En famille

XXXIII

Quelle surprise le lendemain matin,quand, en entrant dans le cabinet de leur oncle pour ledépouillement du courrier, les deux neveux, toujours en retard,virent Perrine installée à sa table comme si elle ne devait pas endémarrer !

Talouel s’était bien gardé de lesprévenir, mais il s’était arrangé de façon à se trouver là quandils arriveraient, et à se « payer leur tête ».

Elle fut tout à fait drôle, et par làréjouissante pour lui ; car s’il était furieux de l’intrusionde cette mendiante, qui du jour au lendemain, sans protection, sansrien pour elle, s’imposait à la faiblesse sénile d’un vieillard, aumoins était-ce une compensation de voir que les neveux éprouvaientune fureur égale à la sienne. Qu’ils étaient donc amusants enjetant sur elle des regards impatients dans lesquels il y avaitautant de colère que de surprise ! Évidemment ils necomprenaient rien à sa présence dans ce cabinet sacré, où eux-mêmesne restaient que juste le temps nécessaire pour écouter lesexplications que leur oncle avait à leur donner, ou pour rapporterles affaires dont ils étaient chargés. Et les coups d’œil qu’ilséchangeaient en se consultant sans oser prendre un parti, sans mêmeoser risquer une observation ou une question, le faisaient riresans qu’il prit la peine de leur cacher sa satisfaction et samoquerie, car si une guerre ouverte n’était pas déclarée entre eux,il y avait beaux jours qu’ils savaient à quoi s’en tenir les uns etles autres sur leurs sentiments réciproques nés des secrètesespérances que chacun nourrissait de son côté : Talouel contreles neveux ; les neveux contre Talouel ; ceux-ci l’uncontre l’autre.

Ordinairement Talouel se contentait deleur marquer son hostilité par des sourires ironiques ou dessilences méprisants sous une forme de politesse humble, mais cejour-là il ne put pas résister à l’envie de leur jouer une comédiede sa façon qui lui donnerait quelques instants d’agrément :ah ! ils le prenaient de haut avec lui parce qu’ils secroyaient tous les droits en vertu de leur naissance, – neveux bienau-dessus de directeur ; l’un parce qu’il était fils d’unfrère, l’autre fils d’une sœur du patron, tandis que lui, quin’était que fils de ses œuvres, avait travaillé au succès de laglorieuse maison qui pour une part, une grosse part, était sienne,eh bien ! ils allaient voir. Ah ! ah !

Il sortit avec eux, et bien qu’ilsparussent pressés de rentrer dans leurs bureaux pour se communiquerleurs impressions et sans doute voir ce qu’ils avaient à fairecontre l’intruse, d’un signe auquel ils obéirent, – ce qui étaitdéjà un triomphe, – ils les emmena sous sa véranda, d’où le bruitdes voix contenues ne pouvait pas arriver jusqu’au bureau deM. Vulfran.

« Vous avez été étonnés de voircette… petite installée dans le bureau du patron »,dit-il.

Ils ne crurent pas devoir répondre, nepouvant pas plus reconnaître leur étonnement que lenier.

« Je l’ai bien vu, dit-il enappuyant ; si vous n’étiez pas arrivés en retard ce matin,j’aurais pu vous prévenir pour que vous vous tinssiezmieux. »

Ainsi il leur donnait une doubleleçon : – la première, en constatant qu’ils étaient enretard ; la seconde, en leur disant, lui qui n’avait passé nipar l’École polytechnique, ni par les collèges, que leur tenueavait manqué de correction. Peut-être la leçon était-elle un peugrossière, mais son éducation l’autorisait à n’en pas chercher uneplus fine. D’ailleurs les circonstances lui permettaient de ne passe gêner avec eux : quoi qu’il dît, ils l’écouteraient ;et il en usait.

Il continua :

« Hier M. Vulfran m’a avertiqu’il installait cette petite au château, et que désormais elletravaillerait dans son cabinet.

– Mais quelle est cettepetite ?

– Je vous le demande. Moi je ne saispas ; M. Vulfran non plus, je crois bien.

– Alors ?

– Alors il m’a expliqué que depuislongtemps il voulait avoir près de lui quelqu’un d’intelligent, dediscret, de fidèle, en qui il pourrait avoir pleineconfiance.

– Ne nous a-t-il pas ? interrompitCasimir.

– C’est justement ce que je lui aidit : N’avez-vous pas M. Casimir, M. Théodore ?M. Casimir, un élève de l’École polytechnique, où il a toutappris, en théorie s’entend, qui pour l’X ne craint personne, enfinqui vous est si attaché ; M. Théodore, qui connaît la vieet le commerce pour avoir passé ses premières années auprès de sesparents, dans des difficultés qui pour sûr l’ont formé, et quid’autre part a pour vous tant d’affection. Est-ce que tous deux nesont pas intelligents, discrets, fidèles, et ne pouvez-vous pasavoir toute confiance en eux ? Est-ce qu’ils pensent à autrechose qu’à vous soulager, vous aider, vous débarrasser du tracasdes affaires en bons neveux, bien affectueux, bien reconnaissantsqu’ils sont, et bien unis, unis comme de vrais frères qui n’ontqu’un même cœur, parce qu’ils n’ont qu’un mêmebut. »

Malgré l’envie qu’il en avait, iln’appuyait pas sur chaque mot caractéristique, mais au moins ensoulignait-il l’ironie par un sourire gouailleur, qu’il adressait àThéodore quand il parlait de la supériorité de Casimir dans lascience de l’X, et à Casimir quand il glissait sur les difficultéscommerciales de la famille de Théodore ; à tous les deux,quand il insistait sur leur fraternité de cœur qui n’avait qu’unmême but.

« Savez-vous ce qu’il merépondit ? » continua-t-il.

Il eût bien voulu faire une pause, maisde peur qu’ils ne tournassent le dos avant qu’il eût tout dit,vivement il continua :

« Il me répondit :« Ah ! mes neveux ! » Qu’est-ce que celavoulait dire ? Vous pensez bien que je ne me suis pas permisde le chercher : je vous le répète simplement. Et tout desuite j’ajoute ce qu’il me dit encore, pour expliquer sadétermination de la prendre au château et de l’installer dans sonbureau, que c’était parce qu’il ne voulait pas qu’elle restâtexposée à certains dangers, – non pour elle, car il avait lacertitude qu’elle n’y succomberait pas, mais pour les autres, cequi l’obligerait à se séparer de ces autres, quels qu’ils fussent.Je vous donne ma parole que je vous répète ce qu’il m’a dit motpour mot. Maintenant, quels sont ces autres, je vous ledemande ? »

Comme ils ne répondaient pas, ilinsista :

« À qui a-t-il voulu faireallusion ? Où voit-il des autres qui pourraient faire courirdes dangers à cette petite ? Quels dangers ? Toutesquestions incompréhensibles, mais que justement pour cela j’ai crudevoir vous soumettre, à vous messieurs, qui, en l’absence deM. Edmond, vous trouvez placés, par votre naissance, à la têtede cette maison. »

Il avait assez joué avec eux comme lechat avec la souris, pourtant il crut pouvoir une fois encore lesfaire sauter en l’air d’un vigoureux coup depatte :

« Il est vrai que M. Edmondpeut revenir d’un moment à l’autre, demain peut-être, au moins sil’on s’en rapporte à toutes les recherches que M. Vulfran faitfaire, fiévreusement, comme s’il brûlait sur une bonnepiste.

– Savez-vous donc quelquechose ? » demanda Théodore, qui n’eut pas la dignité deretenir sa curiosité.

« Rien autre chose que ce que jevois ; c’est-à-dire que M. Vulfran ne prend cette petiteque pour lui traduire les lettres et les dépêches qu’il reçoit desIndes. »

Puis avec une bonhomieaffectée :

« C’est tout de même malheureux quevous, monsieur Casimir, qui avez tout appris, vous ne sachiez pasl’anglais. Ça vous tiendrait au courant de ce qui se passe. Sanscompter que ça vous débarrasserait de cette petite, qui est entrain de prendre au château une place à laquelle elle n’a pasdroit. Il est vrai que vous trouverez peut-être un autre moyen, etmeilleur que celui-ci, pour en arriver là ; et si je peux vousaider, vous savez que vous pouvez compter sur moi… sans paraître enrien bien entendu. »

Tout en parlant il jetait de temps entemps et à la dérobée un rapide coup d’œil dans les cours, plutôtpar force d’habitude que par besoin immédiat ; à ce moment, ilvit venir le facteur du télégraphe, qui, sans se presser, musait àdroite et à gauche.

« Justement, dit-il, voilàqu’arrive une dépêche qui est peut-être la réponse à celle qui aété envoyée à Dakka. C’est tout de même ennuyeux pour vous, quevous ne puissiez pas savoir ce qu’elle contient, de façon à êtreles premiers à annoncer au patron le retour de son fils. Quellejoie, hein ? Moi, mes lampions sont prêts pour illuminer. Maisvoilà, vous ne savez pas l’anglais, et cette petite le sait,elle. »

Quelque regret qu’il eût à mettre un pasdevant l’autre, le porteur de dépêches était enfin arrivé au bas del’escalier ; vivement Talouel alla au-devant delui :

« Eh bien, tu sais, toi, tu net’amènes pas trop vite, dit-il.

– Faut-il s’en fairemourir ? »

Sans répondre, Talouel prit la dépêche,et la porta à M. Vulfran avec un empressementbruyant.

« Voulez-vous que je l’ouvre ?demanda-t-il.

– Parfaitement. »

Mais il n’eut pas déchiré le papier dansla ligne pointillée qu’il s’écria :

« Elle est en anglais.

– Alors c’est l’affaired’Aurélie », dit M. Vulfran avec un geste auquel ledirecteur ne pouvait pas ne pas obéir.

Aussitôt que la porte fut refermée, elletraduisit la dépêche :

« L’ami, Leserre, négociantfrançais, dernières nouvelles cinq ans ; Dehra, révérend pèreMackerness, lui écris selon votre désir. »

– Cinq ans, s’écria M. Vulfran, quitout d’abord ne fut sensible qu’à cette indication ; ques’est-il passé depuis cette époque, et comment suivre une pisteaprès cinq années écoulées ? »

Mais il n’était pas homme à se perdredans des plaintes inutiles ; ce fut ce qu’il expliqualui-même :

« Les regrets n’ont jamais changéles faits accomplis ; tirons parti plutôt de ce que nousavons ; tu vas tout de suite faire une dépêche en françaispour ce M. Lasserre puisqu’il est Français, et une en anglaispour le père Mackerness. »

Elle écrivit couramment la dépêchequ’elle devait traduire en anglais, mais pour celle qui devait êtredéposée en français au télégraphe elle s’arrêta dès la premièreligne, et demanda la permission d’aller chercher un dictionnairedans le bureau de Bendit.

« Tu n’es pas sûre de tonorthographe ?

– Oh ! pas du tout sûre, monsieur,et je voudrais bien qu’au bureau on ne pût pas se moquer d’unedépêche envoyée par vous.

– Alors tu n’es pas en état d’écrire unelettre sans fautes ?

– Je suis sûre de l’écrire avec beaucoupde fautes ; le commencement des mots va à peu près, mais pasla lin, quand il y a des accords, et puis les doubles lettres nevont pas du tout non plus, et beaucoup d’autres chosesencore : bien plus facile à écrire l’anglais que lefrançais ! J’aime mieux vous avouer cela tout de suite,franchement.

– Tu n’as jamais été àl’école ?

– Jamais. Je ne sais que ce que mon pèreet ma mère m’ont appris, au hasard des routes, quand on avait letemps de s’asseoir, ou qu’on restait au repos dans un pays ;alors ils me faisaient travailler ; mais pour dire vrai, jen’ai jamais beaucoup travaillé.

– Tu es une bonne fille de me parlerfranchement ; nous verrons à remédier à cela ; pour lemoment occupons-nous de ce que nous avons àfaire. »

Ce fut seulement dans l’après-midi, envoiture, quand ils firent la visite des usines, que M. Vulfranrevint à la question de l’orthographe.

« As-tu écrit à tesparents ?

– Non, monsieur.

– Pourquoi ?

– Parce que je ne désire rien tant querester ici à jamais, près de vous qui me traitez avec tant debonté, et me faites une vie si heureuse.

– Alors tu désires ne pas mequitter ?

– Je voudrais vous prouver chaque jour,pour tout, dans tout, ce qu’il y a de reconnaissance dans moncœur…, et aussi d’autres sentiments respectueux que je n’oseexprimer.

– Puisqu’il en est ainsi, le mieux estpeut-être, en effet, que tu n’écrives pas, au moins pour lemoment ; nous verrons plus tard. Mais, afin que tu puissesm’être utile, il faut que tu travailles, et te mettes en état de meservir de secrétaire pour beaucoup d’affaires, dans lesquelles tudois écrire convenablement, puisque tu écris en mon nom. D’autrepart il est convenable aussi pour toi, il est bon que tut’instruises. Le veux-tu ?

– Je suis prête à tout ce que vousvoudrez, et je vous assure que je n’ai pas peur detravailler.

– S’il en est ainsi, les choses peuvents’arranger sans que je me prive de tes services. Nous avons ici uneexcellente institutrice : en rentrant je lui demanderai de tedonner des leçons quand sa classe est finie, de six à huit heures,au moment où je n’ai plus besoin de toi. C’est une très bonnepersonne qui n’a que deux défauts : sa taille, elle est plusgrande que moi, et plus large d’épaules, – plus massive, bienqu’elle n’ait pas quarante ans, – et son nom, Mlle Belhomme,qui crie d’une façon fâcheuse ce qu’elle est réellement : unbel homme sans barbe, et encore n’est-il pas certain qu’on ne luien trouverait point en regardant bien. Pourvue d’une instructionsupérieure, elle a commencé par des éducations particulières, maissa prestance d’ogre faisait peur aux petites filles, tandis que sonnom faisait rire les mamans et les grandes sœurs. Alors elle arenoncé au monde des villes, et bravement elle est entrée dansl’instruction primaire, où elle a beaucoup réussi ; sesclasses tiennent la tête parmi celles de notre département ;ses chefs la considèrent comme une institutrice modèle. Je neferais pas venir d’Amiens une meilleure maîtresse pourtoi ! »

La tournée des usines terminée, lavoiture s’arrêta devant l’école primaire des filles, etMlle Belhomme accourut auprès de M. Vulfran, mais il tintà descendre et à entrer chez elle pour lui exposer sa demande.Alors Perrine, qui les suivit, put l’examiner : c’était bienla femme géante dont M. Vulfran avait parlé, imposante, maisavec un mélange de dignité et de bonté qui n’aurait nullement donnéenvie de se moquer d’elle, si elle n’avait pas eu un air craintifen désaccord avec sa prestance.

Bien entendu, elle n’avait rien àrefuser au tout-puissant maître de Maraucourt, mais eût-elle eu desempêchements qu’elle s’en serait dégagée, car elle avait la passionde l’enseignement, qui, à vrai dire, était son seul plaisir dans lavie, et puis d’autre part cette petite aux yeux profonds luiplaisait :

« Nous en ferons une filleinstruite, dit-elle, cela est certain : savez-vous qu’elle ades yeux de gazelle ? Il est vrai que je n’ai jamais vu desgazelles, et pourtant je suis sûre qu’elles ont cesyeux-là. »

Mais ce fut bien autre chose lesurlendemain quand, après deux jours de leçons, elle put se rendrecompte de ce qu’était la gazelle, et que M. Vulfran, enrentrant au château au moment du dîner, lui demanda ce qu’elle enpensait.

« Quelle catastrophe c’eût été, –Mlle Belhomme employait volontiers des mots grands et fortscomme elle, – quelle catastrophe c’eût été que cette jeune fillerestât sans culture !

– Intelligente, n’est-cepas !

– Intelligente ! Ditesintelligentissime, si j’ose m’exprimer ainsi.

– L’écriture ? demandaM. Vulfran, qui dirigeait son interrogatoire d’après lesbesoins qu’il avait de Perrine.

– Pas brillante, mais elle seformera.

– L’orthographe ?

– Faible.

– Alors ?

– J’aurais pu, pour la juger, lui fairefaire une dictée qui m’aurait montré précisément son écriture etson orthographe ; mais cela seulement. J’ai voulu prendred’elle une meilleure opinion, et je lui ai demandé une petitenarration sur Maraucourt ; en vingt lignes, ou cent lignes, medire ce qu’était le pays, comment elle le voyait. En moins d’uneheure, au courant de la plume, sans chercher ses mots, elle m’aécrit quatre grandes pages vraiment extraordinaires : tout s’ytrouve réuni, le village lui-même, les usines, le paysage général,l’ensemble aussi bien que le détail ; il y a une page sur lesentailles avec leur végétation, leurs oiseaux et leurs poissons,leur aspect dans les vapeurs du matin et l’air pur du soir, quej’aurais cru copiée dans un bon auteur, si je ne l’avais vu écrire.Par malheur la calligraphie et l’orthographe sont ce que je vous aidit, mais qu’importe ! c’est une affaire de quelques mois deleçons, tandis que toutes les leçons du monde ne lui apprendraientpas à écrire, si elle n’avait pas reçu le don de voir et de sentir,et aussi de rendre ce qu’elle voit et ce qu’elle sent. Si vous enavez le loisir, faites-vous lire cette page sur les entailles, ellevous prouvera que je n’exagère pas. »

Alors, M. Vulfran, que cetteappréciation avait mis en belle humeur, car elle calmait lesobjections qui lui étaient venues sur son prompt engouement pourcette petite, raconta à Mlle Belhomme comment Perrine avaithabité une aumuche dans l’une de ces entailles, et comment avecrien, si ce n’est ce qu’elle trouvait sous sa main, elle avait suse fabriquer des espadrilles, et toute une batterie de cuisine danslaquelle elle avait préparé un dîner complet, fourni par l’entailleelle-même, ses oiseaux, ses poissons, ses fleurs, ses herbes, sesfruits.

Le large visage de Mlle Belhommes’était épanoui pendant ce récit, qui sans aucun doutel’intéressait, puis quand M. Vulfran avait cessé de parler,elle avait gardé elle-même le silence,réfléchissant :

« Ne trouvez-vous pas, dit-elleenfin, que savoir créer ce qui est nécessaire à ses besoins est unequalité maîtresse, enviable entre toutes ?

– Assurément, et c’est cela même qui m’atout d’abord frappé chez cette jeune fille, cela et lavolonté ; dites-lui de vous conter son histoire, vous verrezce qu’il lui a fallu d’énergie pour arriver jusqu’ici.

– Elle a reçu sa récompense, puisqu’ellevous a intéressé, cette jeune fille.

– Intéressé, et même attaché, car jen’estime rien tant dans la vie que la volonté à qui je dois d’êtrece que je suis. C’est pourquoi je vous demande de la fortifier chezelle par vos leçons, car si l’on dit avec raison qu’on peut cequ’on veut, au moins est-ce à condition de savoir vouloir, ce quin’est pas donné à tout le monde, et ce qu’on devrait bien commencerpar enseigner, si toutefois il est des méthodes, pour cela ;mais en fait d’instruction, on ne s’occupe que de l’esprit, commesi le caractère ne devait, point passer avant. Enfin, puisque vousavez une élève douée de ce côté, je vous prie de vous appliquer àle développer. »

Mlle Belhomme était aussi incapablede dire une chose par flatterie, que de la taire par timidité ouembarras :

« L’exemple fait plus que lesleçons, dit-elle, c’est pourquoi elle apprendra à votre école mieuxqu’à la mienne, et en voyant que malgré la maladie, les années, lafortune, vous ne vous relâchez pas une minute dans ce que vousconsidérez comme l’accomplissement d’un devoir, son caractère sedéveloppera dans le sens que vous désirez. ; en tout cas je nemanquerais pas de m’y employer, si elle passait insensible ouindifférente, – ce qui m’étonnerait bien, – à côté de ce qui doitla frapper. »

Et comme elle était femme de parole,elle ne manqua pas en effet une occasion de citer M. Vulfran,ce qui l’amenait à parler de lui-même pour ce qui n’était pasrigoureusement indispensable à sa leçon, entraînée bien souvent,sans s’en apercevoir, par les adroites questions dePerrine.

Assurément elle s’appliquait à écouterMlle Belhomme sans distraction, même quand il fallait lasuivre dans l’explication des règles de « l’accord desadjectifs considérés dans leurs rapports avec lessubstantifs », ou celle du participe passé dans les verbesactifs, passifs, neutres, pronominaux, soit essentiels, soitaccidentels, et dans les verbes impersonnels ; mais combienplus encore ses yeux de gazelle trahissaient-ils d’intérêt, quandelle pouvait amener l’entretien sur M. Vulfran, etparticulièrement sur certains points inconnus d’elle, ou mal connuspar les histoires de Rosalie, qui n’étaient jamais très précises,ou par les propos de Fabry et de Mombleux, énigmatiques à dessein,avec les lacunes, les sous-entendus de gens qui parlent, pour eux,non pour ceux qui peuvent les écouter, et même avec le souci queceux-là ne les comprennent point !

