La Double vie de Théophraste Longuet

XXXI – OÙ M. LE COMMISSAIRE DE POLICEMIFROID TROUVE QU’IL A TROP DE LUMIÈRE.

 

« Quand M. Longuet fut remis de l’émotionque lui avait causée mon explication de la disparition du train, ilm’embrassa et me passa un revolver qu’il avait trouvé dans la pochede son M. Petito. Il ne voulait pas le conserver sur lui. Ildésirait que je pusse me défendre, au besoin, contre des fantaisiesdont il redoutait, avec une sagesse due, hélas ! à une tropréelle expérience, le dangereux retour. Pour la même raison, il meconfia un grand couteau qui venait toujours de la poche de M.Petito.

« Nous rîmes et nous nous occupâmessérieusement de notre situation. M. Longuet continuait à vider sespoches, et ainsi il sortit sept petites lampes électriques,semblables à celles dont j’avais fait l’acquisition avant que dechoir en ce trou. Il se félicita, disant que son instinctavait du bon, qui l’avait poussé à les dérober, car, en comptantmes six lampes, nous avions maintenant treize lampes, ce qui, àquarante-huit heures au minimum d’électricité pour chacune, nousdonnait cinq cent vingt heures de lumière consécutive. Il ajoutaque, comme il fallait considérer qu’au préalable nous pouvionsrester dix heures par jour sans lumière, à cause du sommeil et durepos de midi (M. Longuet avait l’habitude de la sieste), soncalcul lui donnait donc, à quatorze heures de lumière par jour,trente-sept jours plus deux heures de lumière pour letrente-huitième jour…

« Je dis à M. Longuet :

« – Monsieur Longuet, vous êtes tout àfait vieux jeu. Cartouche, enfermé dans les catacombes, n’en eûtpas agi autrement avec des lampes électriques. Mais moi, monsieurLonguet, moi, je prends vos sept lampes et j’y joins trois desmiennes, et voilà ce que je fais de ces dix lampes !…

« Et je les jetai négligemment loin denous. J’ajoutai :

« – Nous n’avons que faire de trimbalerces impedimenta.Avez-vous faim, monsieurLonguet ?

« – Oh ! très faim, monsieurMifroid.

« – Combien de temps pensez-vouspouvoir avoir faim ?

« Comme M. Longuet semblait ne pascomprendre, je lui expliquai que j’entendais par là lui demandercombien, selon lui, il pouvait rester de temps à avoir faim sansmanger.

« – Je crois bien, assura-t-il, que s’ilme fallait rester quarante-huit heures avec cette faim-là…

« – Mettons, interrompis-je, que vousrestiez sept jours avec cette faim-là ; trois lampes noussuffisent donc, car au bout de ces trois lampes nous n’aurons plusbesoin de lumière !…

« Il avait compris ! Mais bien qu’ileût compris, il ramassa encore deux lampes. Je me moquai et nousnous mîmes en route.

« – Où allez-vous ? medemanda-t-il.

« – N’importe où, fis-je, mais il fautaller partout, plutôt que de rester là, puisque là il n’y a aucunespoir. Nous réfléchirons en marchant. La marche est notre seulsalut ; mais en marchant sept jours sans prendre de point derepère, nous risquerons tout de même d’arriver quelque part.

« – Pourquoi sans prendre de point derepère ? me demanda-t-il.

« – Parce que, répliquai-je, j’airemarqué que dans toutes les histoires de catacombes, ce sonttoujours les points de repère qui ont perdu les malheureux égarés.Ils mêlaient leurs points de repère, n’y comprenaient plus rien ets’affalaient désespérés. Il faut éviter, dans notre situation,toute cause de désespoir. Vous n’êtes pas désespéré, monsieurThéophraste Longuet ?

« – Oh ! nullement, monsieur lecommissaire de police Mifroid. J’ajouterai même que si j’avaismoins faim, votre aimable société aidant, je ne regretteraisnullement les toits de la rue Gérando. Pour tromper ma faim,monsieur le commissaire, vous devriez bien me raconter deshistoires sur les catacombes.

« – Mais certainement, mon ami.

« – Vous en connaissez de fortbelles ?

« – De tout à fait belles. Il y al’histoire du « Concierge » et l’histoire des« Quatre soldats ».

« – Par laquelle allez-vouscommencer ?

