En famille

XXIV

Interprète, le métier valait mieux quecelui de rouleuse : ce fut en cette qualité que, la journéefinie, elle conduisit les monteurs à l’auberge du village, où ellearrêta un logement pour eux et pour elle, non dans une misérablechambrée, mais dans une chambre où chacun serait chez soi. Commeils ne comprenaient pas et ne disaient pas un seul mot de français,ils voulurent qu’elle mangeât avec eux, ce qui leur permit decommander un dîner qui eût suffi, à nourrir dix Picards, et qui parl’abondance des viandes ne ressemblait en rien au festin cependantsi plantureux que, la veille, Perrine offrait à Rosalie.

Cette nuit-là ce fut dans un vrai litqu’elle s’étendit et dans de vrais draps qu’elle s’enveloppa,cependant le sommeil fut long, très long à venir ; encorelorsqu’il finit par fermer ses paupières, fut-il si agité qu’ellese réveilla cent fois. Alors elle s’efforçait de se calmer en sedisant qu’elle devait suivre la marche des événements sans chercherà les deviner heureux ou malheureux ; qu’il n’y avait que celade raisonnable ; que ce n’était pas quand les chosessemblaient prendre une direction si favorable qu’elle pouvait setourmenter ; enfin qu’il fallait attendre ; mais les plusbeaux discours, quand on se les adresse à soi-même, n’ont jamaisfait dormir personne, et même plus ils sont beaux plus ils ontchance de nous tenir éveillés.

Le lendemain matin, quand le sifflet del’usine se fit entendre, elle alla frapper aux portes des deuxmonteurs, pour leur annoncer qu’il était l’heure de se lever ;mais des ouvriers anglais n’obéissent pas plus au sifflet qu’à lasonnette, sur le continent au moins, et ce ne fut qu’après avoirfait une toilette que ne connaissent pas les Picards, et aprèsavoir absorbé de nombreuses tasses de thé, avec de copieuses rôtiesbien beurrées, qu’ils se rendirent à leur travail, suivis dePerrine qui les avait discrètement attendus devant la porte, en sedemandant s’ils en finiraient jamais, et si M. Vulfran neserait pas à l’usine avant eux.

Ce fut seulement dans l’après-midi qu’ilvint accompagné d’un de ses neveux, le plus jeune, M. Casimir,car, ne pouvant pas voir avec ses yeux voilés, il avait besoinqu’on vit pour lui.

Mais ce fut un regard dédaigneux queCasimir jeta sur le travail des monteurs, qui, à vrai dire, neconsistait encore qu’en préparation :

« Il est probable que cesgarçons-là ne feront pas grand’chose tant que Fabry ne sera pas deretour, dit-il ; au reste il n’y a pas à s’en étonner avec lesurveillant que vous leur avez donné. »

Il prononça ces derniers mots d’un tonsec et moqueur ; mais M. Vulfran, au lieu de s’associer àcette raillerie, la prit par le mauvais côté.

« Si tu avais été en état deremplir cette surveillance, je n’aurais pas été obligé de prendrecette petite aux cannetières. »

Perrine le vit se cabrer d’un air rageursous cette observation faite d’une voix sévère, mais Casimir secontint pour répondre presque légèrement :

« Il est certain que si j’avais puprévoir qu’on me ferait un jour quitter l’administration, pourl’industrie, j’aurais appris l’anglais plutôt quel’allemand.

– Il n’est jamais trop tard pourapprendre », répliqua M. Vulfran de façon à clore cettediscussion où de chaque côté les paroles étaient parties sivite.

Perrine s’était faite toute petite, sansoser bouger, mais Casimir ne tourna pas les yeux vers elle, etpresque aussitôt il sortit donnant le bras à son oncle ; alorselle fut libre de suivre ses réflexions : il était vraimentdur avec son neveu, M. Vulfran, mais combien le neveu était-ilrogue, sec et déplaisant ! S’ils avaient de l’affection l’unpour l’autre, certes il n’y paraissait guère ! Pourquoicela ? Pourquoi le jeune homme n’était-il pas affectueux pourle vieillard accablé par le chagrin et la maladie ? Pourquoile vieillard était-il si sévère avec l’un de ceux qui remplaçaientson fils auprès de lui ?

Comme elle tournait ces questions,M. Vulfran rentra dans l’atelier, amené cette fois par ledirecteur, qui, l’ayant fait asseoir sur une caisse d’emballage,lui expliqua où en était le travail des monteurs.

Après un certain temps, elle entendit ledirecteur appeler à deux reprises :

« Aurélie !Aurélie ! »

Mais elle ne bougea pas, ayant oubliéqu’Aurélie était le nom qu’elle s’était donné.

Une troisième fois ilcria :

« Aurélie ! »

Alors, comme si elle s’éveillait ensursaut, elle courut à eux :

« Est-ce que tu es sourde ?demanda Benoist.

– Non, monsieur ; j’écoutais lesmonteurs.

– Vous pouvez me laisser », ditM. Vulfran au directeur.

Puis, quand celui-ci fut parti,s’adressent à Perrine restée debout devant lui :

« Tu sais lire, monenfant ?

– Oui, monsieur.

– Lire l’anglais ?

– Comme le français ; l’un oul’autre, cela m’est égal.

– Mais sais-tu en lisant l’anglais lemettre en français ?

– Quand ce ne sont pas de bellesphrases, oui, monsieur.

– Des nouvelles dans unjournal ?

– Je n’ai jamais essayé, parce que si jelisais un journal anglais je n’avais pas besoin de me le traduire àmoi-même, puisque je comprends ce qu’il dit.

– Si tu comprends, tu peuxtraduire.

– Je crois que oui, monsieur, cependantje n’en suis pas sûre,

– Eh bien nous allons essayer ;pendant que les monteurs travaillent, mais après les avoir prévenusque tu restes à leur disposition et qu’ils peuvent t’appeler s’ilsont besoin de toi, tu vas tâcher de me traduire dans ce journal lesarticles que je t’indiquerai. Va les prévenir et reviens t’asseoirprès de moi. »

Quand, sa commission faite, elle se futassise à une distance respectueuse de M. Vulfran, il luitendit son journal : le Dundee News.

« Que dois-je lire ?demanda-t-elle en le dépliant.

– Cherche la partiecommerciale. »

Elle se perdit dans les longues colonnesnoires qui se succédaient indéfiniment, anxieuse, se demandantcomment elle allait se tirer de ce travail nouveau pour elle, et siM. Vulfran ne s’impatienterait pas de sa lenteur, ou ne sefâcherait pas de sa maladresse.

Mais au lieu de la bousculer il larassura, car avec sa finesse d’oreille si subtile chez lesaveugles, il avait deviné son émotion au tremblement dupapier :

« Ne te presse pas, nous avons letemps ; d’ailleurs tu n’as peut-être jamais lu un journalcommercial.

– Il est vraimonsieur. »

Elle continua ses recherches et tout àcoup elle laissa échapper un petit cri.

« Tu as trouvé ?

– Je crois.

– Maintenant cherche la rubrique :Linen, hemp, jute, sacks twine.

– Mais, monsieur, vous savezl’anglais ! s’écria-t-elle involontairement.

– Cinq ou six mots de mon métier, etc’est tout, malheureusement. »

Quand elle eut trouvé, elle commença satraduction, qui fut d’une lenteur désespérante pour elle, avec deshésitations, des ânonnements, qui lui faisaient perler la sueur surles mains, bien que M. Vulfran de temps en temps lasoutint :

« C’est suffisant, je comprends, vatoujours. »

Et elle reprenait, élevant la voix quandles mécaniciens menaçaient de l’étouffer dans leurs coups demarteau.

Enfin elle arriva au bout.

« Maintenant, vois s’il y a desnouvelles de Calcutta ? »

Elle chercha.

« Oui, voilà : « De notrecorrespondant spécial. »

– C’est cela ; lis.

– « Les nouvelles que nous recevonsde Dakka… »

Elle prononça ce nom avec un tremblementde voix qui frappa M. Vulfran.

« Pourquoi trembles-tu ?demanda-t-il.

– Je ne sais pas si j’ai tremblé ;sans doute c’est l’émotion.

– Je t’ai dit de ne pas tetroubler ; ce que tu donnes est beaucoup plus que ce quej’attendais. »

Elle lut la traduction de lacorrespondance de Dakka qui traitait de la récolte du jute sur lesrives du Brahmapoutra ; puis, quand elle eut fini, il lui ditde chercher aux nouvelles de mer si elle trouvait unedépêche de Sainte-Hélène.

« Saint Helena est le motanglais », dit-il.

Elle recommença à descendre et à monterles colonnes noires ; enfin le nom de. Saint Helena lui sautaaux yeux :

« Passé le 23, navire anglaisAlma de Calcutta pour Dundee ; le 24, navirenorvégien Grundloven de Naraïngaudj pourBoulogne. »

Il parut satisfait :

« C’est très bien, dit-il, je suiscontent de toi.

Elle eût voulu répondre, mais de peurque sa voix trahît son trouble de joie, elle garda lesilence.

Il continua :

« Je vois qu’en attendant que cepauvre Bendit soit guéri je pourrai me servir detoi. »

Après s’être fait rendre compte dutravail accompli par les monteurs, et avoir répété à ceux-ci sesrecommandations de se hâter autant qu’ils pourraient, il dit àPerrine de le conduire au bureau du directeur.

« Est-ce que je dois vous donner lamain ? demanda-t-elle timidement.

– Mais certainement, mon enfant, commentme guiderais-tu sans cela ? Avertis-moi aussi quand noustrouverons un obstacle sur notre chemin ; surtout ne sois pasdistraite.

– Oh ! je vous assure, monsieur,que vous pouvez avoir confiance en moi !

– Tu vois bien que je l’ai cetteconfiance. »

Respectueusement elle lui prit la maingauche, tandis que de la droite il tâtait l’espace devant lui dubout de sa canne.

À peine sortis de l’atelier ilstrouvèrent devant eux la voie du chemin de fer avec ses rails ensaillie, et elle crut devoir l’en avertir.

« Pour cela c’est inutile, dit-il,j’ai le terrain de toutes mes usines dans la tête et dans lesjambes, mais ce que je ne connais pas, ce sont les obstaclesimprévus que nous pouvons rencontrer ; c’est ceux-là qu’ilfaut me signaler ou me faire éviter. »

Ce n’était pas seulement le terrain deses usines qu’il avait dans la tête, c’était aussi sonpersonnel ; quand il passait dans les cours, les ouvriers lesaluaient, non seulement en se découvrant comme s’il eût pu lesvoir, mais encore en prononçant son nom :

« Bonjour, monsieurVulfran. »

Et pour un grand nombre, au moins pourles anciens, il répondait de la même manière : « Bonjour,Jacques », ou « bonjour, Pascal », sans que sonoreille eût oublié leur voix. Quand il y avait hésitation dans samémoire, ce qui était rare, car il les connaissait presque tous, ils’arrêtait :

« Est-ce que ce n’est pastoi ? » disait-il en le nommant.

S’il s’était trompé, il expliquaitpourquoi.

Marchant ainsi lentement, le trajet futlong des ateliers au bureau ; quand elle l’eut conduit à sonfauteuil, il la congédia :

« À demain »,dit-il.

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