En famille

X

Une sensation chaude sur le visage laréveilla en sursaut, elle ouvrit les yeux, effrayée, et vitvaguement une grosse tête velue penchée sur elle.

Elle voulut se jeter de côté, mais ungrand coup de langue appliqué en pleine figure la retint sur legazon.

Si rapidement que cela se fut passé elleavait eu cependant le temps de se reconnaître : cette grossetête velue était celle d’un âne ; et, au milieu des grandscoups de langue qu’il continuait à lui donner sur le visage et surses deux mains mises en avant, elle avait pu leregarder.

« Palikare ! »

Elle lui jeta les bras autour du cou etl’embrassa en fondant en larmes :

« Palikare, mon bonPalikare. »

En entendant son nom il s’arrêta de lalécher, et relevant la tête il poussa cinq ou six braiments de joietriomphante, puis après ceux-là qui ne suffisaient pas pour crierson contentement, encore cinq où six autres non moinsformidables.

Elle vit alors qu’il était sans harnais,sans licol et les jambes entravées.

Comme elle s’était soulevée pour luiprendre le cou et poser sa tête contre la sienne en le caressant dela main, tandis que de son côté il abaissait vers elle ses longuesoreilles, elle entendit une voix enrouée quicriait :

« Qué que t’as, vieux coquin ?Attends un peu, j’y vas, j’y vas, mon garçon. »

En effet un bruit de pas pressés résonnabientôt sur les cailloux du chemin, et Perrine vit paraître unhomme vêtu d’une blouse et coiffé d’un chapeau de cuir qui arrivaitla pipe à la bouche.

« Hé ! gamine qué tu fais àmon âne ? » cria-t-il sans retirer sa pipe de seslèvres.

Tout de suite Perrine reconnut LaRouquerie, la chiffonnière habillée en homme à qui elle avait venduPalikare au Marché aux chevaux, mais la chiffonnière ne la reconnutpas et ce fut seulement après un certain temps qu’elle la regardaavec étonnement :

« Je t’ai vue quelque part ?dit-elle.

– Quand je vous ai venduPalikare.

– Comment, c’est toi, fillette, quefais-tu ici ? » Perrine n’eut pas à répondre ; unefaiblesse la prit qui la força à s’asseoir, et sa pâleur ainsi queses yeux noyés parlèrent pour elle.

« Qué que t’as, demanda LaRouquerie, t’es malade ? »

Mais Perrine remua les lèvres sansarticuler aucun son, et s’appuyant sur son coude s’allongea tout deson long, décolorée, tremblante, abattue par l’émotion autant quepar la faiblesse.

« Hé ben, hé ben, cria LaRouquerie, ne peux-tu pas dire ce que t’as ? »

Précisément elle ne pouvait pas dire cequ’elle avait, bien qu’elle gardât conscience de ce qui se passaitautour d’elle.

Mais La Rouquerie était une femmed’expérience qui connaissait toutes les misères :

« Elle est bien capable de creverde faim », murmura-t-elle.

Et sans plus, abandonnant la clairière,elle se dirigea vers la route où se trouvait une petite charrettedételée dont les ridelles étaient garnies de peaux de lapinaccrochées çà et là ; vivement elle ouvrit un coffre d’où elletira une miche de pain, un morceau de fromage, une bouteille, etrapporta le tout en courant.

Perrine était toujours dans le mêmeétat.

« Attends, ma fillette,attends, » dit La Rouquerie.

S’agenouillant près d’elle elle luiintroduisit le goulot de la bouteille entre les lèvres.

« Bois un bon coup, ça tesoutiendra. »

En effet le bon coup ramena le sang auvisage pâli de Perrine et lui rendit le mouvement.

« Tu avais faim ?

– Oui.

– Eh bien maintenant il faut manger,mais en douceur ; attends un peu. »

Elle coupa un morceau à la miche ainsiqu’au fromage et les lui tendit.

« En douceur, surtout, où plutôt jevas manger avec toi, ça te modérera. »

La précaution était sage car déjàPerrine avait mordu à même le pain et il semblait qu’elle ne seconformerait pas à la recommandation de La Rouquerie.

Jusque-là Palikare était resté immobileregardant ce qui se passait de ses grands yeux doux ; quand ilvit La Rouquerie assise sur l’herbe à côté de Perrine ils’agenouilla près de celle-ci.

« Le coquin voudrait bien unmorceau de pain, dit La Rouquerie.

—-Vous permettez que je lui en donneun ?

– Un, deux, ce que tu voudras, quand iln’y en aura plus, il y en aura encore ; ne te gêne pas,fillette, il est si content de te retrouver, le bon garçon, car tusais c’est un bon garçon.

– N’est-ce pas ?

– Quand tu auras mangé ton morceau, tume diras comment tu es dans cette forêt à moitié morte de faim, carça serait vraiment pitié de te couper le sifflet. »

Malgré les recommandations de LaRouquerie il fut vite dévoré le morceau :

« Tu en voudrais bien unautre ? dit-elle quand il eut disparu.

– C’est vrai.

– Hé bien tu ne l’auras qu’après m’avoirraconté ton histoire ; pendant le temps qu’elle te prendra, ceque tu as déjà mangé se tassera. »

Perrine fit le récit qui lui étaitdemandé en commençant à la mort de sa mère : quand elle arrivaà l’aventure de Saint-Denis, La Rouquerie qui avait allumé sa pipela retira de sa bouche et lança une bordée d’injures à l’adresse dela boulangère :

« Tu sais que c’est une voleuse,s’écria-t-elle, je n’en donne à personne des pièces fausses,attendu que je ne m’en laisse fourrer par personne. Soistranquille, il faudra qu’elle me la rende quand je repasserai parSaint-Denis ou bien j’ameute le quartier contre elle ; j’en aides amis à Saint-Denis, nous mettrons le feu à saboutique. »

Perrine continua son récit etl’acheva.

« Comme ça tu étais en train demourir, dit La Rouquerie ; quel effet cela tefaisait-il ?

– Ça a commencé par être trèsdouloureux, et j’ai dû crier à un moment comme on crie la nuitquand on étouffe, et puis j’ai rêvé du paradis et de la bonnenourriture que j’allais y manger ; maman qui m’attendait mefaisait du chocolat au lait, je le sentais.

– C’est curieux que le coup de chaleurqui devait te tuer te sauve précisément, car sans lui je ne meserais pas arrêtée dans ce bois pour laisser reposer Palikare et ilne t’aurait pas trouvée. Maintenant qu’est-ce que tu veuxfaire ?

– Continuer mon chemin.

– Et demain comment mangeras-tu ?Il faut avoir ton âge pour aller comme ça à l’aventure.

– Que voulez-vous que jefasse ? »

La Rouquerie tira deux ou trois boufféesde sa pipe gravement, en réfléchissant, puis ellerépondit :

« Voilà. Je vas jusqu’à Creil, pasplus loin, en achetant mes marchandises dans les villages et lesvilles qui se trouvent sur ma route ou à peu près, Chantilly,Senlis ; tu viendras avec moi, crie un peu, si tu en as laforce : « Peaux de lapin, chiffons, ferraille àvendre ».

Perrine fit ce qui lui étaitdemandé.

« Bon, la voix est claire ;comme j’ai mal à la gorge tu crieras pour moi et gagneras ton pain.À Creil je connais un coquetier qui va jusqu’aux environs d’Amienspour ramasser des œufs, je lui demanderai de t’emmener avec luidans sa voiture. Quand tu seras près d’Amiens tu prendras le cheminde fer pour aller jusqu’au pays de tes parents.

– Avec quoi ?

– Avec cent sous que je t’avancerai enremplacement de la pièce que la boulangère t’a volée et que je meferai rendre, tu peux en être sûre. »

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer