La Double vie de Théophraste Longuet

XXIV – MME THÉOPHRASTE LONGUET DEMANDE ÀM. LONGUET CE QU’EST DEVENU SON REVOLVER AU BRILLANT NICKEL, ET M.LONGUET RÉPOND QU’IL N’EN SAIT RIEN. M. LONGUET CONTINUE SALECTURE.

 

Marceline s’était levée, autant pour cacherson émotion que pour constater que le revolver au brillant nickelne se trouvait plus dans le tiroir de la table de nuit. Quand ellefut de retour dans la salle à manger, M. Longuet lui demanda laraison de son trouble. Marceline répondit que le revolver n’étaitplus dans le tiroir de la table de nuit. Théophraste lui conseillade se calmer et déclara, sur un ton sans réplique, que puisque lerevolver n’était plus dans le tiroir de la table de nuit, il devaitêtre ailleurs et que cela n’avait aucune importance.

– Nous allons donc nous entretenir, dit-il,avec ce monsieur le journaliste, du crime de la rue du Bac.L’histoire de Mme de Bithynie n’est point faite pournous décourager. C’est un homme renseigné qui a écrit cela.Cependant, j’aurai à relever dans sa narration quelques petitesinexactitudes et quelques omissions qui sont, après tout,excusables. Ainsi, Mme de Bithynie, d’après ce monsieurle journaliste, aurait été victime, après le souper, des exigencesamoureuses de l’homme aux cheveux blancs. C’est là une erreur queje ne saurais laisser se propager. Ma réputation ensouffrirait. Quand je me présentai à Mme lamaréchale de Boufflers, le 13 juillet 1721, je n’avais d’autreintention que de souper. Ces messieurs les historiens racontent queje fis subir les derniers outrages à Mme la maréchale deBoufflers. Ces messieurs les historiens sont des sots. J’aibeaucoup aimé Mme la maréchale à cause de son esprit, etnous eûmes ainsi le commerce le plus galant, mais aussi le plushonnête. Que messieurs les historiens réfléchissent un peu etqu’ils étudient les dates. Ils apprendront que Mme lamaréchale avait, en 1721, dépassé la soixantaine, et vraiment j’osedire que Cartouche avait d’autres morceaux à se mettre sous ladent. J’admets cependant que Mme la maréchale, malgré sasoixantaine, était d’un esprit si éveillé que nous passâmes enconversation la nuit la plus chaude du monde. Après ! Lediable n’y eût pas trouvé son compte. Quant à Mme deBithynie, c’est une autre affaire. Mme de Bithynie estjeune et son ardeur est telle qu’il est bien difficile de luirésister. Mais je n’y suis pour rien ! Moi, je ne luidemandais qu’à souper ; le reste ne me regarde pas.

Théophraste, disant ceci, agitait l’index dela main droite avec autorité, et ce n’est ni Marceline ni Adolphequi eussent osé le contredire. Marceline et Adolphe, oubliant touteprudence, se serraient les mains avec une émotioncommunicative.

Théophraste reprit le journal :

« L’histoire de la rue du Bac estbeaucoup plus simple et plus rapide. Le préfet de police avait reçuun billet ainsi conçu : « