La Double vie de Théophraste Longuet

XXXII – OÙ M. LE COMMISSAIRE DE POLICEMIFROID QUI A EU L’OCCASION DE VISITER LE LABORATOIRE DEMILNE-EDWARDS, RACONTE À M. THÉOPHRASTE LONGUET DES« HISTOIRES NATURELLES » QUI LE RASSURENT UN PEU AVANT SAFAIM FUTURE, SANS LUI ENLEVER TOUTE PRÉOCCUPATION QUANT À SA FAIMPRÉSENTE.

 

« M. Théophraste Longuet, raconte M.Mifroid, ne cessait, depuis quelques heures, de me fatiguer de sesréflexions inutiles sur l’état de son estomac. Il n’y avait pas unjour et demi que nous nous trouvions dans les catacombes et déjà cepauvre homme se plaignait de la nécessité où nous nous trouvions demarcher sans manger. Manger : ce mot prenait dans la bouche deThéophraste une importance considérable. Il semblait, à l’entendre,que nous ne devions penser qu’à cette chose : manger. À quoicela eût-il servi de manger ? Je vous le demande. J’aitoujours eu le sourire quand, dans les histoires de naufrages,l’auteur apporte au malheureux qui se noie une bouée qui, sur lamer immense et démontée, ne pourra servir qu’à prolonger l’agoniede celui-ci et les phrases de celui-là. Certes, je n’aurais pas,étant doué autant que quiconque de l’esprit pratique, négligé, enétat de naufrage, le secours d’une bouée au milieu de la Seine ouencore dans le détroit du Pas-de-Calais, entre Douvres et le capGris-Nez, mais sur une mer immense et démontée, j’eusse repoussé labouée, l’inutile bouée, et me serais résolu à une mort immédiatedans l’abîme, plutôt qu’à danser sans espoir à la crête écumantedes vagues. Ainsi j’aurais estimé perdre mon temps en gestes vainset inutiles si, obéissant à l’instigation de Théophraste, quivoulait manger, j’avais accroché mon espoir à quelques maigresvégétations cryptogamiques que mon regard attentif venait dedécouvrir à la paroi humide des galeries que nous parcourionsalors.

« Ah ! si nous avions pu interromprenotre course d’un bon repas qui nous eût donné des jambes pourcontinuer notre route, j’aurais été le premier à dire àThéophraste : « Mangeons, ami, la table estservie ! ». Mais, pour quelques champignons, peut-êtrevénéneux, arrêter notre marche eût été le fait de sots et peuintéressants personnages…

« M. Théophraste Longuet n’est pasraisonnable… Puisqu’il a faim et qu’il n’est pas près de sortir descatacombes, il veut que je lui dise ce qu’il pourrait manger pourne pas mourir de faim, s’il devait rester dans les catacombes.C’est un enfant. Heureusement, j’ai visité le laboratoire descatacombes de M. Milne-Edwards, et je pus l’entretenir de la fauneet de la flore obscuricoles et cavernicoles, dont, aubesoin, il se pourra repaître…

« Du reste, ce genre de conversation – envain m’efforcerais-je de le dissimuler – me plaît. Oui, il me plaîtde parler des choses qui se mangent. C’est, sans doute, que nevoulant pas m’avouer que j’ai faim, j’ai faim tout de même. Il y ades moments où, malgré soi, on est vieux jeu.

« – Mon cher ami, dis-je à Théophraste,il se peut, même si vous ne sortez des catacombes, que vous nemouriez pas de faim.

« – Pourrais-je mourir de soif ?interrompit-il.

« – Je crois bien que si vous mourez desoif, vous… mourrez de faim… Mais si vous ne mourez pas de soif,vous ne mourrez pas de faim.

« – Quel mystère est-ce là ?Expliquez-vous, monsieur le commissaire.

« – Voici. La flore obscuricole, lavégétation cryptogamique, les champignons des catacombes, pour toutdire, ne parviendront jamais, je le crains, à calmer les transportsd’une faim qui, si j’en crois vos jeux de physionomie, augmentedans des proportions inquiétantes pour tout être vivant !(Disant cela, je faisais une allusion évidente au danger que jecourais d’être mangé d’ici quarante-huit heures par le sanguinaireet impitoyable Théophraste, ce qui eût été parfaitement ridicule,mais dans l’ordre. Lisez, à ce sujet, tous les Radeauxde la Méduse et tous les Arthur Gordon Pym de l’univers.)Mais nous pouvons rencontrer de l’eau ! Et alors,vous pourrez manger !

« – Boire ! fit-il.

« – Manger et boire. Vous vous ferezichtyophage.

« – Qu’est-ce que c’est que ça ?

« – Les ichtyophages sont les mangeurs depoissons.

« – Ah ! Ah ! s’exclama-t-ilavec une immense satisfaction ; il y a de l’eau dans lescatacombes, et, dans cette eau, il y a des poissons ? Sont-cede gros poissons ?…

« – Ce ne sont point de gros poissons,mais certaines eaux courantes en contiennent des quantitésincalculables.

« – Vraiment ? Incalculables ?…Incalculables ?… Comment sont-ils gros ?