« – Je vais d’abord vous entretenir, sivous le permettez, mon ami, des catacombes en général ; cecivous fera mieux comprendre pourquoi il est absolument nécessaire demarcher longtemps pour en sortir.

« Ici, M. Longuet m’interrompit et medemanda pourquoi, en terminant mes phrases, j’avais toujours cegeste du pouce de la main droite dont je ne puis me défaire« depuis le buste de César ».

« – Serait-ce, monsieur le commissaire,que ce geste du pouce vous vient de l’habitude de mettre les« poucettes ? »

« Je lui répondit que non, mais que je letenais de ce que, ami des beaux-arts, je me livrais souvent à celuide la sculpture. C’est, lui expliquai-je, le geste du modelage.J’enfonce mon pouce dans mon discours comme dans ma glaise…

« Il me remercia en s’étonnant qu’uncommissaire de police s’occupât de sculpture. Je lui répondit quec’était le nouveau jeu.

« Et maintenant que je connais lesévénements, je puis dire avec un certain orgueil que si jen’avais pas été sculpteur, nous ne serions jamais sortis descatacombes !

« Ayant remonté ma montre dans le momentque M. Longuet éternuait, raconte M. Mifroid, nous étions fixés surl’écoulement des jours et des nuits. Je laissai ma montre dans lapoche de M. Longuet, ce dont il me remercia en me disant que :« d’avoir ma montre dans sa poche, cela le soulageraitbeaucoup. »

« Qu’est-ce que cela, au fond,pouvait me faire, qu’il eût ma montre, puisque je savais où étaitl’heure ?

« Je n’eusse jamais pensé cette dernièrephrase hors des catacombes, et, maintenant, je la jugeais sansimportance. Or, cette phrase renferme une révolution auprès delaquelle les bouleversements sociaux de 1793 sont de petits jouetsde peuple en enfance. Je devais m’en rendre compte à quelque tempsde là.

« Le chemin que nous suivions était unegalerie assez vaste, de quatre à cinq mètres de haut. Les parois enétaient fort sèches, et la lumière électrique dont nousl’éclairions nous faisait voir une pierre dure, exempte de toutevégétation parasite, exempte même de moisissure. Cette constatationn’était point pour réjouir M. Longuet, car s’il commençait à avoirgrand faim, il claquait déjà de la langue avec une ostentation quiattestait son désir de se désaltérer. Je savais qu’il y avait dansles catacombes des filets d’eau courante. Je remerciai le ciel dene nous avoir point mis sur la trace d’un de ces filets-là, carnous n’eussions point manqué de perdre un temps précieux à nous yabreuver. De plus, comme nous ne pouvions emporter d’eau, celiquide n’aurait servi qu’à nous donner soif.

« M. Longuet se faisant difficilement àcette idée que nous marchions sans vouloir savoir où, jerésolus de le mettre à même de comprendre la nécessité devouloir marcher au hasard, en lui racontant, ce qui étaitla vérité, que, lors des dernières réfections de la voie, lesingénieurs, étant descendus dans le trou des catacombes, avaient envain cherché à s’orienter et à trouver une issue ; ils avaientdû y renoncer, faire construire les trois piliers de soutènement etmaçonner la voûte avec des matériaux descendus directement dans letrou et retirés par ce trou avant sa clôture définitive qui,malheureusement, s’était faite sur nos têtes.

« Pour ne point le décourager, j’appris àM. Longuet qu’à ma connaissance nous pouvions compter sur au moinscinq cents kilomètres de catacombes[31],mais qu’il n’y avait aucune raison pour qu’il n’y en eût pasdavantage. Évidemment, si je ne l’avais averti tout de suite de ladifficulté de sortir de là, il eût manifesté son désespoir ledeuxième jour de marche.

« – Songez donc, lui dis-je, qu’on acreusé ce sol du troisième au dix-septième siècle ! Oui,pendant quatorze cents ans, l’homme a enlevé sous ce sol lesmatériaux qui lui étaient nécessaires pour construire dessus !Si bien que de temps à autre, comme il y a trop de choses dessus etqu’il n’y en a plus du tout dessous, le dessus retourne au-dessous,d’où il est sorti.

