La Double vie de Théophraste Longuet

XIII – EXPLICATION DE L’ÉTRANGE ATTITUDED’UN PETIT CHAT VIOLET SUIVIE DE L’ÉPOUVANTABLE HISTOIRE DESOREILLES DE M. PETITO.

 

Il nous faut tout d’abord monter à l’étage dudessus, dans l’appartement occupé par M. et Mme PetitoNous pénétrâmes déjà dans cet appartement, le jour que Théophrastes’en vint demander au Professeur d’italien quelques renseignementsnécessaires sur l’écriture du document. Il croyait bien alors necommettre aucune imprudence. Quelle imprudence peut-il y avoir àprésenter à un expert en écritures un document si déchiré, simaculé, si effacé qu’il est tout à fait impossible, à première vue,de lui trouver un sens ni de lui donner unesignification ?

Or, par un hasard excessivement mystérieux,mais qu’on finirait bien par expliquer à la longue, cette nuit-là,M. et Mme Petito s’entretenaient justement du documentsur lequel le professeur avait eu à émettre un avis si rapide.

La chose se passait dans le petit salon deMme Petito, à côté du piano où elle jouait plusieursfois par jour le Carnaval de Venise ; mais en cemoment ni M. ni Mme Petito ne songeaient à faire de lamusique.

Mme Petito disait :

– Je n’y comprends rien. La conduite de M.Longuet aujourd’hui à Saint-Germain, d’après ce que tu me dis, nenous instruit guère, mais tu dois ne pas te souvenir des termes, detous les termes. « Va prendre l’air aux Chopinettes, regardele Coq, regarde le Four… » c’est vague, et qu’est-ce que çaveut dire ?

– Ça veut dire d’abord, répondit M. Petito,que le trésor doit se trouver aux environs de Paris, du Paris del’époque : Va prendre l’air… Mon avis est qu’il fautchercher ou du côté de Montrouge ou du côté de Montmartre. LesChopinettes devaient être un endroit où l’on se régalait en partiesfines, certainement un endroit champêtre. Je penche pourMontmartre, à cause du Coq. Il y avait un château du Coq auxPorcherons… Regarde ce plan du vieux Paris…

Ils regardèrent le plan sur un petitguéridon.

– C’est encore bien vague, ajouta après unsilence M. Petito. Moi, je crois qu’il faut surtout s’attacher àces mots : le Four.

– Mon cher ami, c’est de plus en plus vaguealors, car il y avait beaucoup de fours autour de Paris, de fours àplâtre, de fours à chaux, de fours à briques…

– Mon idée, fit M. Petito, est que leFour ne veut pas dire le Four, car je me souviens (ettu sais de quelle prodigieuse mémoire je suis doué !) qu’il yavait un certain espace entre le mot le et le motFour, et après le mot Four il y avait encore ungrand espace sur le papier. Passe-moi le dictionnaire.

Mme Petito se leva avec les plusgrandes précautions et sans bruit, apporta un petit lexique. Ilssuivirent et inscrivirent tous les mots substantifs quicommençaient par la syllabe Four.Ils trouvèrent :Fourche, Fourchette, Fourchure, Fourgon, Fourmi, Fourmilière,Fournaise, Fourneau, Fournil, Fourrage, Fourrière,Fourrure.

À cause du mot le, ils furent d’avisde ne prêter point d’attention à la Fourche, ni à aucundes substantifs féminins. Il restait Fourgon, Fourneau,Fournil, Fourrage, qui ne leur apprenait rien.

C’est alors que la pendule, sur la cheminée,sonna minuit. Mme Petito, très pâle, se leva et fitsigne. Plus pâle encore, M. Petito était debout.

– Voilà le moment ! dit MmePetito. Tu trouveras des renseignements utiles en bas.

On ne peut pas t’entendre, ajouta-t-elle,avec tes chaussons de corde ; je veillerai derrièrenotre porte, en haut de l’escalier. Tu sais qu’il n’y a aucundanger ; ils sont à Esbly.

Une ombre, deux minutes plus tard, glissaitsur le palier de M. Longuet, introduisait une clef dans la serrurede la porte de M. Longuet et pénétrait dans le vestibule de M.Longuet. L’appartement de M. Longuet avait exactement la mêmedisposition que celui de M. Petito. Celui-ci trouva facilement sonchemin dans la salle à manger ; il agissait avec d’autant plusde présence d’esprit qu’il croyait l’appartement inhabité. Ilpoussa la porte du cabinet et vit le chat violet sur le bureau.Comme c’était évidemment à la serrure du bureau qu’il en voulait,M. Petito retira le chat violet, qui le gênait sur le bureau, et leplaça sur la table à thé ; puis il quitta la pièce tout desuite et se précipita sans bruit dans la salle à manger, de là dansle vestibule, car il lui avait semblé entendre des voix dansl’escalier.

Il s’était sans doute trompé. Quand il revintdans le cabinet, il retrouva le chat violet sur le bureau etronronnant. Bien que les cheveux de M. Petito fussent frisés,ils se dressèrent sur sa tête. L’horreur qui s’était emparée de luin’était comparable qu’à l’autre horreur, de l’autre côté dumur.

M. Petito resta immobile, dans la lune bleue,même après qu’il n’entendit plus ronronner le petit chat violet. Etpuis il se décida et, sur ses savates de corde, il fit quelquespas. D’une main timide, il se saisit du petit chat violet et lemouvement qu’ainsi il lui imprima fit que le ronronrecommença. Il se rendit compte alors que, dans le ventre en cartondu chat il y avait une petite bille et que le balancement de cettepetite bille dans ce ventre de carton simulait fort ingénieusementun ronron naturel. Comme il avait eu très peur, il se traitad’imbécile. Tout s’expliquait. N’avait-il point, avant de retournerdans le vestibule, remué le chat ? Au lieu de l’avoir posé surla table à thé, comme il le croyait, il l’avait reposé sur lebureau : c’était simple. Là-dessus, il fit bien attention àmettre le chat violet ronronnant sur la table à thé.

Il ne faut pas oublier que le ronronqui n’épouvantait plus M. Petito recommençait à épouvanterThéophraste et sa femme, tandis que le second ronron qui avaitdéfrisé de terreur les cheveux de M. Petito avait, au contraire,laissé le ménage Longuet indifférent.

Il y eut un nouveau bruit dans l’escalier.(C’était Mme Petito qui, surprise par un courant d’air,fort mal à propos, éternuait.) M. Petito se reprécipita dans levestibule, en silence. Quand, rassuré, il revint dans le cabinet,le chat violet ronronnant était retourné sur lebureau.

Il crut qu’il allait mourir d’effroi. Il pensaqu’une intervention miraculeuse l’arrêtait sur le bord du crime, etil fit une prière rapide dans laquelle il promit au ciel qu’il nerecommencerait plus. Cependant, un quart d’heure passé encore,comme il n’entendait plus rien, il attribua ces événementssurprenants au trouble qu’apportait dans ses sens sonexceptionnelle besogne, et il reprit le chat violet quirerereronronna.

Mais alors la porte de la chambre s’ouvritavec violence et M. Petito, anéanti, tomba dans les bras de M.Longuet qui n’exprima aucun étonnement.

M. Longuet rejeta avec mépris M. Petito sur leparquet et courut au chat violet dont il s’empara : puis,ayant ouvert la fenêtre, il jeta le chat violet dans la rue, aprèsavoir préalablement retiré de la tête du chat l’épingle de cravatequ’il y avait mise et à laquelle il tenait beaucoup, parce queMarceline la lui avait offerte pour sa fête.

– Sale chat ! dit-il dans une colèreinexprimable, tu ne nous empêcheras plus de dormir !

Pendant ce temps, M. Petito, qui s’étaitrelevé, ne savait plus quelle contenance tenir, d’autant queMme Longuet, en chemise, le visait assidûment d’un grosrevolver au brillant nickel. Il ne trouvait que cettephrase :

– Je vous demande pardon ! Je vouscroyais à la campagne !

Mais M. Longuet vint à lui et lui prenantentre le pouce et l’index l’une de ses oreilles, qu’il avait fortlongues, il lui dit :

– Maintenant, mon cher monsieur Petito,nous allons causer !

Marceline abaissa le canon de son revolver et,lui voyant tant de courage, considéra son mari avec une admirationextatique. Théophraste continuait :

– Vous voyez, mon cher monsieur Petito, que jesuis calme. Oh ! tout à l’heure j’étais fort en colère, maisc’était contre ce satané chat qui nous empêchait de dormir !Aussi, je l’ai jeté par la fenêtre. Rassurez-vous, mon chermonsieur Petito, je ne vous jetterai pas par la fenêtre. Je suisjuste. Vous ne nous avez pas empêchés de dormir, vous ! Vousavez pris la précaution de chausser des pantoufles à semelles decorde ! Tous mes remerciements. Pourquoi donc, mon chermonsieur Petito, faites-vous cette insupportable grimace ?C’est à cause sans doute de votre oreille. J’ai une bonne nouvelleà vous annoncer et qui vous mettra à l’aise, rapport à votreoreille : Vos oreilles ne vous feront plus souffrir !mon cher monsieur Petito.

Ayant parlé de la sorte, Théophraste pria safemme de passer un peignoir et M. Petito de passer dans lacuisine.

– Ne vous étonnez point, lui dit-il, de ce queje vous reçois dans la cuisine. Je tiens beaucoup à mescarpettes et vous devez saigner comme un cochon.

M. Longuet tira à lui une table de bois blancplacée contre le mur et la disposa au milieu de la cuisine ;il pria Marceline de dérouler sur cette table une toile cirée, dese procurer la grande jatte et d’aller chercher dans le tiroir dela desserte de la salle à manger le couvert àdécouper.

Marceline essaya d’articuler une demanded’explications, mais son mari lui montra un regard si étrangementglacé qu’elle ne put qu’obéir en frissonnant. Il y a des peurs quidonnent chaud, il en est qui donnent froid. Ainsi, M. Petitogrelottait, et c’est bien en grelottant qu’il tenta de gagner laporte de cette cuisine dans laquelle il se disait mentalement qu’iln’avait que faire. Malheureusement, M. Longuet se refusa absolumentà laisser partir son voisin. Il le pria de s’asseoir, il s’assitlui-même.

– Monsieur Petito, lui dit-il sur le ton de laplus excessive politesse, vous avez une figure qui me déplaît. Cen’est point de votre faute, mais ce n’est point de la mienne nonplus. Certes, vous êtes bien le plus lâche et le plus méprisabledes petits bandits, mais qu’importe ? Ceci n’est point monaffaire, mais celle de quelque honnête bourreau du roy qui vousinvitera, la saison prochaine, à vendanger à l’Eschelleou, certain jour qu’il fera chaud, vous mettra gentiment à labise, à seule fin que vous gardiez, comme un brave homme,ses moutons à la lune ! Ne souriez pas, monsieurPetito ! (il est absolument évident que M. Petito ne souriaitpas.) Vous avez des oreilles ridicules, et je suis certain qu’avecde pareilles oreilles vous n’osez pas passer au carrefour Guilleri[7] !

M. Petito joignit les mains etbredouilla :

– Ma femme m’attend !

– Qu’est-ce que tu fais, Marceline ? criaThéophraste impatienté. Tu vois bien que M. Petito estpressé ; sa femme l’attend !… As-tu le couvert àdécouper ?

– Je ne trouve pas la fourchette !répondit la voix tremblante de Marceline.

La vérité était que Marceline ne savait plusce qu’elle répondait. Elle croyait son mari devenu complètementfou. Entre M. Petito cambrioleur, et Théophraste fou, elle n’étaitnullement portée à plaisanter. Elle s’était cachée instinctivementderrière la porte d’un placard, et son trouble était si extrêmequ’en se retournant un peu brusquement, dans le moment queThéophraste lui lançait une bordée d’injures, elle renversa ladesserte et le vase de Sarreguemines qui en faisait le principalornement. Il en résulta un grand bruit et une confusion complète.Théophraste s’en prit encore aux tripes de Mme dePhalaris et appela si vigoureusement Marceline auprès de luiqu’elle accourut malgré elle. Le spectacle qui l’attendaitdans la cuisine était atroce :

Les yeux de M. Petito semblaient sortir desorbites. Était-ce l’effroi ? L’effroi devait y être pourquelque chose, mais aussi l’étouffement qui résultait du mouchoirque Théophraste lui avait enfoncé dans la bouche. M. Petitolui-même était couché sur la table en bois blanc. Théophraste avaiteu le temps et la force invincible de lui lier les poings et leschevilles avec des ficelles. La tête de M. Petito pendait un peuau-delà de la table. À côté de la table et sous la tête de M.Petito, il y avait une jatte que M. Longuet avait placée làpour ne rien salir. Celui-ci, les narines palpitantes(c’est ce que Marceline remarqua surtout dans la figure formidablede son mari), avait pris M. Petito par les cheveux, de la maingauche. Dans la main droite, il serrait le manche d’un couteau decuisine ébréché, qui ne servait guère qu’à ouvrir les huîtres etles boîtes de sardines. Les dents de Théophraste grinçaient. Ildit :

– Amène les pavillons !…

Et il entama l’oreille droite. Le cartilagerésistait. On entendait, à travers le mouchoir, le hurlementlointain et tout à fait sourd de M. Petito. Comme M. Longuet étaitresté en chemise, il semblait, par-derrière, quand on ne voyait passon visage terrible, un interne penché sur une opération difficile.Marceline, sans force, tomba à genoux. M. Petito tenta un mouvementsuprême et le sang de son oreille jaillit à travers la cuisine.Théophraste lâcha les cheveux et lui administra une gifle.

– Fais donc attention, disait-il, tuéclabousses partout [8] !

Comme le cartilage résistait encore, il pritde la main gauche l’oreille droite et, d’un grand coup du couteauébréché, acheva de l’arracher. Il mit cette oreille dans unesoucoupe qu’il avait préalablement déposée sur l’évier. Et ilouvrit le robinet d’eau dont le jet (dirigé mathématiquement par lebrise-jet) alla laver l’oreille de tout le sang dont elle étaitmaculée. Puis il revint à la seconde oreille. Comme Marcelinegémissait trop fort, il la fit taire d’un coup d’œil. La secondeoreille fut coupée beaucoup plus vite, sans comparaison, etvraiment, quant à moi, j’en suis bien aise, car le découpage de lapremière oreille est une chose affreuse. Il était temps. M. Petitoavait avalé la moitié du mouchoir. Il étouffait. Théophraste retirade la bouche de M. Petito son mouchoir et le jeta dans le panier aulinge sale, qui était là, par hasard. Il délia ensuite leschevilles et les poignets du lamentable expert en écriture, et luiconseilla dans le tuyau de l’oreille, puisque l’oreilleelle-même avait disparu, de quitter le plus tôt possible sonappartement, s’il ne voulait pas qu’il le fît arrêter commecambrioleur. Il eut encore la précaution de lui envelopper la têtedans un torchon « pour que son sang ne tâchât point l’escalierdu concierge » ; enfin, comme M. Petito, agonisant, sedisposait à regagner ses pénates, Théophraste lui mit les oreilleslavées dans la poche de son veston.

– Vous oubliez tout en route, luidit-il. Que penserait Mme Petito si vous rentriez sansvos oreilles !

Il referma la porte et, regardant Marcelinequi, toujours à genoux, se mourait d’horreur, il essuya le couteausanglant sur sa manche.

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