« – Oh ! il en est de différentestailles… généralement ils sont petits. Mais ils ne sont pointdésagréables au goût…

« – Vous en avez mangé ?

« – Non, mais on me l’a affirmé quand jesuis descendu dans l’ossuaire et que je visitai la fontaine de laSamaritaine, qui est une très confortable fontaine.

« – Elle est loin d’ici ?

« – En ce moment, je ne pourrais vousdire. Tout ce que je sais, c’est que cette fontaine fut construiteen 1810, par M. Héricourt de Thury, ingénieur des carrièressouterraines. Actuellement, cette fontaine est occupée par lescopépodes (cyclops fimbriatus) ! !…

« – Ah ! Ah ! lescopépodes ? C’est des poissons ?

« – Oui, ils présentent des modificationsde tissus, de coloration, tout à fait particulières… Ils ont un belœil rouge.

« – Comment ? Un œil ?

« – Oui ! C’est pour cela qu’on lesappelle cyclopes. De ce que ce poisson n’ait qu’un œil, il ne fautpoint vous étonner, car l’asellus aquaticus, qui vitégalement dans les eaux courantes des catacombes, est un petitisopode aquatique, comme son nom l’indique, qui souvent n’a pasd’yeux du tout. Beaucoup d’exemplaires ne présentent plus à laplace de l’œil qu’une petite pigmentation rougeâtre. D’autres,enfin, n’en ont nulle trace.

« – Pas possible ! s’écriaThéophraste. Alors, comment voient-ils clair ?

« – Ils n’ont pas besoin de voir clair,puisqu’ils vivent dans l’obscurité. La nature est parfaite !crus-je devoir alors m’écrier, et jamais je ne m’élèverai avecassez de colère contre ceux qui nient cette perfection ! Ilest parfait que la nature donne des yeux à ceux qui en ontbesoin ! Il est parfait que la nature les ôte à ceux à qui ilsne sont plus nécessaires !

« Théophraste fut frappé de mesparoles.

« – Alors, me dit-il, nous, si nouscontinuions à vivre dans les catacombes, nous finirions par ne plusavoir d’yeux ?

« – Évidemment ! Nous, nouscommencerions à perdre l’usage du regard et le regard lui-même. Nosenfants perdraient bientôt les yeux !

« – Nos enfants !…s’écria-t-il.

« Nous rîmes beaucoup de ce légerlapsus.

« Puis, comme il insistait encore à ceque je l’entretinsse des poissons que nous pouvions trouver dansles catacombes et que nous pourrions peut-être manger, je fus ainsiamené à lui faire une sorte de cours sur les modifications desorganes, leur développement excessif ou leur atrophie, suivant lesmilieux fréquentés par les individus.

« – Si les poissons dont je vous parlen’ont plus d’yeux… fis-je.

« – Oh ! ça m’est égal, je ne mangejamais la tête…

« –… En revanche, leurs organessensoriels présentent de profondes modifications. Ainsi,l’asellus aquaticus, dans l’espèce normale même, est arméde petits organes aplatis, ovulaires, terminés par un pore, quel’on considère comme des organes olfactifs. Ce sont de véritablesbâtonnets olfactifs. En outre, différents poils, les uns ramifiés,les autres, droits, sont, à n’en point douter, des poilstactiles… des poils qui tâtent l’espace. Et ces bêtes quine voient pas, grâce à ces organes olfactifs et tactiles, sientièrement développés, connaissent l’espace autour d’euxaussi bien et peut-être mieux que s’ils voyaient dans lalumière[32]. Oui, mon cher Théophraste, il y a descirconstances dans la vie des animaux où le nez remplace l’œil. Etce nez peut ainsi acquérir des dimensions tout à fait incroyables.Dans le puits de Padirac, qui est dans le Lot, M. Armand Viré, quiest un savant, a trouvé un asellide à cent cinquante mètres deprofondeur et à près d’un kilomètre de l’entrée du gouffre, quipossède des bâtonnets olfactifs d’une longueur tout à faitsurprenante !

« – Est-ce qu’il n’y a, dans les eauxcourantes des catacombes, que cet asellus aquaticus ?demanda Théophraste.

« – Que non point ! Il s’y trouveencore maintes autres sortes de poissons cavernicoles, tel parexemple le niphargus puteanus,et ce dernier en grandeabondance.

« – Tant mieux ! s’écriaThéophraste, tant mieux !

« – Les organes oculaires duniphargus puteanus sont également atrophiés…

« – Ceci m’est égal, fit encore M.Longuet, qui avait son idée. Savez-vous seulement comment on lepêche ?

« – Je ne saurais affirmer que lescatacombes, fis-je, qui contiennent tant de centaines de milled’ossements, puissent nous présenter, en cette occurrence, lesecours d’un asticot.

« – Il n’importe ! s’écriaThéophraste, un pêcheur à la ligne a plus d’un tour dans saboutique, et le nommé puteanus n’a qu’à bien setenir !

« Ici, nous prîmes quelque repos. Nousnous endormîmes en songeant aux eaux courantes fréquentées parl’asellus aquaticus et par le niphargus puteanus.Nos rêves furent magnifiques, mais de beaucoup dépassés par lasurprise inexprimable de notre réveil.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer