle fut arrêtée parMlle Belhomme qui, comme Françoise, voulut l’interroger sur,M. Vulfran, et à qui elle dut répondre qu’elle ne l’avait pasvu depuis la veille.

« Vous rentrez à pied ?demanda l’institutrice.

– Mais oui.

– Eh bien, nous ferons route ensemblejusqu’aux écoles. »

Perrine eût voulu être seule, mais ellene pouvait pas refuser, et elle dut suivre la conversation del’institutrice.

« Savez-vous à quoi je pensais enregardant M. Vulfran se lever, s’asseoir, s’agenouillerpendant l’office, si brisé, si accablé qu’il semblait toujoursqu’il ne pourrait pas se redresser ? C’est que pour lapremière fois aujourd’hui, il a peut-être été bon pour lui d’êtreaveugle.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il n’a pas vu combienl’église était peu remplie. C’eût été une douleur de plus que cetteindifférence de ses ouvriers à son malheur.

–Ils n’étaient pas nombreux, cela estvrai.

– Au moins il ne l’a pas vu.

– Mais êtes-vous sûre qu’il ne s’en soitpas rendu compte par le silence vide de l’église en même temps quepar le brouhaha des cabarets, quand il a traversé les rues duvillage ? Avec les oreilles il reconstitue bien deschoses.

– Cela serait un chagrin de plus pourlui, dont il n’a pas besoin, le pauvre homme ; etcependant… »

Elle fit une pause pour retenir cequ’elle allait dire ; mais comme elle n’avait pas l’habitudede jamais cacher ce qu’elle pensait, elle ajouta :

« Et cependant ce serait une leçon,une grande leçon, car voyez-vous, mon enfant, nous ne pouvonsdemander aux autres de s’associer à nos douleurs, que lorsque nousnous associons nous-mêmes à celles qu’ils éprouvent, ou à leursouffrance ; et on peut le dire, parce que c’est l’expressionde la stricte vérité… »

Elle baissa la voix :

« … Ce n’a jamais été le cas deM. Vulfran : homme juste avec les ouvriers, leuraccordant ce qu’il leur croit dû, mais c’est tout ; et laseule justice, comme règle de ce monde, ce n’est pas assez :n’être que juste, c’est être injuste. Comme il est regrettable queM. Vulfran n’ait jamais eu l’idée qu’il pouvait être un pèrepour ses ouvriers ; mais entraîné, absorbé par ses grandesaffaires, il n’a appliqué son esprit supérieur qu’aux seulesaffaires. Quel bien il eût pu faire cependant, non seulement icimême, ce qui serait déjà considérable, mais partout par l’exempledonné. Qu’il en eût été ainsi, et vous pouvez être certaine quenous n’aurions pas vu aujourd’hui… ce que nousvoyons. »

Cela pouvait être vrai, mais Perrinen’était pas en situation d’apprécier la morale de ces paroles, quila blessaient par ce qu’elles disaient, autant que parce qu’elleles entendait de la bouche de Mlle Belhomme, pour qui elles’était vite prise d’une affection respectueuse. Qu’une autre eûtexprimé ces idées, il lui semblait que cela l’eût laisséeindifférente, mais elle souffrait de ce qu’elles étaient cellesd’une femme en qui elle avait mis une grande confiance.

En arrivant devant les écoles elle sehâta donc de la quitter.

« Pourquoi n’entrez-vous pas, nousdéjeunerions ensemble, dit Mlle Belhomme qui avait deviné queson élève ne devait pas prendre place à la table de lafamille.

– Je vous remercie :M. Vulfran peut avoir besoin de moi.

– Alors rentrez. »

Mais en arrivant au château elle vit queM. Vulfran n’avait pas besoin d’elle, et même qu’il ne pensaitpas du tout à elle ; car Bastien qu’elle rencontra dansl’escalier lui dit qu’en descendant de voiture, M. Vulfrans’était enfermé dans son cabinet, où personne ne devaitentrer :

« En un jour comme aujourd’hui, ilne veut même pas déjeuner avec la famille.

– Elle reste, lafamille ?

– Vous pensez bien que non ; aprèsle déjeuner, tout le monde part ; je crois qu’il ne voudramême pas recevoir les adieux de ses parents. Ah ! il est bienaccablé. Qu’est-ce que nous allons devenir, mon Dieu ! Ilfaudra nous aider.

– Que puis-je ?

– Vous pouvez beaucoup :M. Vulfran a confiance en vous, et il vous aimebien.

– Il m’aime !

– Je sais ce que je dis, et c’est gros,cela. »

Comme Bastien l’avait annoncé, toute lafamille partit après le déjeuner ; mais jusqu’au soir Perrineresta dans sa chambre sans que M. Vulfran la fitappeler ; ce fut seulement un peu avant le coucher que Bastienvint lui dire que le patron la prévenait de se tenir prête àl’accompagner le lendemain matin à l’heure habituelle.

« Il veut se remettre au travail,mais le pourra-t-il ? Ce sera le mieux : le travail c’estsa vie. »

Le lendemain à l’heure fixée, comme tousles matins elle se trouva dans le hall, attendant M. Vulfran,et bientôt elle le vit paraître, marchant courbé, conduit parBastien, qui, silencieusement fit un signe attristé pour dire quela nuit avait été mauvaise.

« Aurélie est-elle là ? »demanda-t-il d’une voix altérée, dolente et faible comme celle d’unenfant malade.

Elle s’avança vivement :

« Me voilà, monsieur.

– Montons en voiture. »

Elle eût voulu l’interroger, mais ellen’osa pas ; une fois assis en voiture, il s’affaissa et, latête inclinée en avant, il ne prononça pas un mot.

Au bas du perron des bureaux, Talouel setenait prêt à le recevoir et à l’aider à descendre ; ce qu’ilfit, obséquieusement :

« Je suppose que vous vous êtessenti assez fort pour venir, dit-il d’une voix compatissante quicontrastait avec l’éclat de ses yeux.

– Je ne me suis pas senti fort dutout ; mais je suis venu parce que je devais venir.

– C’est ce que je voulaisdire… »

M. Vulfran lui coupa la parole enappelant Perrine et en se faisant conduire par elle à soncabinet.

Bientôt commença le dépouillement de lacorrespondance, qui était volumineuse, comprenant les lettres dedeux jours ; il le laissa se faire, sans une seuleobservation, un seul ordre, comme s’il était sourd ouendormi.

Ensuite venait la réunion des chefs deservices, dans laquelle devait ce jour-là se décider une grossequestion, qui engageait sérieusement les intérêts de lamaison : devait-on vendre les grandes provisions de jute qu’onavait aux Indes et en Angleterre, en ne gardant que ce qui étaitindispensable à la fabrication courante des usines pendant uncertain temps, ou bien devait-on faire de nouveaux achats ? enun mot se mettre à la hausse ou à la baisse ?

Habituellement les affaires de ce genrese traitaient avec une méthode rigoureuse, dont personne nes’écartait : chacun à tour de rôle, en commençant par le plusjeune, donnait son avis et développait ses raisons ;M. Vulfran écoutait, et à la fin, faisait connaître larésolution qu’il se proposait de suivre ; – ce qui ne voulaitpas dire qu’il la suivrait, car plus d’une fois on apprenait, sixmois ou un an après, qu’il avait fait précisément le contraire dece qu’il avait dit ; mais en tout cas, il se prononçait avecune netteté qui émerveillait ses employés, et toujours ladiscussion aboutissait.

Ce matin-là la délibération suivit samarche ordinaire, chacun expliqua ses raisons pour vendre ou pouracheter ; mais quand vint le tour de parole de Talouel, ce nefut pas une affirmation que celui-ci produisit, ce fut undoute :

« Je n’ai jamais été siembarrassé ; il y a de bien bonnes raisons pour, mais il y ena de bien fortes contre. »

Il était sincère, en confessant cetembarras, car c’était une règle chez lui de suivre la discussionsur la physionomie du maître, bien plus que sur les lèvres de celuiqui parlait, et de se décider d’après ce que disait cettephysionomie, qu’il avait appris à connaître par une longuepratique, sans s’inquiéter de ce qu’il pouvait penserlui-même : que pouvait d’ailleurs peser son opinion dans labalance, où de l’autre côté, ce qu’il mettait était une flatterieau patron, dont il devait toujours et en tout devancer lesentiment ? Or, ce matin-la, cette physionomie n’avaitabsolument rien exprimé, qu’un vague exaspérant. Voulait-ilacheter, voulait-il vendre ? À vrai dire il semblait ne pasprendre souci plus de l’un que de l’autre ; absent, envolé,perdu dans un autre monde que celui des affaires.

Après Talouel, deux conclusions furentencore émises, puis ce fut au patron de rendre son arrêt ; etcomme toujours, même plus complet que toujours, s’établit unrespectueux silence, tandis que les yeux restaient attachés surlui.

On attendait, et comme il ne disait rienon s’interrogeait du regard : avait-il donc perdul’intelligence ou le sentiment de la réalité ?

Enfin il leva le bras, etdit :

« Je vous avoue que je ne sais quedécider. »

Quelle stupéfaction ! Eh quoi, ilen était là !

Pour la première fois depuis qu’on leconnaissait, il se montrait indécis, lui toujours si résolu, sibien maître de sa volonté.

Et les regards, qui tout à l’heure secherchaient, évitaient maintenant de se rencontrer : les unspar compassion ; les autres, particulièrement ceux de Talouelet des neveux, de peur de se trahir.

Il dit encore :

« Nous verrons plustard. »

Alors chacun se retira, sans dire unmot, et en s’en allant, sans échanger ses réflexions.

Resté seul avec Perrine, assise à lapetite table d’où elle n’avait pas bougé, il ne parut pas faireattention au départ de ses employés, et garda son attitudeaccablée.

Le temps s’écoula, il ne bougea point.Souvent elle l’avait vu rester, immobile devant sa fenêtre ouverte,plongé dans ses pensées ou ses rêves, et cette attitudes’expliquait de même que son inaction et son mutisme, puisqu’il nepouvait ni lire, ni écrire ; mais alors elle ne ressemblait enrien à celle de maintenant, et à le regarder, l’oreille attentive,on pouvait voir sur sa physionomie mobile, que par les bruits del’usine il suivait son travail comme s’il le surveillait de sesyeux, dans chaque atelier ou chaque cour : le battement desmétiers, les échappements de la vapeur, les ronflements descannetières, les lamentables gémissements de la valseuse, ledécrochage et l’accrochage des wagons, le roulement des wagonets,les coups de sifflet des locomotives, les commandements demanœuvres, même le sabotage des ouvriers quand ils traversaientd’un pas traîné un chemin pavé, rien ne se confondait pour lui, etde tout il se rendait un compte exact, qui lui permettait de savoirce qui se faisait, et avec quelle activité ou quelle nonchalancecela se faisait.

Mais maintenant oreille, visage,physionomie, mouvements, tout paraissait pétrifié, momifié commel’eût été une statue. Cela était si saisissant que Perrine, dans cesilence, se sentait envahie par une sorte de terreur quil’anéantissait.

Tout à coup, il mit ses deux mains surson visage, et d’une voix forte, avec la conscience d’être seul, ouplutôt sans conscience de l’endroit où il était et de ceux quipouvaient l’entendre, il dit :

« Mon Dieu, mon Dieu, vous vousêtes retiré de moi. Qu’ai-je donc fait pour que vousm’abandonniez ? »

Puis le silence reprit plus écrasant,plus lugubre, pour Perrine, que ce cri avait bouleversée, bienqu’elle ne pût pas mesurer toute l’étendue et la profondeur dudésespoir qu’il accusait. C’est qu’en effet, M. Vulfran, parla grande fortune qu’il avait faite et la situation qu’il occupait,en était arrivé à croire qu’il était un privilégié, en quelquesorte un élu, dont la Providence se servait pour conduire le monde.Parti de si bas, comment serait-il parvenu si haut, s’il n’avaitété servi que par sa seule intelligence ? Une maintoute-puissante l’avait donc tiré de la foule pour de grandeschoses, et plus tard guidé si sûrement, que ses idées avaienttoujours obéi à une inspiration supérieure, de même que ses actes àune direction infaillible ; ce qu’il désirait avait toujoursréussi ; dans ses batailles, il avait toujours triomphé, ettoujours ses adversaires avaient succombé. Mais voilà que tout àcoup ce qu’il voulait le plus ardemment, ce qu’il se croyait sûrd’obtenir, pour la première fois ne se réalisait pas : ilattendait son fils, il savait qu’il allait le voir arriver, toutesa vie était désormais arrangée pour cette réunion ; et sonfils était mort.

Alors quoi ?

Il ne comprenait pas, – ni le présent,ni le passé.

Qu’avait-il été ?

Qu’était-il ?

Et si vraiment il avait été ce quependant quarante ans il avait cru être, pourquoi ne l’était-ilplus ?

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