La Double vie de Théophraste Longuet

I – M. THÉOPHRASTE LONGUET VEUTS’INSTRUIRE ET VISITE LES MONUMENTS HISTORIQUES.

 

L’étrange aventure de M. Théophraste Longuet,qui devait se terminer d’une façon si tragique, eut son originedans une visite que cet homme de bien fit à la prison de laConciergerie, le vingt-huitième jour de juin 1899. Ainsi l’histoireest d’hier, mais l’auteur de ces lignes, après avoir feuilleté,compulsé, interrogé avec une grande conscience tous les papiers,cahiers, mémoires et testaments du sieur Théophraste Longuet, osedire qu’elle n’en est pas moins fantastique.

M. Théophraste Longuet, quand il sonna à laporte de la Conciergerie, n’était point seul : il étaitaccompagné de sa femme, Marceline, qui était une fort belle femme,blonde et mûre, la « majestueuse enfant » dont parle lepoète. Marceline balançait son col « avec d’étrangesgrâces » ; et, vraiment, je ne trouve rien de mieux àvous dire sur cette aimable personne, pour vous donner la sensationun peu vague mais réelle de son aspect général, que les deux versde Baudelaire :

Quant tu vas, balayant l’air de ta jupe large,

Tu fais l’effet d’un beau vaisseau qui prend le large.

M. Théophraste Longuet était donc accompagnéde sa femme et aussi de M. Adolphe Lecamus, son meilleur ami.

La porte de fer trouée d’un petit judasgrillagé tourna sur ces gonds avec pesanteur, comme il sied à uneporte de prison, et un gardien, secoueur de clefs, demanda àThéophraste sa « permission ». Celui-ci était allé lachercher le matin même à la préfecture de police ; il latendit avec satisfaction et, confiant dans son droit, regarda sonami Adolphe.

Il admirait Adolphe presque autant que safemme. Ce n’était point que Adolphe fût absolument beau, mais ilavait une figure énergique et il n’y avait rien au monde queThéophraste, l’homme le plus timide de Paris, prisât tant quel’énergie. Ce front large et bombé – tandis que le sien était courtet perpendiculaire – ces sourcils horizontaux et bien fournis, quise relevaient d’ordinaire avec harmonie pour exprimer le dédain desautres et la confiance en soi, ce regard aigu – tandis que ses yeuxpâles, à lui, clignaient sous des lunettes de myope – ce nez droit,l’arc orgueilleux de cette lèvre, surmontée de la moustache bruneen volute, le dessin carré du menton, bref, toute cette vivanteantithèse de sa figure falote aux joues blettes était l’objetcontinuel de sa tacite admiration. De plus, Adolphe avait étéemployé supérieur des postes en Tunisie. Il avait donc« traversé la mer ».

Théophraste, lui, n’avait jamais rien traversédu tout. Certainement il avait traversé la Seine, il avait traverséParis, mais on ne saurait prétendre sérieusement que ce sont là destraversées.

– Pourtant, disait-il, pourtant, on courtquelquefois de plus grands risques en se promenant dans les rues deParis qu’en naviguant sur les grands steamers (il prononçait :sté-a-mairs). Il peut vous tomber, sur la tête, un pot defleurs !

Ainsi il aimait, par des imaginationsinoffensives, introduire dans son existence monotone et exempte detout danger apparent la perspective troublante des plus inattenduescatastrophes.

Le gardien-portier remit la petite troupe à ladisposition du gardien-chef qui passait.

Marceline était très impressionnée. Elles’appuyait au bras d’Adolphe. Elle pensait au cachot deMarie-Antoinette et au musée Grévin.

Le gardien-chef dit :

– Vous êtes français ?

Théophraste s’arrêta au milieu de la cour.

– Est-ce que nous ressemblons à desAnglais ? fit-il.

Et, en posant cette question, il souriait avecaudace, car il était bien sûr d’être Français.

– C’est bien la première fois, expliqua legardien-chef, que je vois des Français demander à visiter laConciergerie. Les Français, à l’ordinaire, ne visitent rien.

– Ils ont tort, monsieur, répliqua Théophrasteen essuyant les verres de ses lunettes. Ils ont tort. Les monumentsdu passé sont le livre de l’histoire.