Plusieurs fois elle avait demandé àRosalie ce qu’avait été la maladie de M. Vulfran, et commentil était devenu aveugle, mais sans jamais en tirer que des réponsesvagues ; au contraire avec Mlle Belhomme elle eut tousles détails sur la maladie elle-même, et sur la cécité qui,disait-on, pouvait n’être pas incurable, mais qui ne serait guérie,si on la guérissait, que dans certaines conditions particulièresqui assureraient le succès de l’opération.

Comme tout le monde à Maraucourt,Mlle Belhomme s’était préoccupée de la santé deM. Vulfran, et elle en avait assez souvent parlé avec ledocteur Ruchon pour être en état de satisfaire la curiosité dePerrine d’une façon autrement compétente que Rosalie.

C’était d’une cataracte double queM. Vulfran était atteint. Mais cette cataracte ne paraissaitpas incurable, et la vue pouvait être recouvrée par une opération.Si cette opération n’avait pas encore était tentée, c’était parceque sa santé générale ne l’avait pas permis. En effet, il souffraitd’une bronchite invétérée qui se compliquait de congestionspulmonaires répétées, et qu’accompagnaient des étouffements, despalpitations, des mauvaises digestions, un sommeil agité. Pour quel’opération devînt possible, il fallait commencer par guérir labronchite, et d’autre part il fallait que tous les autres accidentsdisparussent. Or, M. Vulfran était un détestable malade, quicommettait imprudence sur imprudence, et se refusait à suivreexactement les prescriptions du médecin. À la vérité cela ne luiétait pas toujours facile : comment pouvait-il rester calme,ainsi que le recommandait M, Ruchon, quand la disparition de sonfils et les recherches qu’il faisait faire à ce sujet le jetaient àchaque instant dans des accès d’inquiétude ou de colère, quiengendraient une fièvre constante dont il ne se guérissait que parle travail ? Tant qu’il ne serait pas fixé sur le sort de sonfils, il n’y aurait pas de chance pour l’opération, et on ladifférerait. Plus tard deviendrait-elle possible ? On n’ensavait rien, et l’on resterait dans cette incertitude tant que parde bons soins l’état de M. Vulfran ne serait pas assez assurépour décider les oculistes.

Mettre Mlle Belhomme sur le comptede M. Vulfran et la faire parler était en somme assez facilepour Perrine, mais il n’en avait pas été de même lorsqu’elle avaitvoulu compléter ce que la conversation de Fabry et de Mombleux luiavait appris sur les secrètes espérances des neveux, aussi bien quesur celles de Talouel. Ce n’était point une sotte quel’institutrice, il s’en fallait de tout, et elle ne se laisseraitinterroger ni directement ni indirectement sur un pareilsujet.

Que Perrine fût curieuse de savoir cequ’était la maladie de M. Vulfran, dans quelles conditionselle s’était produite, et quelles chances il y avait pour qu’ilrecouvrât la vue un jour ou ne la recouvrât point, il n’y avaitrien que de naturel et même de légitime à ce qu’elle se préoccupâtde la santé de son bienfaiteur.

Mais qu’elle montrât la même curiositépour les intrigues des neveux et celles de Talouel, dont on parlaitdans le village, voilà qui certainement ne serait pas admissible.Est-ce que ces choses-là regardent les petites filles ? Est-ceun sujet de conversation entre une maîtresse et son élève ?Est-ce avec des histoires et des bavardages de ce genre qu’on formele caractère d’une enfant ?

Elle aurait donc dû renoncer à tirerquoi que ce fût de l’institutrice à cet égard, si une visite àMaraucourt de Mme Bretoneux, la mère de Casimir, n’était venueouvrir les lèvres de Mlle Belhomme, qui seraient certainementrestées closes.

Avertie de cette visite parM. Vulfran, Perrine en fit part à Mlle Belhomme en luidisant que la leçon du lendemain serait peut-être dérangée, et, dumoment où elle eut reçu cette nouvelle, l’institutrice montra unepréoccupation tout à fait extraordinaire chez elle, car c’était unede ses qualités de ne se laisser distraire par rien, et de tenirson élève constamment en main comme le cavalier qui doit fairefranchir à sa monture un passage périlleux tout plein dedangers.

Qu’avait-elle donc ? Ce futseulement peu de temps avant son départ que Perrine eut une réponseà cette question qui vingt fois s’était posée à sonesprit.

« Ma chère enfant, ditMlle Belhomme en baissant la voix, je dois vous donner leconseil de vous montrer discrète et réservée demain avec la damedont la visite vous est annoncée.

– Discrète, à propos de quoi ?réservée en quoi et comment ?

– Ce n’est pas seulement de votreinstruction que je suis chargée par M. Vulfran, c’est aussi devotre éducation, voilà pourquoi je vous adresse ce conseil, dansvotre intérêt comme dans l’intérêt de tous.

– Je vous en prie, mademoiselle,expliquez-moi ce que je dois faire, car je vous assure que je necomprends pas du tout ce qu’exige le conseil que vous me donnez, ettel qu’il est, il m’effraie.

– Bien que vous ne soyez, que depuis peuà Maraucourt, vous devez, savoir que la maladie de M. Vulfranet la disparition de M. Edmond sont une cause d’inquiétudepour tout le pays.

– Oui, mademoiselle, j’ai entendu parlerde cela.

– Que deviendraient les usines dontvivent sept mille ouvriers, sans compter ceux qui vivent eux-mêmesde ces ouvriers, si M. Vulfran mourait et si M. Edmond nerevenait pas ? Vous devez sentir que ces questions ne se sontpas posées sans éveiller des convoitises. M. Vulfran enléguerait-il la direction à ses deux neveux ; ou bien à unseul qui lui inspirerait plus de confiance que l’autre ; oubien encore à celui qui depuis vingt ans a été son bras droit etqui, ayant dirigé avec lui cette immense machine, est peut-êtreplus que personne en situation et en état de ne pas la laisserpéricliter ? Quand M. Vulfran a fait venir son neveuM. Théodore, on a cru qu’il désignait ainsi celui-ci pour sonsuccesseur. Mais quand l’année dernière il a appelé près de luiM. Casimir au moment où celui-ci sortait de l’École des pontset chaussées, on a compris qu’on s’était trompé, et que le choix deM. Vulfran ne s’était encore fixé sur personne, par cetteraison décisive qu’il ne veut pour successeur que son fils, carmalgré les querelles qui les ont séparés depuis plus de douze ans,c’est son fils seul qu’il aime d’un amour et d’un orgueil de père,et il l’attend. M. Edmond reviendra-t-il ? on n’en saitrien, puisqu’on ignore s’il est vivant ou mort. Une seule personnerecevait probablement de ses nouvelles, comme M. Edmond enrecevait de cette personne qui n’était autre que notre ancien curéM. l’abbé Poiret ; mais M. l’abbé Poiret est mortdepuis deux ans, et aujourd’hui il paraît à peu près certain qu’ilest impossible de savoir à quoi s’en tenir. Pour M. Vulfran,il croit, il est sûr que son fils arrivera un jour ou l’autre. Pourles personnes qui ont intérêt à ce que M. Edmond soit mort,elles croient non moins fermement, elles sont non moins sûres qu’ilest mort réellement, et elles manœuvrent de façon à se trouvermaîtresses de la situation le jour où la nouvelle de cette mortarrivera à M. Vulfran qu’elle pourra bien tuer d’ailleurs.Maintenant, ma chère enfant, comprenez-vous l’intérêt que vousavez, vous qui vivez dans l’intimité de M. Vulfran, à vousmontrer discrète et réservée avec la mère de M. Casimir, qui,de toutes les manières, travaille pour son fils aussi bien quecontre ceux qui menacent celui-ci ? Si vous étiez trop bienavec elle, vous seriez mal avec la mère de M. Théodore. Demême que si vous étiez trop bien avec celle-ci quand elle viendra,ce qui certainement ne tardera pas, vous auriez pour adversaireMme Bretoneux. Sans compter que si vous gagniez les bonnesgrâces des deux, vous vous attireriez peut-être l’hostilité decelui qui a tout à redouter d’elles. Voilà pourquoi je vousrecommande la plus grande circonspection. Parlez aussi peu quepossible. Et toutes les fois que vous serez interrogée de façon àce que vous deviez malgré tout répondre, ne dites que des chosesinsignifiantes ou vagues ; dans la vie bien souvent on a plusd’intérêt à s’effacer qu’à briller, et à se faire prendre pour unefille un peu bête plutôt que pour une trop intelligente :c’est votre cas, et moins vous paraîtrez intelligente, plus vous leserez. »

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