La Double vie de Théophraste Longuet

XXII – OÙ THÉOPHRASTE LONGUET REPRENDGOÛT À LA VIE ET AUX TIMBRES EN CAOUTCHOUC. IL SE DISTRAIT DANS LAFRÉQUENTATION D’UN BOUCHER QUI TUE UN VEAU TOUS LES JOURS.

 

Les os n’étaient pas brisés et c’était toutjuste. Quant aux plaies, elles exigèrent six semaines seulementpour se cicatriser. Théophraste ne souffrait pas, mais il dutgarder le lit jusqu’au moment où il reconquit l’usage de sesjambes, ce qui n’arriva qu’à la fin du deuxième mois. Cependant sesoreilles le tracassaient toujours un peu, et l’eau bouillante qui yavait été versée avait cet effet de le rendre, par moments, tout àfait sourd. Pendant tout ce temps, il ne fit aucune allusion auPassé ; je ne parle point de ce misérable passé, qui se borne,dans l’esprit de tous, à ces quelques années qui se sont écouléesdepuis notre dernière naissance terrestre, mais àl’autrepassé, à celui dont la réapparition avait jeté untrouble si absolu dans la vie de cet homme ; et, pour M.Lecamus comme pour Mme Longuet, comme pour M. Éliphas deSaint-Elme de Taillebourg de la Nox, lequel était venu à sonchevet, rue Gérando, presque tous les jours, Cartouche était mort,bien mort ! L’opération avait été extrêmement douloureuse,tellement qu’on avait pu redouter que Théophraste ne restâtestropié jusqu’à la fin des derniers jours de sa vie actuelle, maisà tout prendre, elle avait merveilleusement réussi. M. de la Nox necessait d’en remercier l’Éon, source des Éons.

Théophraste, à qui on avait posé les dentsnécessaires, ne zézayait plus. Enfin, il songeait à se remettre« dans les affaires ». Il avait quitté bien jeune sestimbres en caoutchouc. À quarante et un ans, il avait pris saretraite, à la suite de la découverte qu’il venait de faire d’unnouveau timbre en caoutchouc, qui marquait non seulement l’année,le mois, le jour, l’heure, la minute, la seconde, mais encore« le temps qu’il faisait », ce qui, paraît-il, était dela dernière importance pour certaines industries. Son esprit étaità nouveau occupé par une innovation incroyable, qui devaitbouleverser toutes les idées qu’on s’était faites jusqu’à ce joursur les timbres en caoutchouc. Cette innovation était basée sur lesderniers progrès de la cinématographie.

Que vous dirai-je de plus ? Quand il putmarcher, il était redevenu si naturel, que MmeLonguet et M. Lecamus purent croire que leurs malheurs à tous troisavaient fatigué le Destin. Ce que c’est que le cœur deshommes !

Le moindre nuage qui passe à l’horizon lesprécipite à un désespoir hâtif et ils ne croient plus aujour ! La moindre lueur qui monte dans le ciel obscurci estune lueur d’espoir, et ils ne croient plus à la nuit.

Théophraste se levait de bonne heure et, aprèsavoir déjeuné d’une tasse de chocolat et de rôties beurrées, allaitfaire un petit tour sur les boulevards extérieurs. Il essayait sesjambes. Il retrouvait leur ancienne élasticité. Il s’arrêtait auxboutiques, regardait en détail le spectacle de la rue. Adolphe,dans les commencements, de loin, le suivait. Il ne remarquait riend’anormal dans la façon d’être de Théophraste et, dans son rapportà M. de la Nox, se contenta de lui signaler ce fait, vraiment sansimportance, d’une station un peu prolongée devant l’étal d’unboucher. Si cette station n’avait pas été quotidienne, elle eûtpassé inaperçue, même aux yeux avertis d’Adolphe. Théophraste, sesmains jouant derrière lui avec son ombrelle verte, regardait laviande saignante. Il avait aussi quelque petite conversation avecle boucher, un fort gaillard, carré des épaules, et qui avaittoujours le mot pour rire. Un jour que M. Lecamus estimait queThéophraste avait passé beaucoup de son temps à l’étal du boucher,il le rejoignit, « comme par hasard », et le trouva, avecle patron, occupé à décorer de papillotes de papier frisé la viandetoute fraîche. C’était bien inoffensif. Ainsi en jugea du reste M.de la Nox qui écrivit en marge du rapport de M. Lecamus :« Il peut regarder la viande saignante à l’étal du boucher. Ilest bon de le laisser voir rouge de temps en temps. C’est la fin dela crise et ça ne fait de mal à personne. »

Cette boucherie était une petite boucherie quiavait sa spécialité. Il y a, à Paris, des boucheries où l’on nevend que du cheval. M. Houdry vendait surtout, entre autres viandescommunes, une exceptionnelle viande de veau. Ah ! quelleviande de veau ! Où M. Houdry faisait-il nourrir sesveaux ? Quel régime les veaux de M. Houdry suivaient-ils avantque de se montrer dans tous leurs avantages à son étal ? D’oùvenaient les veaux de M. Houdry ? Autant de mystèresimpénétrables qui faisaient la renommée et la petite fortune de M.Houdry. Quant à moi, je crois bien que l’excellence de la viande deveau de M. Houdry tenait moins au traitement que subissaient lesveaux vivants qu’à la façon dont il les faisait trépasser. Tous lesbouchers à Paris reçoivent leur viande des abattoirs. M. Houdry,lui, recevait son veau vivant, et tuait lui-même à sa manière. Jedis qu’il recevait son veau. Car, c’est un veau que M. Houdry tuaittous les jours que Dieu fait. Il ne tenait pas à vendre en grandequantité mais il vendait cher et il avait raison, car son mode detuer ou plutôt « d’énerver » la viande faisait quecelle-ci était tout de suite, et à ne s’y jamais tromper, appréciéedes amateurs. Il ne se contentait pas de ne point assommer son veauainsi qu’on le fait aux abattoirs, il le saignait à la mode juiveavec un grand coutelas qu’il appelait le saigneur, sans s’yreprendre jamais à deux fois, c’est-à-dire qu’il lui coupait lagorge sans revenir dans la blessure. En outre, il ne manquait pointde rejeter un veau dès qu’il était « trèfle »,c’est-à-dire dès qu’il avait quelque petite maladie de la fressure.Enfin, il y avait la façon dans tout cela.

M. Houdry avait, dans le plus grand mystère,expliqué son cas de sa viande de veau à M. Théophraste Longuet quiy avait pris un évident plaisir. Si bien que Théophraste, aprèsavoir prêté l’oreille à la théorie, devant l’étal, avait manifestéle désir d’assister à une leçon de pratique. Dans une petite couradjacente à l’étal. M. Houdry avait un abattoir clandestin. Certainmatin, Théophraste, qui était survenu de meilleure heure que decoutume, trouva son homme à l’abattoir avec son veau. Le boucherpria Théophraste d’entrer et les portes se refermèrent sur eux.

– Je m’enferme tous les jours ainsi avec unveau vivant, dit M. Houdry, et quand les portes de l’abattoir serouvrent, le veau est mort. Je ne perds pas mon temps. J’ai opéréen vingt-cinq minutes.

Théophraste le félicita. Il lui demandaquelques explications, s’intéressa à tous les objets qui frappèrentson regard. Le soufflet avec ses grands bras attira son attention.Il demanda comment cet instrument s’appelait, et on lui réponditque c’était un soufflet. Il vit aussi le treuil. Il apprit quecette forte barre de chêne munie de chevilles qui était suspendueau treuil s’appelait « tinet ». Il admira la solidité dece brancard, également de chêne, qui a nom « étout ». Unehachette qui traînait fut appelée « feuille ». Mais cequi l’intéressa davantage, ce fut, suspendue au mur, la« boutique ». Dans cette boutique, qui était une sorte desacoche pour coutelas, il vit d’abord le « saigneur » etse complut à passer tout doucement son index sur la lame longue,forte et affilée. Et puis ce fut le couteau, plus petit, dénommé« moutonnier », occupé d’ordinaire à dépecer le mouton,comme son nom l’indique, mais qui servait là pour certaines partiesdu veau. Puis, d’autres petites lames, dont la« lancette », pour fleurer le veau. Fleurer le veauconsiste à faire de légers dessins artistiques, du bout de la lame,sur la peau du veau, une fois qu’il est blanchi.

Ce jour-là, comme je vous le dis,l’instruction de M. Théophraste Longuet porta sur les outils. Maisil fut dans la nécessité soudaine d’interrompre cette leçon, àcause de ses oreilles qui, une fois de plus, n’entendaient plus.Cette petite infirmité passagère était bien désagréable. Mais lesjours suivants, ayant recouvré toute sa faculté auditive, ilassista à toute l’opération, dans les détails de laquelle il entrasans trop de répugnance. Il se contentait de dire tous les jours,en s’en allant, en manière de plaisanterie :

– Vous tuez tous les jours un veau ; vousdevriez vous méfier, vous verrez que ça finira par se savoir chezles veaux !

Théophraste n’était pas paresseux. Un jour quele jeune néophyte qui aidait M. Houdry à attacher le veau s’étaitattardé à quelque flânerie, il attacha lui-même la patte dederrière du veau, cependant qu’avec ses longes M. Houdry attachaitles deux pattes de devant au même étout. Une patte restaitlibre ; c’était la manière. M. Houdry s’approcha de la gorgedu veau avec le saigneur.

– Dire, fit-il avec mépris, dire qu’il y en aqui les assomment ? Ça marque toujours la tête.

– Évidemment ! confirma Théophraste.Quand on assomme, ça doit marquer la tête.

– Il se forme un dépôt de sang ! C’est uncrime !…

– Oui, oui ! c’est un crime ! On netue pas une bête en lui fichant un dépôt de sang !…

– Tenez ! avec le saigneur, il ne fautqu’un coup et un cou ! Ah ! ah ! un coup et uncou ! Ah ! ah ! comme cela !…

– Ah ! ah ! comme cela !ah !

– On dirait que j’ai été boucher chez lesjuifs !… Ah ! ah !

– Ah ! ah !… Ah ! ah !… lesang pisse ! Regardez les yeux du veau pendant que le sangpisse ! dit Théophraste.

– Qu’est-ce qu’ils ont, les yeux duveau ? demanda M. Houdry ; c’est des yeux comme tout lemonde.

– Regardez les yeux du veau qui vousregardent !

– Ses yeux sont morts !

– Ils sont morts, mais ils vousregardent !

– Eh bien ?

– Eh bien ? Vous n’avez pas peur des yeuxd’un veau mort qui vous regardent ? Félicitations !…monsieur Houdry !… Félicitations !

– Ah ! ah !… Vous voulezrire !

– Ah ! non ! Permettez ! C’estvous qui riez ! Moi, je me garde à carreau. Le veaule voit bien. Tant pis, monsieur Houdry ! Tant pis ! Rirabien qui rira le dernier !…

Mais déjà M. Houdry, qui n’avait pas de tempsà perdre, brochait le veau avec son fusil, près du nombril, etenfonçait dans l’incision le bout de son soufflet et soufflait.

– Regardez comme il gonfle bien ; il nesera pas difficile à blanchir. Moi, je le souffle toujours ;sans ça, j’estime que c’est du mauvais travail. Du côté d’Orléans,on ne le soufflait pas autrefois ! Mais ils y sontrevenus.

– Il faut reconnaître ses erreurs, ditThéophraste.

M. Houdry finit de décoller la tête et coupales quatre pieds aux joints. Puis d’un grand coup de son couteau,il pourfendit l’animal de haut en bas, et en croix d’un jarret àl’autre. Puis il le blanchit, c’est-à-dire qu’il enleva le cuir dedessus le ventre et dessina sur la peau de petites choses aimablesavec sa lancette. Puis quand le veau fut fleuri, M. Houdry luiouvrit le ventre complètement, lui trancha le quartier de derrièreet dit :

– C’est le cul de veau !

– Pas mauvais, à la casserole, avec descarottes ! fit Théophraste. Et Théophraste aida M. Houdry àattacher les pattes de derrière au tinet, qui fut hissé à l’aide dutreuil. Le veau était suspendu. Le boucher le vida de ses boyaux,de la fressure, du ris. Il souffla la fressure, ayant mis « lecornet » dans sa bouche. Les poumons étaient roses etvolumineux ; Théophraste félicita M. Houdry sur l’excellentesanté du veau. Il examina également le cœur et la rate, etdit :

– Bonne constitution ! Bonneconstitution !… Il était fait pour vivre cent ans. C’est unpauvre malheureux veau !

Pendant que M. Houdry dépouillait le veau dece qui lui restait de cuir dans le dos et l’habillait d’une bellenappe blanche pour l’étal, Théophraste avait fait friser la fraisedans l’eau bouillante, puis il demanda à son ami le boucher de luilaisser la toilette de la tête et des quatre pieds. Il y avait prèsde là de l’eau très chaude dans une chaudière. Il y jeta la tête etles quatre pieds. Puis il reprit la tête et, au-dessus de lachaudière, en gratta avec force le poil, l’échauda, laraffina, et prit tout son temps pour lui nettoyer lesoreilles.

– Les oreilles, fit-il avec une joie d’ange,les oreilles, ça me connaît !…

Et, tout de suite, il acheta la tête de veautout entière.

M. Houdry voulut la lui faire porter àdomicile, mais il refusa et il la disposa avec soin au fond de sonombrelle verte, retournée, qui lui servit de panier.

– Au revoir, monsieur Houdry, dit-il, aurevoir ! J’emporte ma tête de veau, mais je vous ai laissé lesyeux. Je n’aime pas que des yeux de veau me regardent comme cesyeux-là vous ont regardé tout à l’heure ! Les yeux de veaumort, c’est méchant ! Vous riez, monsieur Houdry ! C’estvotre affaire !… Félicitations, monsieur Houdry,félicitations !… Mais ça finira par se savoir chez lesveaux !

Et il rentra chez lui.

Quand il se montra avec son ombrelle verte etsa tête de veau, Adolphe et Marceline se sourirent.

– Il s’amuse, dit Marceline.

– Ce sont des jeux innocents ! ajoutaAdolphe.

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