En famille

VI

L’aumônier des dernières prières venaitde se retirer, et Perrine restait devant la fosse, quand laMarquise, qui ne l’avait pas quittée, passa son bras sous lesien :

« Il faut venir,dit-elle.

– Oh ! Madame….

– Allons, il faut venir »,répéta-t-elle avec autorité.

Et lui serrant le bras, ellel’entraîna.

Elles marchèrent ainsi pendant quelquesinstants, sans que Perrine eût conscience de ce qui se passaitautour d’elle et comprît où l’on pouvait la conduire : sapensée, son esprit, son cœur, sa vie étaient restés avec samère.

Enfin on s’arrêta dans une allée déserteet elle vit autour d’elle la Marquise qui l’avait lâchée, Grain deSel, La Carpe et le marchand de sucre, mais ce fut vaguementqu’elle les reconnut : la Marquise avait des rubans noirs àson bonnet, Grain de Sel était habillé en monsieur et coiffé d’unchapeau à haute forme, La Carpe avait remplacé son éternel tablierde cuir par une redingote noisette qui lui descendait jusqu’auxpieds, et le marchand de sucre sa veste de coutil blanc par unveston de drap ; car tous, en vrais Parisiens qui pratiquentle culte de la Mort, avaient tenu à se mettre en grande tenue pourhonorer celle qu’ils venaient d’enterrer.

« C’est pour te dire, petite,commença Grain de Sel, qui crut pouvoir prendre le premier laparole comme étant le personnage le plus important de la compagnie,c’est pour te dire que tu peux loger au Champ Guillot tant que tuvoudras sans payer.

– Si tu veux chanter avec moi, continuala Marquise, tu gagneras ta vie : c’est un jolimétier.

– Si tu aimes mieux la confiserie, ditle marchand de sucre de guimauve, je te prendrai : c’est aussiun joli métier, et un vrai. »

La Carpe ne dit rien, mais avec unsourire de sa bouche close et un geste de sa main qui semblaitprésenter quelque chose, il exprima clairement l’offre qu’ilfaisait à son tour : à savoir que toutes les fois qu’elleaurait besoin d’une tasse de bouillon, elle en trouverait une chezlui, et du fameux.

Ces propositions s’enchaînant ainsiemplirent de larmes les yeux de Perrine, et la douceur de celles-làlava l’âcreté de celles qui depuis deux jours labrûlaient.

« Comme vous êtes bons pourmoi ! murmura-t-elle.

– On fait ce qu’on peut, dit Grain deSel.

– On ne doit pas laisser une brave fillecomme toi sur le pavé de Paris, répondit la Marquise.

– Je ne dois pas rester à Paris,répondit Perrine, il faut que je parte tout de suite pour allerchez des parents.

– T’as des parents ? interrompitGrain de Sel en regardant les autres d’un air qui signifiait queces parents-là ne valaient pas cher ; où sont-ils tesparents ? ;

– Au delà d’Amiens.

– Et comment veux-tu aller àAmiens ? Tu as de l’argent ?

– Pas assez pour prendre le chemin defer ; c’est pourquoi j’irai à pied.

– Tu sais la route ?

– J’ai une carte dans mapoche.

– Ta carte te donne-t-elle ton chemindans Paris pour trouver la route d’Amiens ?

– Non ; mais si vous voulez mel’indiquer… »

Chacun s’empressa de lui donner cetteindication, et ce fut une confusion d’explications contradictoiresauxquelles Grain de Sel coupa court.

« Si tu veux te perdre dans Paris,dit-il, tu n’as qu’à les écouter. V’là ce que tu dois faire :prendre le chemin de fer de ceinture jusqu’à laChapelle-Nord ; là tu trouveras la route d’Amiens, que tun’auras plus qu’à suivre tout droit ; ça te coûtera six sous.Quand veux-tu partir ?

– Tout de suite ; j’ai promis àmaman de partir tout de suite.

– Il faut obéir à ta mère, dit laMarquise. Pars donc, mais pas avant que je t’embrasse ; tu esune brave fille. »

Les hommes lui donnèrent une poignée demain.

Elle n’avait plus qu’à sortir ducimetière, cependant elle hésita et se retourna vers la fossequ’elle venait de quitter ; alors la Marquise, devinant sapensée, intervint :

« Puisqu’il faut que tu partes,pars tout de suite, c’est le mieux,

– Oui pars », dit Grain deSel.

Elle leur adressa à tous un salut de latête et des deux mains dans lequel elle mit toute sareconnaissance, puis elle s’éloigna à pas pressés, le dos tenducomme si elle se sauvait.

« J’offre un verre, dit Grain deSel.

– Ça ne fera pas de mal », réponditla Marquise.

Pour la première fois La Carpe lâcha uneparole et dit :

« Pauvrepetite ! »

Quand Perrine fut montée dans le cheminde fer de ceinture, elle tira de sa poche une vieille carteroutière de France qu’elle avait consultée bien des fois depuisleur sortie d’Italie, et dont elle savait se servir. De Paris àAmiens sa route était facile, il n’y avait qu’à prendre celle deCalais que suivaient autrefois les malles-poste et qu’un petittrait noir indiquait sur sa carte par Saint-Denis, Écouen,Luzarches, Chantilly, Clermont et Breteuil ; à Amiens elle laquitterait pour celle de Boulogne ; et, comme elle savaitaussi évaluer les distances, elle calcula que jusqu’à Maraucourtcela devait donner environ cent cinquante kilomètre ; si ellefaisait trente kilomètres par jour régulièrement, il lui faudraitdonc six jours pour son voyage.

Mais pourrait-elle faire ces trentekilomètres régulièrement et les recommencer lelendemain ?

Justement parce qu’elle avait l’habitudede la marche pour avoir cheminé pendant des lieues et des lieues àcôté de Palikare, elle savait que ce n’est pas du tout la mêmechose de faire trente kilomètres par hasard, que de les répéterjour après jour ; les pieds s’endolorissent, les genouxdeviennent raides. Et puis que serait le temps pendant ces sixjournées de voyage ? Sa sérénité durerait-elle ? Sous lesoleil elle pouvait marcher, si chaud qu’il fût. Mais queferait-elle sous la pluie, n’ayant pour se couvrir que desguenilles ? Par une belle nuit d’été elle pouvait très biencoucher en plein air, à l’abri d’un arbre ou d’une cépée. Mais letoit de feuilles qui reçoit la rosée laisse passer la pluie et n’enrend ses gouttes que plus grosses. Mouillée, elle l’avait été biensouvent, et une ondée, une averse même ne lui faisaient paspeur ; mais pourrait-elle rester mouillée pendant six jours,du matin au soir et du soir au matin ?

Quand elle avait répondu à Grain de Selqu’elle n’avait pas assez d’argent pour prendre le chemin de fer,elle laissait entendre, comme elle l’entendait elle-même, qu’elleen aurait assez pour son voyage à pied ; seulement c’était àcondition que ce voyage ne se prolongerait pas.

En réalité, elle avait cinq francstrente-cinq centimes en quittant le Champ Guillot, et comme ellevenait de payer sa place six sous, il lui restait une pièce de cinqfrancs et un sou qu’elle entendait sonner dans la poche de sa jupequand elle remuait trop brusquement.

Il fallait donc qu’elle fit durer cetargent autant que son voyage, et même plus longtemps, de façon àpouvoir vivre quelques jours à Maraucourt.

Cela lui serait-ilpossible ?

Elle n’avait pas résolu cette questionet toutes celles qui s’y rattachaient. Quand elle entendit appelerla station de La Chapelle, alors elle descendit, et tout de suiteprit la route de Saint-Denis.

Maintenant il n’y avait qu’à aller droitdevant soi, et comme le soleil resterait encore au ciel deux outrois heures, elle espérait se trouver, quand il disparaîtrait,assez loin de Paris pour pouvoir coucher en pleine campagne, ce quiétait le mieux pour elle.

