La Double vie de Théophraste Longuet

XXVIII – OÙ LA CATASTROPHE QUI SEMBLAITDEVOIR S’EXPLIQUER, DEVIENT PLUS INEXPLICABLE ENCORE.

 

Je n’ai fait que publier un plan sommaire dela ligne, pour ne pas compliquer les choses. Ce plan n’est pas toutà fait complet. Car si cette ligne était unique, reliant dans uneplaine les deux stations A et B, il se trouvait, adjacente à cetteligne, une courte ligne de garage h i, qui conduisait àune carrière récemment abandonnée de sable pour verrerie. Laverrerie ayant fait faillite, on n’exploitait plus la carrière etla ligne était en quelque sorte abandonnée.

Voici le plan complet :

Je sens bien que dans l’esprit du lecteur,cette voie de garage h i conduisant à une carrière desable va jouer un rôle explicatif, trop facilement explicatif.Mais, vraiment, si l’affaire était aussi simple que lavoie de garage h i semble devoir le faire croire,pensez-vous que l’auteur de ces lignes aurait attendu pour parlerde cette voie de garage ? Et de cette carrière de sable ?Il aurait dit tout de suite : « Par suite decirconstances qui restent à déterminer, le rapide, au lieu decontinuer à suivre la voie BA, s’est sans doute engagé sur la ligneh i de garage et s’est jeté dans le monticule de sable quise trouve en i. Le train, marchant à plus de cent dixkilomètres à l’heure, a défoncé le monticule de sable iqui l’a recouvert, et telle est la cause stupide maisréelle, ou apparemment réelle, de la disparition du rapide. »Outre que ceci n’expliquerait pas la présence en D du dernierfourgon et du wagon où M. Petito avait la tête à laportière, cette démonstration n’aurait pas manqué de frapperl’intelligence si déliée de MM. les ingénieurs de lacompagnie ; or, il y avait bien un aiguillage en h,mais cet aiguillage en h était, selon les règles,cadenassé et la clef avait été enlevée du cadenas.

Mais, moi, je vais plus loin que lesingénieurs de la compagnie. Je n’attache point d’importance àce que le cadenas soit fermé ; je me dis : lecadenas avait peut-être sa clef que l’on y avait oubliée en h,ce qui était vrai, et Théophraste Longuet, qui avait intérêtà arrêter le train pour rejoindre M. Petito, a profité dela présence de cette clef pour faire jouer l’aiguillage,c’est-à-dire pour tourner la lentille de l’aiguille de l’autrecôté, ce qui explique que le train n’a pas été vu par lesémaphoriste placé en A, puisque le train, au lieu de continuer surA, s’est engagé sur h i vers la carrière… Je me dis, ouplutôt je me suis dit cela ; et si cela avait puexpliquer quelque chose, je ne suis pas un homme à avoir faitlanguir le lecteur et je lui aurais démontré l’affaire sans ambage,et je n’aurais pas hésité à publier comme premier plan la ligne A Bet la ligne h i.

Si je ne l’ai pas fait, c’est que cette petiteligne de garage h i n’explique rien. Moi aussi, j’ai cruqu’elle allait nous faire comprendre la disparition du train, MAISELLE COMPLIQUE LA CATASTROPHE, AU LIEU DE L’EXPLIQUER, car voicil’histoire, l’histoire vraie qui continue à ne rien expliquer dutout.

Errant le long de la route qui suivait la voiedu chemin de fer, Théophraste avait remarqué la petite ligne degarage, et il avait vu que la clef avait été laissée dans lecadenas de l’aiguille. Ceci, qui n’avait aucune importance avantson entrevue avec Mme Petito, en prit une énorme quandil résolut de rejoindre coûte que coûte M. Petito qui était dans letrain qui allait lui passer sous le nez. M. Longuet sedit : je ne puis monter normalement dans le rapide qui brûleles deux gares A et B. Mais il y a une petite voie de garage hi ; la clef est sur le cadenas de l’aiguille ; jen’ai qu’à retourner la lentille et le rapide s’engagera sur laligne hi. Le mécanicien, puisqu’on est en plein jour, s’enapercevra, arrêtera le train et moi je profiterai de cet arrêt poursauter dans le train.

N’est-ce pas ? C’est extrêmement simple.Théophraste fit comme il le pensait. Il retourna la lentille et,montant le long de la voie h i, il attendit le rapide.

M. Théophraste Longuet, caché derrière unarbre, pour n’être aperçu ni du chauffeur, ni du mécanicien,attendit le rapide au point K, c’est-à-dire avant la carrièrei. Il attendit le rapide venant de h, les yeux sur lavoie. Si, comme tous les lecteurs l’ont pensé, depuis que j’aiparlé de la carrière, le train s’était précipité, venant deh, dans la carrière i,M. Théophraste Longuet, quiétait en K, entre h et i, eût vu cetrain !

Or, M. Longuet attendit, attendit, attendit lerapide ! Il l’attendit comme le sémaphoriste placé en Al’avait attendu et, pas plus que le sémaphoriste, pas plus que tousles agents de la gare A, il ne vit de rapide !

LE RAPIDE AVAIT DISPARU POUR M. LONGUET COMMEPOUR TOUT LE MONDE.

Si bien que, las d’attendre, M. Longuetdescendit, pour voir ce qui se passait, jusqu’en h, et làil vit l’équipe A qui s’en allait vers C à la recherche du train.Mélancolique et se demandant, sans pouvoir se répondre, ce que lerapide était devenu, il remonta la ligne h i et, arrivé enK qu’il venait de quitter, il trouva le fourgon vide et le wagonque, quelques minutes plus tard, les deux équipes devaientretrouver en D ! Il jura encore par les tripes deMme de Phalaris et se prit le front à deux mains, sedemandant comment ce wagon et ce fourgon étaient là, puisque lerapide n’était pas venu. IL N’ÉTAIT PAS VENU, PUISQUE LUI,THÉOPHRASTE, N’AVAIT PAS QUITTÉ LA VOIE.

Soudain, il vit la tête d’un homme à laportière du wagon. Le vent faisait remuer cette tête comme uneloque et, comme cette tête n’avait pas d’oreilles, il reconnut M.Petito.

Il monta dans le wagon et déshabilla enlui laissant la tête prise dans la portière, M. Petito. Il lemit tout nu. Il se déshabilla lui-même et revêtit les habits de M.Petito. Il fit un sac avec les siens. Évidemment, Théophraste, quise savait traqué par la police et en qui renaissait l’astuce deCartouche, se déguisait. Quand M. Petito fut tout nu etque lui, Théophraste, fut dans les habits de M. Petito il descenditde wagon, fouilla dans la poche de M. Petito, en retira leportefeuille et, s’étant assis sur le talus, se plongea dans lespaperasses de M. Petito, y cherchant les traces de ses trésors,mais M. Petito avait emporté le secret des trésors des Chopinettesdans la tombe et jamais plus on ne devait réentendre parler ni duFour, ni du Coq, ni des Chopinettes, ni destrésors, d’autant mieux que Mme Petito qui, quelquesminutes plus tard, devait apprendre l’incroyable trépas de sonmari, devint folle et le resta jusqu’à la fin de ses jours.

Nous ne nous occuperons plus que du malheur deThéophraste qui dépasse tous les malheurs et qui devient siincroyable qu’il nous faudra tout le secours de la sciencepour y ajouter une entière foi. L’auteur de ces lignes ose dire aulecteur qu’il ne le croit pas d’esprit si bas, ni d’imagination sipauvre qu’il ne puisse s’intéresser qu’à une aventure detrésors ; la véritable aventure, c’est l’âme deThéophraste. Or, ce qui est arrivé jusqu’à ce jour à l’âme deThéophraste – et à son corps – n’est rien, absolument rien, maisrien du tout à côté de ce que le ciel lui a réservé par la suite etque j’ai noté fort scrupuleusement dans la dernière partie de cettehonnête compilation.

Donc, Théophraste poussa un soupir en netrouvant rien d’intéressant dans les papiers de M. Petito, maisquand il releva le nez le fourgon et le wagon de M. Petitoavaient disparu.

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