En famille

XXII

Très occupée par ces divers travaux quilui prenaient toutes ses soirées, elle resta plus d’une semainesans aller voir Rosalie ; et comme, par une de leurs camaradesaux cannetières qui logeait chez mère Françoise, elle eut de sesnouvelles ; d’autre part comme elle craignait d’être reçue parla terrible tante Zénobie, elle laissa les jours s’ajouter auxjours ; mais à la fin, un soir elle se décida à ne pas rentrertout de suite chez elle, où d’ailleurs elle n’avait pas à faire sondîner, composé d’un poisson froid pris et cuit laveille.

Justement Rosalie était seule dans lacour, assise sous un pommier ; en apercevant Perrine elle vintà la barrière d’un air à moitié fâché et à moitiécontent :

« Je croyais que vous vouliez, neplus venir ?

– J’ai été occupée.

– À quoi donc ? »

Perrine ne pouvait pas ne pasrépondre : elle, montra ses espadrilles, puis elle racontacomment elle avait confectionné sa chemise.

« Vous ne pouviez pas emprunter desciseaux aux gens de votre maison ? dit Rosalieétonnée.

– Il n’y a pas de gens qui puissent meprêter, des ciseaux dans ma maison.

– Tout le monde a desciseaux. »

Perrine se demanda si elle devaitcontinuer à garder le secret sur son installation, mais pensantqu’elle ne pourrait le faire que par des réticences qui fâcheraientRosalie, elle se décida à parler.

« Personne ne demeure dans mamaison, dit-elle en souriant.

– Pas possible.

– C’est pourtant vrai, et voilàpourquoi, ne pouvant pas non plus me procurer une casserole pour mefaire de la soupe et une cuiller pour la manger, j’ai dû lesfabriquer, et je vous assure que pour la cuiller ç’a été plusdifficile que pour les espadrilles.

– Vous voulez rire.

– Mais non, je vousassure. »

Et sans rien dissimuler, elle racontason installation dans l’aumuche, ainsi que ses travaux pourfabriquer ses ustensiles, ses chasses aux œufs, ses pêches dansl’entaille, ses cuisines dans la carrière.

À chaque instant Rosalie poussait desexclamations de joie comme si elle entendait une histoire tout àfait extraordinaire :

« Ce que vous devez vousamuser ! s’écria-t-elle quand Perrine expliqua comment elleavait fait sa première soupe à l’oseille.

– Quand ça réussit, oui ; maisquand ça ne marche pas ! J’ai travaillé trois jours pour macuiller ; je ne pouvais pas arriver à creuser lapalette : j’ai gâché deux morceaux de fer-blanc ; il nem’en restait plus qu’un seul ; pensez à ce que je me suisdonné de coups de caillou sur les doigts.

– Je pense à votre soupe

– C’est vrai qu’elle étaitbonne…

– Je vous crois.

– Pour moi qui n’en mange jamais, et nemange non plus rien de chaud.

– Moi j’en mange tous les jours, mais cen’est pas la même chose : est-ce drôle qu’il y ait del’oseille dans les prairies, et des carottes, et dessalsifis !

– Et aussi du cresson, de la ciboulette,des mâches, des panais, des navets, des raiponces, des bettes etbien d’autres plantes bonnes à manger.

– Il faut savoir.

– Mon père m’avait appris à lesconnaître. »

Rosalie garda le silence un moment d’unair réfléchi ; à la fin elle se décida :

« Voulez-vous que j’aille vousvoir ?

– Avec plaisir si vous me promettez dene dire à personne où je demeure.

– Je vous le promets.

– Alors quand voulez-vousvenir ?

– J’irai dimanche chez une de mes tantesà Saint-Pipoy ; en revenant dans l’après-midi je peuxm’arrêter. »

À son tour Perrine eut un momentd’hésitation, puis d’un air affable :

« Faites mieux, dînez avecmoi. »

En vraie paysanne qu’elle était, Rosalies’enferma dans des réponses cérémonieuses, sans dire ni oui ninon ; mais il était facile de voir qu’elle avait une envietrès vive d’accepter.

Perrine insista :

« Je vous assure que vous me ferezplaisir, je suis si isolée !

– C’est tout de même vrai.

– Alors c’est entendu ; maisapportez votre cuiller, car je n’aurai ni le temps ni le fer-blancpour en fabriquer une seconde.

– J’apporterai aussi mon pain, n’est cepas ?

– Je veux bien. Je vous attendrai dansla carrière ; vous me trouverez occupée à macuisine. »

Perrine était sincère en disant qu’elleaurait plaisir à recevoir Rosalie, et à l’avance elle s’en fitfête : une invitée à traiter, un menu à composer, sesprovisions à trouver, quelle affaire ! et son importancedevint quelque chose de sensible pour elle-même : qui lui eûtdit quelques jours plus tôt qu’elle pourrait donner à dîner à uneamie ?

Ce qu’il y avait de grave, c’étaient lachasse et la pêche, car si elle ne dénichait pas des œufs, et nepêchait pas du poisson, ce dîner serait réduit à une soupe àl’oseille, ce qui serait vraiment par trop maigre. Dès le vendredielle employa sa soirée à parcourir les entailles voisines, où elleeut la chance de découvrir un nid de poule d’eau ; il est vraique les œufs des poules d’eau sont plus petits que ceux dessarcelles, mais elle n’avait pas le droit d’être trop difficile.D’ailleurs sa pêche fut meilleure, et elle eut l’adresse de prendreavec sa ligne amorcée d’un ver rouge une jolie perche, qui devaitsuffire à son appétit et à celui de Rosalie. Elle voulut cependantavoir en plus un dessert, et ce fut un groseillier à maquereaupoussé sous un têtard de saule qui le lui fournit ; peut-êtreles groseilles n’étaient-elles pas parfaitement mûres, mais c’estune des qualités de ce fruit de pouvoir se manger vert.

Quand à la fin de l’après-midi dudimanche Rosalie arriva dans la carrière, elle trouva Perrineassise devant son feu sur lequel la soupebouillait :

« Je vous ai attendue pour mêler lejaune d’œuf à la soupe, dit Perrine, vous n’aurez qu’à tourner avecvotre bonne main pendant que je verserai doucement lebouillon ; le pain est taillé. »

Bien que Rosalie eût fait toilette pource dîner, elle ne craignit pas de se prêter à ce travail qui étaitun jeu, et des plus amusants pour elle encore.

Bientôt la soupe fut achevée, et il n’yeut plus qu’à la porter dans l’île, ce que fit Perrine.

Pour recevoir sa camarade qui tenaitencore sa main en écharpe, elle avait rétabli la planche servant depont :

« Moi, c’est à la perche quej’entre et sors, dit-elle, mais cela n’eût pas été commode pourvous, à cause de votre main. »

La porte de l’aumuche ouverte, Rosalieayant aperçu dressées dans les quatre coins des gerbes de fleursvariées, l’une de massettes, l’autre de butomes rosés, celle-cid’iris jaunes, celle-là d’aconit aux clochettes bleues, et à terrele couvert mis, poussa une exclamation qui paya Perrine de sespeines.

« Que c’estjoli ! »

Sur un lit de fougère fraîche deuxgrandes feuilles de patience se faisaient vis-à-vis en guised’assiettes, et sur une feuille de berce beaucoup plus grande,comme il convient pour un plat, la perche était dressée entourée decresson ; c’était une feuille aussi, mais plus petite, quiservait de salière, comme c’en était une autre qui remplaçait lecompotier pour les groseilles à maquereau ; entre chaque platétait piquée une fleur de nénuphar qui sur cette fraîche verdurejetait sa blancheur éblouissante.

« Si vous voulez vousasseoir », dit Perrine en lui tendant la main.

Et quand elles eurent pris place en facel’une de l’autre, le dîner commença.

« Comme j’aurais été fâchée den’être pas venue, dit Rosalie, parlant la bouche pleine, c’est sijoli et si bon.

– Pourquoi donc ne seriez-vous pasvenue ?

– Parce qu’on voulait m’envoyer àPicquigny pour M. Bendit qui est malade.

– Qu’est-ce qu’il a,M. Bendit ?

– La fièvre typhoïde ; il est trèsmalade, à preuve que depuis hier il ne sait pas ce qu’il dit, et nereconnaît plus personne ; c’est pour cela qu’hier justementj’ai été pour venir vous chercher.

– Moi ! Et pourquoifaire ?

– Ah ! voilà une idée que j’aieue.

– Si je peux quelque chose pourM. Bendit, je suis prête : il a été bon pour moi ;mais que peut une pauvre fille ? Je ne comprendspas.

– Donnez-moi encore un peu de poisson,avec du cresson, et je vais vous l’expliquer. Vous savez queM. Bendit est l’employé chargé de la correspondance étrangère,c’est lui qui traduit les lettres anglaises et allemandes. Commemaintenant il n’a plus sa tête, il ne peut plus rien traduire. Onvoulait faire venir un. autre employé pour le remplacer ; maiscomme celui-là pourrait bien garder la place quand M. Benditsera guéri, s’il guérit, M. Fabry et M. Mombleux ontproposé de se charger de son travail, afin qu’il retrouve sa placeplus tard. Mais voilà qu’hier M. Fabry a été envoyé en Écosse,et M. Mombleux est resté embarrassé, parce que s’il lit assezbien l’allemand, et s’il peut faire les traductions de l’anglaisavec M. Fabry, qui a passé plusieurs années en Angleterre,quand il est tout seul, ça ne va plus aussi bien, surtout quand ils’agit de lettres en anglais dont il faut deviner l’écriture. Ilexpliquait ça à table où je le servais, et il disait qu’il avaitpeur d’être obligé de renoncer à remplacer M. Bendit ;alors j’ai eu idée de lui dire que vous parliez l’anglais comme lefrançais…

– Je parlais français avec mon père,anglais avec ma mère, et quand nous nous entretenions tous lestrois ensemble, nous employions tantôt une langue, tantôt l’autre,indifféremment, sans y faire attention

– Pourtant je n’ai pas osé ; maismaintenant, est-ce que je peux lui dire cela ?

– Certainement, si vous croyez qu’ilpeut avoir besoin d’une pauvre fille comme moi.

– Il ne s’agit pas d’une pauvre fille oud’une demoiselle, il s’agit de savoir si vous parlezl’anglais.

– Je le parle, mais traduire une lettred’affaires, c’est autre chose.

– Pas avec M. Mombleux qui connaîtles affaires.

– Peut-être. Alors, s’il en est ainsi,dites à M. Mombleux que je serais bien heureuse de pouvoirfaire quelque chose pour M. Bendit.

– Je le lui dirai. »

La perche, malgré sa grosseur, avait étédévorée, et le cresson avait aussi disparu. On arrivait au dessert.Perrine se leva et remplaça les feuilles de berce sur lesquelles lepoisson avait été servi par des feuilles de nénuphar en forme decoupe, veinées et vernissées comme eût pu l’être le plus beau desémaux : puis elle offrit ses groseilles àmaquereau :

« Acceptez donc, dit-elle en riantcomme si elle avait joué à la poupée, quelques fruits de monjardin.

– Où est-il, votrejardin ?

– Sur notre tête : un groseillier apoussé dans les branches d’un des saules qui sert de pilier à lamaison.

– Savez-vous que vous n’allez paspouvoir l’occuper longtemps encore votre maison ?

– Jusqu’à l’hiver, je pense.

– Jusqu’à l’hiver ! Et la chasse aumarais qui va ouvrir ; à ce moment l’aumuche servira poursûr.

– Ah ! mon Dieu. »

La journée qui avait si bien commencéfinit sur cette terrible menace, et cette nuit-là fut certainementla plus mauvaise que Perrine eût passée dans son île depuis qu’ellel’occupait.

Où irait-elle ?

Et tous ses ustensiles, qu’elle avait eutant de peine à réunir, qu’en ferait-elle ?

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