En famille

XXIII

Si Rosalie n’avait parlé que de laprochaine ouverture de la chasse au marais, Perrine serait restéesous le coup de ce danger gros de menaces pour elle, mais cequ’elle avait dit de la maladie de Bendit et des traductions deMombleux apportait une diversion à cette impression.

Oui, elle était charmante son île et ceserait un vrai désastre que de la quitter ; mais en ne laquittant point, elle ne se rapprocherait pas, et même il semblaitqu’elle ne se rapprocherait jamais du but que sa mère lui avaitfixé et qu’elle devait poursuivre. Tandis que si une occasion seprésentait pour elle d’être utile à Bendit et à Mombleux, elle secréait ainsi des relations qui lui entr’ouvriraient peut-être desportes par lesquelles elle pourrait passer plus tard ; etc’était là une considération qui devait l’emporter sur toutes lesautres, même sur le chagrin d’être dépossédée de son royaume :ce n’était pas pour jouer à ce jeu, si amusant qu’il fût, pourdénicher des nids, pêcher des poissons, cueillir des fleurs,écouter le chant des oiseaux, donner des dînettes, qu’elle avaitsupporté les fatigues et les misères de son douloureuxvoyage.

Le lundi, comme cela avait été convenuavec Rosalie, elle passa devant la maison de mère Françoise à lasortie de midi, afin de se mettre à la disposition de Mombleux, sicelui-ci avait besoin d’elle ; mais Rosalie vint lui dire que,comme il n’arrivait pas de lettre d’Angleterre le lundi, il n’yavait pas eu de traductions à faire le matin ; peut-êtreserait-ce pour le lendemain.

Et Perrine rentrée à l’atelier avaitrepris son travail, quand, quelques minutes après deux heures, LaQuille la happa au passage :

« Va vite au bureau.

– Pour quoi faire ?

– Est-ce que ça me regarde ? on medit de t’envoyer au bureau, vas-y. »

Elle n’en demanda pas davantage, d’abordparce qu’il était inutile de questionner La Quille, ensuite parcequ’elle se doutait de ce qu’on voulait d’elle ; cependant,elle ne comprenait pas très bien que, s’il s’agissait de travailleravec Mombleux à une traduction difficile, on la fit venir dans lebureau où tout le monde pourrait la voir et, par conséquent,apprendre qu’il avait besoin d’elle.

Du haut de son perron, Talouel, qui laregardait venir, l’appela :

« Viens ici. »

Elle monta vivement les marches duperron.

« C’est bien toi qui parlesanglais ? demanda-t-il, réponds-moi sans mentir.

– Ma mère était Anglaise.

– Et le français ? Tu n’as pasd’accent.

– Mon père était Français.

– Tu parles donc les deuxlangues ?

– Oui, monsieur.

– Bon. Tu vas aller à Saint-Pipoy, oùM. Vulfran a besoin de toi. »

En entendant ce nom, elle laissaparaître une surprise qui fâcha le directeur.

« Es-tustupide ? »

Elle avait déjà eu le temps de seremettre et de trouver une réponse pour expliquer sasurprise.

« Je ne sais pas où estSaint-Pipoy,

– On va t’y conduire en voiture, tu nete perdras donc pas. »

Et du haut du perron, ilappela :

« Guillaume ! »

La voilure de M. Vulfran qu’elleavait vue rangée, à l’ombre, le long des bureaux,s’approcha :

« Voilà la fille, dit Talouel, vouspouvez la conduire à M. Vulfran, et promptement, n’est-cepas ! »

Déjà Perrine avait descendu le perron,et allait monter à côté de Guillaume, mais il l’arrêta d’un signede main :

« Pas par là, dit-il,derrière. »

En effet, un petit siège pour une seulepersonne se trouvait derrière ; elle y monta et la voiturepartit grand train.

Quand ils furent sortis du village,Guillaume, sans ralentir l’allure de son cheval, se tourna versPerrine.

« C’est vrai que vous savezl’anglais ? demanda-t-il.

– Oui.

– Vous allez avoir la chance de faireplaisir au patron. »

Elle s’enhardit à poser unequestion :

« Comment cela ?

– Parce qu’il est avec des mécaniciensanglais qui viennent d’arriver pour monter une machine et qu’il nepeut pas se faire comprendre. Il a amené avec lui M. Mombleux,qui parle anglais à ce qu’il dit ; mais l’anglais deM. Mombleux n’est pas celui des mécaniciens, si bien qu’ils sedisputent sans se comprendre, et le patron est furieux ;c’était à mourir de rire. À la fin, M. Mombleux n’en pouvantplus, et espérant calmer le patron, a dit qu’il y avait auxcannettes une jeune fille appelée Aurélie qui parlait l’anglais, etle patron m’a envoyé vous chercher. »

Il y eut un moment de silence ;puis, de nouveau, il se tourna vers elle.

« Vous savez que si vous parlezl’anglais comme M. Mombleux, vous feriez peut-être mieux dedescendre tout de suite. »

Il prit un airgouailleur :

« Faut-il arrêter ?

– Vous pouvez continuer.

– Ce que j’en dis, c’est pourvous.

– Je vous remercie. »

Cependant, malgré la fermeté de saréponse elle n’était pas sans éprouver une angoisse qui luiétreignait le cœur, car si elle était sûre de son anglais, elleignorait quel était celui de ces mécaniciens, qui n’était pas celuide M. Mombleux, comme disait Guillaume en se moquant ;puis elle savait que chaque métier a sa langue ou tout au moins sesmots techniques, et elle n’avait jamais parlé la langue de lamécanique. Qu’elle ne comprit pas, qu’elle hésitât, etM. Vulfran n’allait-il pas être furieux contre elle, comme ill’avait été contre M. Mombleux ?

Déjà ils approchaient des usines deSaint-Pipoy, dont on apercevait les hautes cheminées fumantes,au-dessus des cimes des peupliers ; elle savait qu’àSaint-Pipoy on faisait la filature et le tissage comme àMaraucourt, et que, de plus, on y fabriquait des cordages et desficelles ; seulement, qu’elle sût cela ou l’ignorât, cequ’elle allait avoir à entendre et à dire ne s’en trouvait paséclairci.

Quand elle put, au tournant du chemin,embrasser d’un coup d’œil l’ensemble des bâtiments épars dans laprairie, il lui sembla que pour être moins importants que ceux deMaraucourt, ils étaient considérables cependant ; mais déjà lavoiture franchissait la grille d’entrée, presque aussitôt elles’arrêta devant les bureaux.

« Venez avec moi », ditGuillaume.

Et il la conduisit dans une pièce où setrouvait M. Vulfran, ayant près de lui le directeur deSaint-Pipoy avec qui il s’entretenait.

« Voila la fille, dit Guillaume,son chapeau à la main.

– C’est bien,laisse-nous. »

Sans s’adresser à Perrine,M. Vulfran fit signe au directeur de se pencher vers lui, etil lui parla à voix basse ; le directeur répondit de la mêmemanière, mais Perrine avait l’ouïe fine, elle comprit plutôtqu’elle n’entendit que M. Vulfran demandait qui elle était, etque le directeur répondait : « Une jeune fille de douze àtreize ans qui n’a pas l’air bête du tout. »

« Approche, mon enfant », ditM. Vulfran d’un ton qu’elle lui avait déjà entendu prendrepour parler à Rosalie et qui ne ressemblait en rien à celui qu’ilavait avec ses employés.

Elle s’en trouva encouragée et put seraidir contre l’émotion qui la troublait.

« Comment t’appelles-tu ?demanda M. Vulfran.

– Aurélie.

– Qui sont tes parents ?

– Je les ai perdus.

– Depuis combien de temps travailles-tuchez moi ?

– Depuis trois semaines.

– D’où es-tu ?

– Je viens de Paris.

– Tu parles anglais ?

– Ma mère était Anglaise.

– Alors, tu saisl’anglais ?

– Je parle l’anglais de la conversationet le comprends, mais…

– Il n’y a pas de mais, tu le sais ou tune le sais pas ?

– Je ne sais pas celui des diversmétiers qui emploient des mots que je ne connais pas.

– Vous voyez, Benoist, que ce que cettepetite dit là n’est pas sot, fit M. Vulfran en s’adressant àson directeur.

– Je vous assure qu’elle n’a pas l’airbête du tout.

– Alors, nous allons peut-être en tirerquelque chose. »

Il se leva en s’appuyant sur une canneet prit le bras du directeur.

« Suis-nous, monenfant. »

Ordinairement les yeux de Perrinesavaient voir et retenir ce qu’ils rencontraient, mais dans letrajet qu’elle fit derrière M. Vulfran, ce fut en dedansqu’elle regarda : qu’allait-il advenir de cet entretien avecles mécaniciens anglais ?

En arrivant devant un grand bâtimentneuf construit en briques blanches et bleues émaillées, elleaperçut Mombleux qui se promenait en long et en large d’un airennuyé, et elle crut voir qu’il lui lançait un mauvaisregard.

On entra et l’on monta au premier étage,où au milieu d’une vaste salle se trouvaient sur le plancher desgrandes caisses en bois blanc, bariolées d’inscriptions de diversescouleurs avec les noms Matter et Platte,Manchester, répétés partout ; sur une de ces caisses, lesmécaniciens anglais étaient assis, et Perrine remarqua que pour lecostume au moins ils avaient la tournure de gentlemen ;complet de drap, épingle d’argent à la cravate, et cela lui donna àespérer qu’elle pourrait mieux les comprendre que s’ils étaient desouvriers grossiers. À l’arrivée de M. Vulfran ils s’étaientlevés ; alors celui-ci se tourna versPerrine :

« Dis-leur que tu parles anglais etqu’ils peuvent s’expliquer avec toi. »

Elle fit ce qui lui était commandé, etaux premiers mots elle eut là satisfaction de voir la physionomierenfrognée des ouvriers s’éclairer ; il est vrai que cen’était là qu’une phrase de conversation courante, mais leurdemi-sourire était de bon augure.

« Ils ont parfaitement compris, ditle directeur.

– Alors maintenant, dit M. Vulfran,demande-leur pourquoi ils viennent huit jours avant la date fixéepour leur arrivée ; cela fait que l’ingénieur qui devait lesdiriger et qui parle anglais est absent. »

Elle traduisit cette phrase fidèlement,et tout de suite la réponse que l’un d’eux luifit :

« Ils disent qu’ayant achevé àCambrai le montage de machines plus tôt qu’ils ne pensaient, ilssont venus ici directement au lieu de repasser parl’Angleterre.

– Chez qui ont-ils monté ces machines àCambrai ? demanda M. Vulfran.

– Chez MM. Avelinefrères.

– Quelles sont cesmachines ? »

La question posée et la réponse reçue enanglais, Perrine hésita.

« Pourquoi hésites-tu ?demanda vivement M. Vulfran d’un ton impatient.

– Parce que c’est un mot de métier queje ne connais pas.

– Dis ce mot en anglais.

Hydraulic mangle.

– C’est bien cela. »

Il répéta le mot en anglais, mais avecun tout autre accent que les ouvriers, ce qui expliquait qu’iln’eût pas compris ceux-ci lorsqu’ils l’avaient prononcé ; puiss’adressant au directeur :

« Vous voyez que les Aveline nousont devancés ; nous n’avons donc pas de temps à perdre :je vais télégraphier à Fabry de revenir au plus vite ; mais enattendant il nous faut décider ces gaillards-là à se mettre autravail. Demande-leur, petite, pourquoi ils se croisent lesbras. »

Elle traduisit la question, à laquellecelui qui paraissait le chef fit une longue réponse.

« Eh bien ? demandaM. Vulfran.

– Ils répondent des choses trèscompliquées pour moi.

– Tâche cependant de me lesexpliquer.

– Ils disent que le plancher n’est pasassez solide pour porter leur machine qui pèse cent vingt millelivres… »

Elle s’interrompit pour interroger lesouvriers en anglais :

« One hundred andtwenty ?

Yes.

– C’est bien cent vingt mille livres, etque ce poids crèverait le plancher, la machinetravaillant.

– Les poutres ont soixante centimètresde hauteur. »

Elle transmit l’objection, écouta laréponse des ouvriers, et continua :

« Ils disent qu’ils ont vérifiél’horizontalité du plancher et qu’il a fléchi. Ils demandent qu’onfasse le calcul de résistance, ou qu’on place des étais sous leplancher.

– Le calcul, Fabry le fera à sonretour ; les étais, on va les placer tout de suite. Dis-leurcela. Qu’ils se mettent donc au travail sans perdre une minute. Onleur donnera tous les ouvriers dont ils peuvent avoir besoin :charpentiers, maçons. Ils n’auront qu’à demander en s’adressant àtoi qui seras à leur disposition, n’ayant qu’à transmettre leursdemandes à M. Benoist. »

Elle traduisit ces instructions auxouvriers, qui parurent satisfaits quand elle dit qu’elle seraitleur interprète.

« Tu vas donc rester ici, continuaM. Vulfran ; on te donnera une fiche pour ta nourritureet ton logement à l’auberge, où tu n’auras rien à payer. Si l’onest content de toi, tu recevras une gratification au retour deM. Fabry. »

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