Cependant, contre son attente, lesmaisons succédaient aux maisons, les usines aux usines sansinterruption, et aussi loin que ses yeux pouvaient aller, elle nevoyait dans cette plaine plate que des toits et de hautes cheminéesqui jetaient des tourbillons de fumée noire ; de ces usines,des hangars, des chantiers sortaient des bruits formidables, desmugissements, des ronflements de machines, des sifflements aigus ourauques, des échappements de vapeur, tandis que sur la route même,dans un épais nuage de poussière rousse, voitures, charrettes,tramways se suivaient, ou se croisaient en files serrées ; etsur celles de ces charrettes qui avaient des bâches ou des prélartsl’inscription qui l’avait déjà frappée à la barrière de Bercy serépétait : « Usines de Maraucourt, VulfranPaindavoine. »

Paris ne finirait donc jamais !Elle n’en sortirait donc pas ! Et ce n’était pas de lasolitude des champs qu’elle avait peur, du silence de la nuit, desmystères de l’ombre, c’était de Paris, de ses maisons, de sa foule,de ses lumières.

Une plaque bleue fixée à l’angle d’unemaison lui apprit qu’elle entrait dans Saint-Denis alors qu’elle secroyait toujours à Paris, et cela lui donna bon espoir : aprèsSaint-Denis commencerait certainement la campagne.

Avant, d’en sortir, bien qu’elle ne sesentît aucun appétit, l’idée lui vint d’acheter un morceau de painqu’elle mangerait avant de s’endormir, et elle entra chez unboulanger :

« Voulez-vous me vendre une livrede pain ?

– Tu as de l’argent ? »demanda la boulangère à qui sa tenue n’inspirait pasconfiance.

Elle mit sur le comptoir, derrièrelequel la boulangère était assise, sa pièce de cinqfrancs.

« Voici cinq francs ; je vousprie de me rendre la monnaie. »

Avant de couper la livre de pain qu’onlui demandait, la boulangère prit la pièce de cinq francs etl’examina.

« Qu’est-ce que c’est que ça ?demanda-t-elle en la faisant sonner sur le marbre ducomptoir.

– Vous voyez bien, c’est cinqfrancs.

– Qu’est-ce qui t’a dit d’essayer de mepasser cette pièce ?

– Personne ; je vous demande unelivre de pain pour mon dîner.

– Eh bien tu n’en auras pas de pain, etje t’engage à filer au plus vite si tu ne veux pas que je te fassearrêter. »

Perrine n’était point en situation detenir tête :

« Pourquoi m’arrêter ?balbutia-t-elle.

– Parce que tu es unevoleuse…

– Oh ! madame.

– Qui veut me passer une pièce fausse.Vas-tu te sauver, voleuse, vagabonde. Attends un peu que j’appelleun sergent de ville. »

Perrine avait conscience de n’être pasune voleuse, bien qu’elle ne sût pas si sa pièce était bonne oufausse ; mais vagabonde elle l’était puisqu’elle n’avait nidomicile ni parents. Que répondrait-elle au sergent de ville ?Comment se défendrait-elle, si on l’arrêtait ? Que ferait-ond’elle ?

Toutes ces questions lui traversèrentl’esprit avec la rapidité de l’éclair, cependant telle, était sadétresse qu’avant d’obéir à la peur qui commençait à la serrer à lagorge, elle pensa à sa pièce :

« Si vous ne voulez, pas me donnerdu pain, au moins rendez-moi ma pièce, dit-elle en étendant lamain.

Pour que tu la passes ailleurs, n’est-cepas ? Je la garde, ta pièce. Si tu la veux, va chercher unsergent de ville, nous l’examinerons ensemble, En attendant,fiche-moi le camp et plus vite que ça,voleuse ! »

Les cris de la boulangère quis’entendaient de la rue avaient arrêté trois ou quatre passants etdes propos s’échangeaient entre eux curieusement :

« Qu’est-ce quec’est ?

– C’te fille qui a voulu forcer letiroir de la boulangère.

– Elle marque mal.

– N’y a donc jamais de police quand onen a besoin ? »

Affolée, Perrine se demandait si ellepourrait sortir ; cependant on la laissa passer, mais enl’accompagnant d’injures et de huées, sans qu’elle osât se sauver àtoutes jambes comme elle en avait envie, ni se retourner pour voirsi on ne la poursuivait point.

Enfin après quelques minutes, qui pourelle furent des heures, elle se trouva dans la campagne, et malgrétout elle respira : pas arrêtée ! plusd’injures !

Il est vrai qu’elle pouvait se direaussi : pas de pain, plus d’argent ; mais cela c’étaitl’avenir ; et ceux qui, aux trois quarts noyés, remontent à lasurface de l’eau, n’ont pas pour première pensée de se demandercomment ils souperont le soir et dîneront le lendemain.

Cependant après les premiers momentsdonnés au soulagement de la délivrance cette pensée du dîners’imposa brutalement, sinon pour le soir même, en tout cas pour lelendemain et les jours suivants. Elle n’était pas assez enfant pourimaginer que la fièvre du chagrin la nourrirait toujours, et savaitqu’on ne marche pas sans manger. En combinant son voyage ellen’avait compté pour rien les fatigues de la route, le froid desnuit et la chaleur du jour, tandis qu’elle comptait pour tout lanourriture que sa pièce de cinq francs lui assurait ; maismaintenant qu’on venait de lui prendre ses cinq francs et qu’il nelui restait plus qu’un sou, comment achèterait-elle la livre depain qu’il lui fallait chaque jour ? Quemangerait-elle ?

Instinctivement elle jeta un regard dechaque côté de la route où dans les champs ; sous la lumièrerasante du soleil couchant s’étalaient des cultures : des blésqui commençaient à fleurir, des betteraves qui verdoyaient, desoignons, des choux, des luzernes, des trèfles ; mais rien detout cela ne se mangeait, et d’ailleurs, alors même que ces champseussent été plantés de melons mûrs ou de fraisiers chargés defruits, à quoi cela lui eût-il servi ? elle ne pouvait pasplus étendre la main pour cueillir melons et fraises qu’elle nepouvait la tendre pour implorer la charité des passants ; nivoleuse, ni mendiante, vagabonde.

Ah ! comme elle eût voulu enrencontrer une aussi misérable qu’elle pour lui demander de quoivivent les vagabonds le long des chemins qui traversent les payscivilisés.

Mais y avait-il au monde aussimisérable, aussi malheureuse qu’elle, seule, sans pain, sans toit,sans personne pour la soutenir, accablée, écrasée, le cœurétranglé, le corps enfiévré par le chagrin ?

Et cependant il fallait qu’elle marchât,sans savoir si au but une porte s’ouvrirait devant elle.

Comment pourrait-elle arriver à cebut ?

Tous nous avons dans notre viequotidienne des heures de vaillance ou d’abattement pendantlesquelles le fardeau que nous avons à traîner se fait ou pluslourd ou plus léger ; pour elle c’était le soir quil’attristait toujours, même sans raison ; mais combien pluspesamment quand, à l’inconscient, s’ajoutait le poids des douleurspersonnelles et immédiates qu’elle avait en ce moment àsupporter !

Jamais elle n’avait éprouvé pareilembarras à réfléchir, pareille difficulté à prendre parti ; illui semblait qu’elle était vacillante, comme une chandelle qui vas’éteindre sous le souffle d’un grand vent, s’abattant sansrésistance possible tantôt d’un côté, tantôt de l’autre,folle.

Combien mélancolique était-elle cettebelle et radieuse soirée d’été, sans nuages au ciel, sans souffled’air, d’autant plus triste pour elle qu’elle était plus douce etplus gaie aux autres, aux villageois assis sur le pas de leur porteavec l’expression heureuse de la journée finie ; auxtravailleurs qui revenaient des champs et respiraient déjà la bonneodeur de la soupe du soir ; même aux chevaux qui se hâtaientparce qu’ils sentaient l’écurie où ils allaient se reposer devantleur râtelier garni.

Lorsqu’elle sortit de ce village, ellese trouva à la croisée de deux grandes routes qui toutes deuxconduisaient à Calais, l’une par Moisselles, l’autre par Écouen,disait le poteau posé à leur intersection ; ce fut celle-làqu’elle prit.

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