Et puisque nous nous trouvions encore sousl’ancien quartier d’Enfer, je lui rappelai qu’en 1777 une maison dela rue d’Enfer fut engloutie de la sorte par le dessous. Elle futprécipitée à vingt-huit mètres au-dessous du sol de sa cour.Quelques mois plus tard, en 1778, sept personnes trouvaient la mortdans un éboulement semblable, du côté de Ménilmontant. Je lui citaiencore quelques exemples plus rapprochés, insistant sur lesaccidents de personnes. Il comprit et me dit :

« – En somme, il est souvent plusdangereux de se promener dessus que dessous.

« Je le tenais, et le voyant, ma foi,tout ragaillardi, ne me parlant plus de sa faim, oubliant sa soif,j’en profitai pour lui faire allonger le pas et j’entonnai lerefrain le plus entraînant qui me vint à la mémoire. Il le reprit,et nous chantâmes en chœur :

Au pas, camarade, au pas,

La route est belle !

Y’aura du frichti là-bas

Dans la gamelle !

« C’est ça qui vous fait marcher aupas !

« Quand nous fûmes fatigués de chanter(on se fatigue très vite de chanter dans les catacombes parce quela voix ne porte pas), M. Longuet me fit encore cent questions. Ilme demanda combien nous avions de mètres sur la tête, et je luirépondis que cela pouvait varier, d’après les derniers rapports,entre 5 m 82 et 79 mètres.

« – Quelquefois, lui dis-je, la croûteterrestre est si peu épaisse qu’il faut prolonger les fondationsdes monuments jusqu’au fond des catacombes. C’est ainsi qu’au coursde nos pérégrinations nous risquons de rencontrer les piliers deSaint-Sulpice, de Saint-Étienne-du-Mont, du Panthéon, duVal-de-Grâce, de l’Odéon… Ces monuments s’élèvent en quelque sortesur des pilotis souterrains…

« – Pilotis souterrains ! fit-il,pilotis souterrains ; vraiment, au cours de nospérégrinations, nous risquons de rencontrer des pilotissouterrains…

« Mais il avait son idée fixe :

« – Et, au cours de nos pérégrinations,est-ce que nous risquons de rencontrer une sortie ? Y a-t-ilbeaucoup de sorties des catacombes ?

« – Ce n’est point, lui répondis-je, cequi manque. D’abord, nous avons des sorties dans le quartier…

« – Tant mieux ! interrompit-il.

« – Et d’autres que l’on ne connaît pas,des sorties par lesquelles on n’« entre » jamais, maisqui n’en existent pas moins : dans les caves du Panthéon, danscelles du collège Henri IV, de l’Observatoire, du séminaireSaint-Sulpice, de l’hôpital du Midi, de quelques maisons de la rued’Enfer, de Vaugirard, de la Tombe-Issoire ; à Passy, àChaillot, à Saint-Maur, à Charenton, à Gentilly… plus desoixante…

« – Y a du bon !

« – Il y avait du meilleur, répliquai-je,avant Colbert.

« – Ah ! Ah !

« – Ne faites pas « Ah !Ah !… » Si Colbert, le 11 juillet 1678…

« – Épatant ! interrompit M.Longuet, vous avez autant de mémoire que M. Lecamus.

« – Ne vous étonnez point, monsieurLonguet. J’ai été secrétaire du commissaire, autrefois, dans lequartier, et il m’a plu de m’intéresser aux catacombes, comme ilm’a plu depuis de faire du violon et de la sculpture. Vous en êtesresté au commissaire de police vieux jeu, permettez-moi de vous ledire, en passant, mon cher monsieur ThéophrasteLonguet !

« Pan ! dans l’œil ! Il nerépliqua point.

« – Vous disiez donc que Colbert, le 11juillet 1678 ?

« –… Pour mettre un frein à la cupiditédes entrepreneurs, fit rendre une ordonnance qui bouchait lesissues des catacombes… L’ordonnance de Colbert, mon cher monsieurLonguet, nous a quasi murés.

« À ce moment, nous frôlâmes un pilierénorme. J’en examinai la structure et je dis, sansm’arrêter :

« – Voici un pilier qui a été bâti parles architectes de Louis XVI en 1778, lors desconsolidations !

« – Ce pauvre Louis XVI ! dit M.Longuet : il eût mieux fait de consolider la royauté.

« – C’eût été, répliquai-je avecà-propos, consolider une catacombe ! (Cependant je crois quecatacombes ne s’emploient qu’au pluriel.)

« M. Longuet m’avait pris la lampeélectrique des mains et ne cessait d’en diriger les rayons à droiteet à gauche, comme s’il cherchait quelque chose ; je luidemandai la raison de ce geste qui finissait par me fatiguer lesyeux.

« – Je cherche, dit-il, des cadavres.

« – Des cadavres ?

« – Des squelettes. On m’avait dit queles murs des catacombes étaient tapissés de squelettes.

« – Oh ! mon ami, cette tapisseriemacabre (je l’appelais déjà mon ami, tant sa sérénité, en une aussigrave occurrence, était faite pour me ravir), cette tapisseriemacabre n’est guère plus longue qu’un kilomètre. Ce kilomètre,justement, s’appelle l’ossuaire, à cause des crânes, radius,cubitus, tibias, fémurs, phalanges, thorax et autres osselets quien font l’unique ornement. Mais quel ornement ! C’est unornement de trois millions cinquante mille squelettes qu’on a tirésde cimetières et nécropoles de Saint-Médard, Cluny, Saint-Landry,des Carmélites, des Bénédictins et des Innocents ! Tous os,osselets bien triés, arrangés, coordonnés, classés, étiquetés, quifont sur les murs et dans les carrefours, des rosaces,parallélépipèdes, triangles, rectangles, volutes, corniches etmaintes autres figures d’une régularité merveilleuse. Souhaitons,mon ami, d’arriver dans ce domaine de la mort. Ce sera lavie ! Car je ne connais pas à Paris d’endroit plusagréablement fréquenté ! On n’y rencontre que des fiancés, desjeunes mariés, en pleine lune de miel, les amants et généralementtous les gens heureux. Mais nous n’y sommes pas ! Qu’est-cequ’un kilomètre d’ossements sur cinq cents ?

« – Évidemment ! Combienestimez-vous, monsieur Mifroid, que nous ayons fait dekilomètres ?

« – Mettons neuf.

« – Qu’est-ce que neuf kilomètres surcinq cents ?

« J’engageai M. Longuet à ne point fairede ces calculs inutiles et il me pria de lui raconter l’histoire duConcierge et celle des Quatre soldats.

« Cela faisait deux histoires quin’étaient guère longues à narrer. Elles nous firent passer tout demême un kilomètre. La première tient en quelques mots. Il y avaitune fois un concierge des catacombes qui s’égara dans lescatacombes : on retrouva huit jours plus tard son cadavre. Laseconde se rapporte à quatre soldats du Val-de-Grâce quidescendirent, à l’aide d’une corde, dans un puits de quatre-vingtsmètres. Ils étaient dans les catacombes. Comme ils nereparaissaient pas, on fit descendre des tambours qui firent leplus de bruit qu’ils purent avec leurs peaux d’âne. Mais, dans lescatacombes, la voix ne porte pas, nul ne répondit auroulement. On fit des recherches. Au bout de quarante heures, onles trouva mourants, dans un cul-de-sac.

« – Ils n’avaient pas de résistancemorale, dit Théophraste.

« – C’étaient des imbéciles, ajoutai-je.Quand on est assez bête pour s’égarer dans les catacombes, on nemérite aucune pitié, je dirai même aucun intérêt.

« Là-dessus, Théophraste me demandacomment je ferais, moi, pour ne pas m’égarer dans les catacombes.Comme nous arrivions à un carrefour, je pus lui répondre sanstarder.

« Je lui dis :

« – Voici deux galeries ; laquelleallez-vous prendre ?

« L’une s’éloignait presque directementde notre point de départ ; l’autre y revenait presquesûrement ; comme notre dessein à nous était de nous éloignerde notre point de départ, M. Longuet me montra la premièregalerie.

« – J’en étais sûr ! m’exclamai-je.Mais vous ignorez donc tout de la méthode expérimentale ? Laméthode expérimentale, au fond des catacombes, a démontré, depuisdes siècles, que tout individu qui croit revenir à son point dedépart (à l’entrée des catacombes) s’en éloigne : donc, il estde toute logique que, pour s’éloigner de son point de départ, ilfaut prendre le chemin qui paraît y ramener !

« Et nous nous engageâmes dans la galeriequi semblait nous ramener sur nos pas. Comme cela, nous étions sûrsde n’avoir pas fait un inutile chemin !

« Ce système était excellent, car il nousconduisit dans une certaine contrée des catacombes que personnen’avait visitée avant nous depuis le quatorzième siècle ;autrement, on le saurait.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer