En famille

III

La nuit de la malade fut mauvaise :plusieurs fois, Perrine couchée prés d’elle, tout habillée sur laplanche, avec un fichu roulé qui lui servait d’oreiller, dut selever pour lui donner de l’eau qu’elle allait chercher au puitsafin de l’avoir plus fraîche : elle étouffait et souffrait dela chaleur. Au contraire, à l’aube, le froid du matin, toujours vifsous le climat de Paris, la fit grelotter et Perrine dutl’envelopper dans son fichu, la seule couverture un peu chaude quileur restât.

Malgré son désir d’aller chercher lemédecin aussitôt que possible, elle dut attendre que Grain de Selfût levé, car à qui demander le nom et, l’adresse d’un bon médecin,si ce n’était a lui ?

Bien sûr qu’il connaissait un bonmédecin, et un fameux qui faisait ses visites en voiture, non àpied comme les médecins de rien du tout. : M. Cendrier,rue Riblette, près de l’église ; pour trouver la rue Ribletteil n’y avait qu’à suivre le chemin de fer jusqu’à lagare.

En entendant parler d’un médecin fameuxqui faisait les visites en voiture, elle eut peur de n’avoir pasassez d’argent pour le payer, et timidement, avec confusion, ellequestionna Grain de Sel en tournant autour de ce qu’elle n’osaitpas dire. À la fin il comprit :

« Ce que tu auras à payer ?dit-il. Dame, c’est cher. Pas moins de quarante sous. Et pour êtresûre qu’il vienne, tu feras bien de les lui remettred’avance. »

En suivant les indications qui luiavaient été données, elle trouva assez facilement la rue Riblette,mais le médecin n’était point encore levé, elle dut attendre,assise sur une borne dans la rue, à la porte d’une remise derrièrelaquelle on était en train d’atteler un cheval : comme celaelle le saisirait au passage, et en lui remettant ses quarantesous, elle le déciderait a venir, ce qu’il ne ferait pas, elle enavait le pressentiment, si on lui demandait simplement une visitepour un des habitants du Champ Guillot.

Le temps fut éternel à passer, sonangoisse se doublant de celle de sa mère qui ne devait riencomprendre à son retard ; s’il ne la guérissait pointinstantanément, au moins allait-il l’empêcher de souffrir. Déjàelle avait vu un médecin entrer dans leur roulotte, lorsque sonpère avait été malade. Mais c’était en pleine montagne, dans unpays sauvage, et le médecin que sa mère avait appelé sans avoir letemps de gagner une ville, était plutôt un barbier avec unetournure de sorcier qu’un vrai médecin comme on en trouve à Paris,savant, maître de la maladie et de la mort, comme devait l’êtrecelui-là, puisqu’on le disait fameux.

Enfin la porte de la remise s’ouvrit, etun cabriolet de forme ancienne, à caisse jaune, auquel était atteléun gros cheval de labour, vint se ranger devant la maison etpresque aussitôt le médecin parut, grand, gros, gras, le visagerougeaud encadré d’une barbe grise qui lui donnait l’air d’unpatriarche campagnard.

Avant qu’il fût monté en voiture, elleétait près de lui et lui exposait sa demande.

« Le champ Guillot, dit-il, il y aeu de la batterie.

– Non monsieur, c’est ma mère qui estmalade, très malade.

– Qu’est-ce que c’est tamère ?

– Nous sommesphotographes. »

Il mit le pied sur lemarchepied.

Vivement elle tendit sa pièce dequarante sous.

« Nous pouvons vouspayer.

– Alors, c’est troisfrancs. »

Elle ajouta vingt sous à la pièce ;il prit le tout et le fourra dans la poche de son gilet.

« Je serai près de ta mère d’ici unquart d’heure. »

Elle fît en courant le chemin du retour,joyeuse d’apporter la bonne nouvelle :

« Il va te guérir, maman, c’est unvrai médecin celui-là. »

Et vivement elle s’occupa de sa mère,lui lava le visage, les mains, lui arrangea les cheveux qui étaientadmirables, noirs et soyeux, puis elle mit de l’ordre dans laroulotte ; ce qui n’eut d’autre résultat que de la rendre plusvide et par là plus misérable encore.

Elles n’eurent pas une trop longueattente à endurer : un roulement de voiture annonça l’arrivéedu médecin et Perrine courut au-devant de lui.

Comme en entrant il voulait se dirigervers la maison, elle lui montra la roulotte.

« C’est dans notre voiture que noushabitons », dit-elle.

Bien que cette maison n’eut rien d’unehabitation, il ne laissa paraître aucune surprise, étant habitué àtoutes les misères avec sa clientèle ; mais Perrine quil’observait remarqua sur son visage comme un nuage lorsqu’il vit lamalade couchée sur son matelas, dans cet intérieurdénudé.

« Tirez la langue, donnez-moi lamain. »

Ceux qui payent quarante ou cent francsla visite de leur médecin n’ont aucune idée de la rapidité aveclaquelle s’établit un diagnostic auprès des pauvres gens ; enmoins d’une minute son examen fut fait.

« Il faut entrer àl’hôpital », dit-il.

La mère et la fille poussèrent un mêmecri d’effroi et de douleur.

« Petite, laisse-moi seul avec tamaman », dit le médecin d’un ton de commandement.

Perrine hésita une seconde ; mais,sur un signe de sa mère, elle quitta la roulotte, dont elle nes’éloigna pas.

« Je suis perdue ? dit la mèreà mi-voix.

– Qui est-ce qui parle de ça : vousavez besoin de soins que vous ne pouvez pas recevoirici.

– Est-ce qu’à l’hôpital j’aurais mafille ?

– Elle vous verrait le jeudi et ledimanche.

– Nous séparer ! Quedeviendrait-elle Sans moi, seule à Paris ? que deviendrai-jesans elle ? Si je dois mourir, il faut que ce soit sa maindans la mienne.

– En tout cas on ne peut pas vouslaisser dans cette voiture où le froid des nuits vous est mortel.Il faut prendre une chambre ; le pouvez-vous ?

– Si ce n’est pas pour longtemps, ouipeut-être.

– Grain de Sel en loue qu’il ne vousfera pas payer cher. Mais la chambre n’est pas tout, il faut desmédicaments, une bonne nourriture, des soins : ce que vousauriez à l’hôpital.

– Monsieur, c’est impossible, je ne peuxpas me séparer de ma fille. Que deviendrait-elle ?

– Comme vous voudrez, c’est votreaffaire, je vous ai dit ce que je devais. »

Il appela :

« Petite. »

Puis, tirant un carnet de sa poche, ilécrivit au crayon quelques lignes sur une feuille blanche, qu’ildétacha :

« Porte cela chez le pharmacien,dit-il, celui qui est auprès de l’église, pas un autre. Tu donnerasà ta mère le paquet n° 1 ; tu lui feras boire d’heure en heurela potion n° 2 ; le vin de quinquina en mangeant, car il fautqu’elle mange ; ce qu’elle voudra, surtout des œufs. Jereviendrai ce soir. »

Elle voulut l’accompagner pour lequestionner :

« Maman est bienmalade ?

– Tâche de la décider à entrer àl’hôpital.

– Est-ce que vous ne pouvez pas laguérir ?

– Sans doute, je l’espère ; mais jene peux pas lui donner ce qu’elle trouverait à l’hôpital. C’estfolie de n’y pas aller ; c’est pour ne pas se séparer de toiqu’elle refuse : tu ne serais pas perdue, car tu as l’aird’une fille avisée et délurée. »

Marchant à grands pas, il était arrivé àsa voiture ; Perrine eût voulu le retenir, le faire parler,mais-il monta et partit.

Alors elle revint à laroulotte.

« Qu’a dit le médecin ?demanda la mère.

– Qu’il te guérirait.

– Va donc vite chez le pharmacien, etrapporte aussi deux œufs ; prends toutl’argent. »

Mais tout l’argent ne fut passuffisant ; quand le pharmacien eut lu l’ordonnance, ilregarda Perrine en la toisant ;

« Vous avez de quoipayer ? » dit-il.

Elle ouvrit la main.

« C’est sept francscinquante », dit le pharmacien qui avait fait soncalcul.

Elle compta ce qu’elle avait dans lamain et trouva six francs quatre-vingt-cinq centimes en estimant leflorin d’Autriche à deux francs ; il lui manquait donc treizesous.

« Je n’ai que six francsquatre-vingt-cinq centimes, dont un florin d’Autriche,dit-elle ; le voulez-vous, le florin ?

– Ah ! non parexemple. »

Que faire ? Elle restait au milieude la boutique la main ouverte, désespérée, anéantie.

« Si vous vouliez prendre leflorin, il ne me manquerait que treize sous, dit-elle enfin ;je vous les apporterais tantôt. »

Mais le pharmacien ne voulut d’aucune deces combinaisons, ni faire crédit de treize sous, ni accepter leflorin :

« Comme il n’y a pas urgence pourle vin de quinquina, dit-il, vous viendrez le cherchertantôt ; je vais tout de suite vous préparer les paquets et lapotion qui ne vous coûteront que trois francscinquante. »

Sur l’argent qui lui restait elle achetades œufs, un petit pain viennois, qui devait provoquer l’appétit desa mère, et revint toujours courant au Champ Guillot.

« Les œufs sont frais, dit-elle, jeles ai mirés ; regarde le pain, comme il est bien cuit ;tu vas manger, n’est-ce pas, maman ?

– Oui, ma chérie. »

Toutes deux étaient pleines d’espéranceet Perrine d’une foi absolue ; puisque le médecin avait promisde guérir sa mère, il allait accomplir ce miracle : pourquoil’aurait-il trompée ? quand on demande la vérité à un médecin,il doit la dire.

C’est un merveilleux apéritif quel’espoir ; la malade, qui depuis deux jours n’avait pu rienprendre, mangea un œuf et la moitié du petit pain.

« Tu vois, maman, disaitPerrine.

– Cela va aller. »

En tout cas, son irritabilité nerveuses’émoussa ; elle éprouva un peu de calme, et Perrine enprofita pour aller consulter Grain de Sel sur la question de savoircomment elle devait s’y prendre pour vendre la voiture et Palikare.Pour la roulotte, rien de plus facile, Grain de Sel pouvaitl’acheter comme il achetait toutes choses : meublés, habits,outils, instruments de musique, étoffes, matériaux, le neuf, levieux ; mais, pour Palikare, il n’en était pas de même, parcequ’il n’achetait pas de bêtes, excepté les petits chiens, et sonavis était qu’on devait attendre au mercredi pour le vendre auMarché aux chevaux.

Le mercredi c’était bien loin, car, danssa surexcitation d’espérance, Perrine s’imaginait qu’avant cejour-la, sa mère aurait repris assez de forces pour pouvoirpartir ; mais, à attendre ainsi, il y avait au moins cela debon, qu’elles pourraient avec le produit de la vente de la roulottes’arranger des robes pour voyager en chemin de fer, et aussi celade meilleur encore, qu’on pourrait peut-être ne pas vendrePalikare, si le prix payé par Grain de Sel était assez élevé ;Palikare resterait au Champ Guillot, et quand elles seraientarrivées à Maraucourt, elles le feraient venir. Comme elle seraitheureuse de ne pas le perdre, cet ami, qu’elle aimait tant !et comme il serait heureux de vivre, désormais dans le bien-être,logé dans une belle écurie, se promenant toute la journée à traversde grasses prairies avec ses deux maîtresses auprès delui !

Mais il fallut en rabattre des visionsqui en quelques secondes avaient traversé son esprit, car, au lieude la somme qu’elle imaginait sans la préciser, Grain de Seln’offrit que quinze francs de la roulotte et de tout ce qu’ellecontenait, après l’avoir longuement examinée.

« Quinze francs !

– Et encore c’est pour vousobliger ; qu’est-ce que vous voulez que je fasse deça ? »

Et du crochet qui lui tenait lieu debras, il frappait les diverses pièces de la roulotte, les roues,les brancards, en haussant les épaules d’un air de pitiéméprisante.

Tout ce qu’elle put obtenir aprèsbeaucoup de paroles, ce fut une augmentation de deux francscinquante sur le prix offert, et l’engagement que la roulotte neserait dépecée qu’après leur départ, de façon à pouvoir jusque-làl’habiter pendant la journée, ce qui, imaginait-elle, vaudraitmieux pour sa mère que de rester enfermée dans lamaison.

Quand, sous la direction de Grain deSel, elle visita les chambres qu’il pouvait leur louer, elle vitcombien la roulotte leur serait précieuse, car, malgré l’orgueilavec lequel il parlait de ses appartements, et qui n’avait d’égalque son mépris pour la roulotte, elle était si misérable, sipuante, cette maison, qu’il fallait leur détresse pourl’accepter.

À la vérité, elle avait un toit et desmurs qui n’étaient pas en toile, mais sans aucune autre supérioritésur la roulotte : tout à l’entour se trouvaient amoncelées lesmatières dont Grain de Sel faisait commerce et qui pouvaientsupporter les intempéries : verres cassés, os,ferrailles : tandis qu’à l’intérieur le couloir et. des piècessombres, où les yeux se perdaient, contenaient celles qui avaientbesoin d’un abri : vieux papiers, chiffons, bouchons, croûtesde pain, bottes, savates, ces choses innombrables, détritus detoutes sortes, qui constituent les ordures de Paris ; et deces divers tas s’exhalaient d’âcres odeurs qui prenaient à lagorge.

Comme elle restait hésitante sedemandant si sa mère ne serait pas empoisonnée par ces odeurs,Grain de Sel la pressa :

« Dépêchez-vous, dit-il, lesbiffins vont rentrer ; il faut que je sois là pour recevoir et« triquer » ce qu’ils apportent.

– Est-ce que le médecin connaît ceschambres ? demanda-t-elle.

– Bien sûr qu’il les connaît ; ilest venu plus d’une fois à côté quand il a soigné laMarquise. »

Ce mot la décida : puisque lemédecin connaissait ces chambres, il savait ce qu’il disait enconseillant d’en prendre une ; et puisqu’une marquise,habitait l’une d’elles, sa mère pouvait bien en habiter uneautre.

« Cela vous coûtera huit sous parjour, dit Grain de Sel, ajoutés aux trois sous pour l’âne et auxsix sous pour la roulotte.

– Vous l’avez achetée ?

– Oui, mais puisque vous vous en servez,il est juste de la payer, »

Elle ne trouva rien à répondre ; cen’était pas la première fois qu’elle se voyait ainsiécorchée ; bien souvent elle l’avait été plus durement encoredans leur long voyage, et elle finissait par croire que c’est laloi de nature pour ceux qui ont, au détriment de ceux qui n’ontpas.

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