Il s’arrêta et regarda Adolphe et sa femme.Évidemment, il trouvait la phrase belle. Mais Adolphe et Marcelinene l’avaient pas entendue. Il continua, en suivant l’hommeporte-clefs :

– Moi, je suis un vieux Parisien et, si j’aiattendu ce jour pour visiter les monuments du passé, c’est que monétat – je fabriquais la semaine dernière encore, monsieur, destimbres en caoutchouc – ne m’a point laissé de loisir jusqu’àl’heure de la retraite. Cette heure a sonné, monsieur, je vaism’instruire.

Et il frappa avec autorité le pavé séculairedu bout de son ombrelle verte. Puis ils franchirent tous une petiteporte et un grand guichet. Ils descendirent quelques marches etfurent dans la salle des Gardes.

Et la première chose qui arrêta leurs regardsfit sourire Adolphe, rougir Marceline, s’insurger Théophraste.C’était, au chapiteau d’une de ces sveltes colonnes gothiques quisont le suprême orgueil de l’architecture au treizième siècle,l’histoire en pierre et symbolique d’Héloïse et d’Abélard. Abélards’appuyait fort tristement à la protégée du chanoine Fulbert,cependant que celle-ci recueillait, d’une main attendrie, la causede tous leurs malheurs.

– Il est étrange, fit M. Longuet en entraînantprécisément sa femme et son ami, il est étrange que, sous prétexted’art gothique, le gouvernement tolère de pareilles obscénités. Cechapiteau déshonore la Conciergerie et il est incroyable que saintLouis, qui rendait la justice sous un chêne, ait pu en supporter lavue.

M. Lecamus n’était point de cet avis. Ildisait : « L’art sauve tout ».

Mais bientôt ils ne parlèrent plus et furentuniquement à leurs réflexions. Ils faisaient « tout leurpossible » pour que ces vieux murs, qui évoquaient une siprodigieuse histoire, leur laissassent une impression durable. Ilsn’étaient pas des brutes. Pendant que le gardien-chef lesconduisait dans la tour de César, ou dans la tour d’Argent, ou dansla tour Bon Bec, ils se disaient vaguement qu’il y avait eu làdepuis plus de mille ans des prisonniers illustres dont ils avaientoublié les noms. Marceline continuait à penser à Marie-Antoinette,à madame Élisabeth et au petit Dauphin, et aussi aux gendarmes decire qui veillent, dans les musées, sur la famille royale. Ainsi,elle visitait la Conciergerie, tandis qu’en esprit elle était auTemple. Mais elle ne s’en doutait pas.

Comme ils descendaient de la tour d’Argent, oùils avaient trouvé pour tout souvenir moyenâgeux un vieux monsieursur un rond-de-cuir, derrière un bureau modern-style, classant despapiers relatifs aux derniers internés politiques de la troisièmeRépublique, ils retombèrent dans la salle des Gardes, se dirigeantvers la tour Bon Bec.

Théophraste, qui avait son idée, demanda augardien-chef :

– N’est-ce pas ici, monsieur, que s’est passéle dernier repas des Girondins ?

Et il fut heureux d’ajouter, car il mettaitquelque amour-propre à paraître renseigné :

– Vous devriez bien nous dire exactement où setrouvait la table, et aussi la place qu’occupait CamilleDesmoulins.

Le gardien répondit que les Girondins avaientdîné dans la chapelle et qu’on la visiterait bientôt.

– Si je tiens à connaître la place de CamilleDesmoulins, dit Théophraste, c’est que Camille Desmoulins est monami.

– À moi aussi, fit Marceline, avec un regardd’une grande douceur vers M. Adolphe Lecamus, regard qui signifiait– on peut le jurer – » Pas autant que toi, Adolphe ».

Mais Adolphe se moqua d’eux. Il prétendit queCamille n’était pas un Girondin. Théophraste fut vexé et un peuaussi Marceline. Quand Adolphe eut affirmé que c’était uncordelier, un ami de Danton, un septembriseur, Marcelinenia :

– Jamais, dit-elle, s’il en eût été ainsi,jamais Lucie ne l’eût épousé.

M. Adolphe Lecamus n’insista pas, mais commeon était arrivé à la tour Bon Bec, dans la salle de la Torture, ilfeignit, par condescendance, de s’intéresser aux étiquettes quiannonçaient, sur les tiroirs garnissant les murs, du houblon, de lacannelle, du séné.

Le gardien dit :

– Ceci est la salle de la question. On en afait la pharmacie.

– On a bien fait, répliqua Théophraste ;c’est plus humain.

– Sans doute, ajouta Adolphe, mais c’est moinsimpressionnant.

Marceline, du coup, fut de son avis. Onn’était pas impressionné du tout. Ah ! ils attendaient autrechose. Quand on passe sur le quai de l’Horloge, l’aspect formidablede ces tours féodales, « dernier vestige » du palais dela vieille monarchie franque, porte un trouble momentané dansl’esprit du plus ignorant. Cette prison millénaire a entendu tantde râles magnifiques et caché de si lointaines et légendairesmisères, qu’il semble bien que l’on n’a qu’à y pénétrer pourtrouver, assise en quelque coin sombre, humide et funeste,l’Histoire tragique de Paris, immortelle comme ces murs. Or voicique dans ces tours, avec un peu de plâtre, de parquet, de peinture,on a fait le cabinet de M. Le directeur, le bureau dugreffier ; on a mis le potard là où autrefois se tenait lebourreau. Comme dit Théophraste, c’est plus humain.

Mais, tout de même, comme c’est moinsimpressionnant, ainsi que l’affirme M. Adolphe, cette visite duvingt-huitième jour de juin 1899 menaçait de ne laisser chez nostrois personnages que le souvenir passager d’une complètedésillusion, quand survint un événement inouï et si curieusementfantastique que j’ai cru de toute nécessité, après avoir lu larelation qui en a été faite par Théophraste Longuet lui-même dansses mémoires, d’aller interroger le gardien-chef, qui me confirmala scène en ces termes.

– Monsieur, la chose s’était passée comme àl’ordinaire et je venais de faire visiter à ces messieurs et dameles cuisines de saint Louis, qui sont maintenant un dépôt deplâtres. Nous nous dirigions vers le cachot de Marie-Antoinette,qui est maintenant une petite chapelle. Le Christ devant lequelelle a prié avant de monter dans la charrette est aujourd’hui dansle cabinet de M. le directeur.

– Passez ! passez ! interrompis-je,et au fait.

– Mais nous y sommes. Je racontais à l’homme àl’ombrelle verte que nous nous étions vus forcés de placer dans lecabinet de M. le directeur le fauteuil de la reine, parce que lesAnglais emportaient tout le crin de ce fauteuil dans leursporte-monnaie.

– Eh ! passez ! m’exclamai-je,impatienté.

– Monsieur, il faut bien que je vous répète ceque je racontais à l’homme à l’ombrelle verte, quand ilm’interrompit sur un ton tellement étrange que l’autre monsieur etla dame remarquèrent tout haut « qu’ils ne reconnaissaientplus sa voix ».

– Ah ! Ah ! Et que vousdisait-il ?

– Nous étions arrivés exactement à l’extrémitéde la rue de Paris. (Vous savez ce que c’est que la rue de Paris àla Conciergerie ?)

– Oui, oui, continuez.

– Nous touchions à cet affreux couloir noir oùse trouve une grille derrière laquelle on coupait les cheveux desfemmes avant de les exécuter. Vous savez que c’est toujours la mêmegrille ?

– Oui, oui, continuez.

– C’est un couloir, monsieur, où jamais nepénètre un rayon de soleil. Vous savez que Marie-Antoinette,monsieur, a suivi ce couloir le jour de sa mort ?

– Oui, oui, continuez.

– C’est là, monsieur, la vieille Conciergeriedans toute son horreur… Alors, l’homme à l’ombrelle verte medit : « Parbleu !c’est l’allée desPailleux ! »

– Il vous dit cela ? Rappelez-vous ;il vous dit bien : « Parbleu ! »

– Oui, monsieur.

– Ce n’est pas extraordinairement étonnantqu’il vous ai dit : « Parbleu ! C’estl’allée des Pailleux ! »

– Attendez ! Attendez ! Je luirépondis qu’il se trompait, que l’allée des Pailleux devait êtrecette allée que nous appelons aujourd’hui la rue de Paris. Il merépliqua avec cette même voix étrange :« Parbleu ! vous n’allez pas me l’apprendre !J’y ai couché sur la paille, comme lesautres ! »

« Je lui fis remarquer en souriant, nonsans crainte, qu’on n’avait pas couché sur la paille, dans l’alléedes Pailleux, depuis plus de deux cents ans.

– Et que vous répondit-il ? fis-je augardien.

– Il allait me répondre quand sa femmeintervint : « Qu’est-ce que tu racontes,Théophraste ? dit-elle. Tu veux apprendre son métier àmonsieur et tu n’es jamais venu à la Conciergerie. » Alors ildit, mais avec sa voix naturelle, la voix que je lui connaissais aucommencement : « C’est vrai, je ne suis jamais venu à laConciergerie. »

– Et que fîtes-vous alors ?

– Je ne m’expliquais point cet incident et jele croyais terminé quand il se passa quelque chose de plus étrangeencore.

– Ah ! Ah !

– Nous avions visité le cachot de la reine etcelui de Robespierre, et la chapelle des Girondins, et cette petiteporte qui n’a point changé depuis que les malheureux prisonniers deseptembre la franchirent pour se faire massacrer dans lacour ; nous étions revenus dans la rue de Paris. Il y avaitlà, sur la gauche, un petit escalier que nous ne descendons jamais,car il conduit aux caves et il n’y a rien à voir dans les caves,que la nuit qui y règne éternellement. La porte qui est au bas dece petit escalier est fermée par une grille, qui a peut-être milleans et même davantage. Le monsieur que l’on appelle Adolphe sedirigeait, avec la dame, vers la porte de sortie de la salle desGardes quand, sans rien dire, l’homme à l’ombrelle verte descenditle petit escalier. Quand il fut à la grille, il cria, avec la voixétrange dont je vous ai parlé tout à l’heure :

« Eh bien ! Où allez-vous ?C’est par ici ! » Le monsieur, la dame et moi,nous nous arrêtâmes comme pétrifiés. Il faut vous dire, monsieur,que sa voix était tout à fait terrible et que rien dans l’aspect del’homme à l’ombrelle verte ne préparait à entendre une voixpareille. Je courus comme malgré moi au haut du petit escalier.L’homme me lança un regard foudroyant. Vrai, j’étais commefoudroyé, pétrifié et foudroyé, oui, monsieur, et quand ilm’ordonna : « Ouvrez cette grille ! » je nesais comment j’ai trouvé encore la force de descendreprécipitamment les degrés et de lui ouvrir la porte, ainsi qu’il mele demandait d’une façon si exceptionnellement énergique.Alors…

– Alors ?

– Alors, quand la grille fut ouverte, ils’enfonça dans la nuit des caves. Où allait-il ? Commenttrouvait-il son chemin ! Ces bas-fonds de la Conciergerie sontplongés dans d’effrayantes ténèbres que rien ne vient troublerdepuis des siècles et des siècles.

– Vous n’avez pas tenté del’arrêter ?

– Il était déjà trop loin et ce n’était pas enmon pouvoir. L’Homme à l’ombrelle verte me commandait. Jerestai ainsi un quart d’heure environ, à l’entrée de cette nuitopaque. Soudain, j’entendis sa voix, pas la première mais laseconde voix. J’en fus tellement saisi que je m’accrochai auxbarreaux de la porte. Il criait : « C’est toi, Simonl’Auvergnat ? »

Je ne répondis rien. Il passa près de moi etil me sembla qu’il mettait un chiffon de papier dans la poche de sajaquette : il franchit d’un bond l’escalier et rejoignitl’autre monsieur et la dame. Il ne leur donna aucune explication.Moi, je courus leur ouvrir la porte de la prison. J’avais hâte deles voir dehors. Quand le guichet fut ouvert et que l’homme àl’ombrelle verte se trouva sur le seuil, devant le quai, ilprononça, sans raison apparente, cette phrase : « Ilfaut éviter la roue ! ». Je dis, monsieur, sansraison apparente, car il ne passait pas de voiture.

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