En famille

XXV

En effet, le lendemain à la même heureque la veille, M. Vulfran entra dans l’atelier, amené par ledirecteur, mais Perrine ne put pas aller au-devant de lui, commeelle l’aurait voulu, car elle était à ce moment occupée àtransmettre les instructions du chef monteur aux ouvriers qu’ilavait réunis : maçons, charpentiers, forgerons, mécaniciens,et nettement, sans hésitations, sans répétitions, elle traduisait àchacun les indications qui lui étaient données, en même tempsqu’elle répétait au chef monteur les questions ou les objectionsque les ouvriers français lui adressaient.

Lentement, M. Vulfran s’étaitapproché, et les voix s’interrompant, de sa canne il avait faitsigne de continuer comme s’il n’était pas là.

Et pendant que Perrine obéissante seconformait à cet ordre, il se penchait vers ledirecteur :

« Savez-vous que cette petiteferait un excellent ingénieur, dit-il à mi-voix, mais pas assez bascependant pour que Perrine ne l’entendit point.

– Positivement elle est étonnante pourla décision.

– Et pour bien d’autres choses encore,je crois ; elle m’a traduit hier le Dundee News plusintelligemment que Bendit ; et c’était la première foisqu’elle lisait la partie commerciale d’un journal.

– Sait-on ce qu’étaient sesparents ?

– Peut-être Talouel le sait-il, moi jel’ignore.

– En tout cas elle parait être dans unemisère pitoyable ;

– Je lui ai donné cinq francs pour sanourriture et son logement.

– Je veux parler de sa tenue : saveste est une dentelle ; je n’ai jamais vu jupe pareille à lasienne que sur le corps des bohémiennes ; certainement elle adû fabriquer elle-même les espadrilles dont elle estchaussée.

– Et la physionomie, qu’est-elle,Benoist ?

– Intelligente, trèsintelligente.

– Vicieuse ?

– Non, pas du tout ; honnête aucontraire, franche et résolue ; ses yeux perceraient unemuraille et cependant ils ont une grande douceur, avec de laméfiance.

– D’où diable nousvient-elle ?

– Pas de chez nousassurément.

– Elle m’a dit que sa mère étaitAnglaise.

– Je ne trouve pas qu’il y ait en ellerien des Anglais que j’ai connus ; c’est autre chose, toutautre chose ; avec cela jolie, et d’autant plus que soncostume réellement misérable fait ressortir sa beauté. Il fautvraiment qu’il y ait en elle une sympathie ou une autorité native,pour qu’avec une pareille tenue nos ouvriers veuillent bienl’écouter. »

Et comme Benoist était de caractère à nepas laisser passer une occasion d’adresser une flatterie au patronqui tenait la liste des gratifications, il ajouta :

« Sans la voir vous avez devinétout cela.

– Son accent m’afrappé. »

Bien que n’entendant pas tout cediscours, Perrine en avait saisi quelques mots qui l’avaient jetéedans une agitation violente contre laquelle elle s’était efforcéede réagir ; car ce n’était pas ce qui se disait derrière elle,qu’elle devait écouter, si intéressant que cela pût être, mais bienles paroles que lui adressaient le monteur et les ouvriers :que penserait M. Vulfran si dans ses explications en françaiselle lâchait quelque ineptie qui prouverait soninattention ?

Elle eut la chance d’arriver au bout deses explications, et, alors, M. Vulfran l’appela près delui :

« Aurélie. »

Cette fois elle n’eut garde de ne pasrépondre à ce nom qui désormais devait être le sien.

Comme la veille il la fit asseoir prèsde lui en lui remettant un papier pour qu’elle le traduisit ;mais au lieu d’être le Dundee News, ce fut la circulairede la Dundee trades report Association, qui est en quelquesorte le bulletin officiel du commerce du jute ; aussi, sansavoir à chercher de-ci, de-là, dut-elle la traduire d’un bout àl’autre.

Comme la veille aussi, lorsque la séancede traduction fut terminée, il se fit conduire par elle à traversles cours de l’usine ; mais cette fois ce fut en laquestionnant :

« Tu m’as dit que tu avais perdu tamère ; combien y a-t-il de temps ?

– Cinq semaines.

– À Paris ?

– À Paris.

– Et ton père ?

– Je l’ai perdu il y a sixmois. »

Lui tenant la main dans la sienne, ilsentit à la contraction qui la rétracta combien était douloureusel’émotion que ses souvenirs évoquaient ; aussi, sansabandonner son sujet, passa-t-il les questions qui nécessairementdécoulaient de celles auxquelles elle venait derépondre.

« Que faisaient tesparents ?

– Nous avions une voiture et nousvendions.

– Aux environs deParis ?

– Tantôt dans un pays, tantôt dans unautre ; nous voyagions.

– Et ta mère morte, tu as quittéParis ?

– Oui, monsieur.

– Pourquoi ?

– Parce que maman m’avait fait promettrede ne pas rester à Paris quand elle ne serait plus là, et d’allerdans le Nord, auprès de la famille de mon père.

– Alors pourquoi es-tu venueici ?

– Quand ma pauvre maman est morte, ilnous avait fallu vendre notre voiture, notre âne, le peu que nousavions, et cet argent avait été épuisé par la maladie ; ensortant du cimetière il me restait cinq francs trente-cinqcentimes, qui ne me permettaient pas de prendre le chemin de fer.Alors je me décidai à faire la route à pied. »

M. Vulfran eut un mouvement dansles doigts dont elle ne comprit pas la cause.

« Pardonnez-moi si je vous ennuie,monsieur, je dis sans doute des choses inutiles.

– Tu ne m’ennuies pas ; aucontraire, je suis content de voir que tu es une brave fille ;j’aime les gens de volonté, de courage, de décision, qui nes’abandonnent pas ; et si j’ai plaisir à rencontrer cesqualités chez les hommes, j’en ai un plus grand encore à lestrouver chez un enfant de ton âge. Te voilà donc partie avec centsept sous dans ta poche…

– Un couteau, un morceau de savon, undé, deux aiguilles, du fil, une carte routière ; c’esttout.

– Tu sais te servir d’unecarte ?

– Il faut bien, quand on roule par lesgrands chemins ; c’était tout ce que j’avais sauvé du mobilierde notre voiture. »

Il l’interrompit :

« Nous avons un grand arbre surnotre gauche, n’est-ce pas ?

– Avec un banc autour, oui,monsieur ;

– Allons-y ; nous serons mieux surce banc. »

Quand ils furent assis, elle continuason récit, qu’elle n’eut plus souci d’abréger, car elle voyaitqu’il intéressait M. Vulfran.

« Tu n’as pas eu l’idée de tendrela main ? demanda-t-il, quand elle en fut à sa sortie de laforêt où l’orage avait fondu sur elle.

– Non, monsieur, jamais.

– Mais sur quoi as-tu compté quand tu asvu que tu ne trouvais pas d’ouvrage ?

– Sur rien ; j’ai espéré qu’enallant tant que j’aurais des forces, je pouvais me sauver ;c’est quand j’ai été à bout, que je me suis abandonnée, parce queje ne pouvais plus ; si j’avais faibli une heure plus tôt,j’étais perdue. »

Elle raconta alors comment elle étaitsortie de son évanouissement sous les léchades de son âne, etcomment elle avait été secourue par la marchande de chiffons ;puis, passant vite sur le temps pendant lequel elle était restéechez la Rouquerie, elle en vint à la rencontre qu’elle avait faitede Rosalie :

« En causant, dit-elle, j’apprisque dans vos usines on donne du travail à tous ceux qui endemandent, et je me décidai à me présenter ; on voulut bienm’envoyer aux cannetières.

– Quand vas-tu te remettre enroute ? »

Elle ne s’attendait pas à cette questionqui l’interloqua :

« Mais je ne pense pas à meremettre en route, répondit-elle après un moment deréflexion.

– Et tes parents ?

– Je ne les connais pas ; je nesais pas s’ils sont disposés à me faire bon accueil, car ilsétaient fâchés avec mon père. J’allais près d’eux, parce que jen’ai personne à qui demander protection, mais sans savoir s’ilsvoudraient m’accueillir. Puisque je trouve à travailler ici, il mesemble que le mieux pour moi est de rester ici. Que deviendrais-jesi l’on me repoussait ? Assurée de ne pas mourir de faim, j’aitrès peur de courir de nouvelles aventures. Je ne m’y exposeraisque si j’avais des chances de mon côté.

– Ces parents se sont-ils jamais occupésde toi ?

– Jamais.

– Alors ta prudence peut êtreavisée ; cependant, si tu ne veux pas courir l’aventured’aller frapper à une porte qui reste fermée et te laisse dehors,pourquoi n’écrirais-tu pas, soit à tes parents, soit au maire ou aucuré de ton village ? Ils peuvent n’être pas en état de terecevoir ; et alors tu restes ici où ta vie est assurée. Maisils peuvent aussi être heureux de te recevoir à bras ouverts ;alors tu trouves près d’eux une affection, des soins, un soutienqui te manqueront si tu restes ici ; et il faut que tu sachesque la vie est difficile pour une fille de ton âge qui est seule aumonde, … triste aussi.

– Oui, monsieur, bien triste, je lesais, je le sens tous les jours, et je vous assure que si jetrouvais des bras ouverts, je m’y jetterais avec bonheur ;mais s’ils restent aussi fermés pour moi qu’ils l’ont été pour monpère…

– Tes parents avaient-ils des griefssérieux contre ton père, je veux dire légitimes par suite de fautesgraves ?

– Je ne peux pas penser que mon père,que j’ai connu si bon pour tous, si brave, si généreux, si tendre,si affectueux pour ma mère et pour moi, ait jamais rien fait demal ; mais enfin ses parents ne se sont pas fâchés contre luiet avec lui sans raisons sérieuses, il me semble.

– Évidemment ; mais les griefsqu’ils pouvaient avoir contre lui, ils ne les ont pas contretoi ; les fautes des pères ne retombent pas sur lesenfants.

– Si cela pouvait êtrevrai ! »

Elle jeta ces quelques mots avec unaccent si ému, que M. Vulfran en fut frappé.

« Tu vois comme au fond du cœur, tusouhaites d’être accueillie par eux.

– Mais il n’est rien que je redoute tantque d’être repoussée.

– Et pourquoi le serais-tu ? Tesgrands parents avaient-ils d’autres enfants que tonpère ?

– Non.

– Pourquoi ne seraient-ils pas heureuxque tu leur tiennes lieu du fils perdu ? Tu ne sais pas ce quec’est que d’être seul au monde.

– Mais justement je ne le sais quetrop.

– La jeunesse isolée, qui a l’avenirdevant elle, n’est pas du tout dans la même situation que lavieillesse, qui n’a que la mort. »

S’il ne pouvait pas la voir, elle de soncôté ne le quittait pas des yeux, tâchant de lire en lui lessentiments que ses paroles, trahissaient : après cetteallusion à la vieillesse, elle s’oublia à chercher sur saphysionomie la pensée du fond de son cœur.

« Eh bien, dit-il après un momentd’attente, que décides-tu ?

– N’allez pas imaginer, monsieur, que jebalance ; c’est l’émotion qui m’empêche de répondre ;ah ! si je pouvais croire que ce serait une fille qu’onrecevrait, non une étrangère qu’on repousserait !

– Tu ne connais rien de la vie, pauvrepetite ; mais sache bien que la vieillesse ne peut pas plusêtre seule que l’enfance.

– Est-ce que tous les vieillards pensentainsi, monsieur ?

– S’ils ne le pensent pas, ils lesentent.

– Vous croyez ? », dit-elleles yeux attachés sur lui, frémissante.

Il ne lui répondit pas directement, maisparlant à mi-voix comme s’il s’entretenait aveclui-même :

« Oui, dit-il, oui, ils lesentent. »

Puis se levant brusquement comme pouréchapper à des idées qui lui seraient douloureuses, il dit d’un tonde commandement :

« Au bureau. »

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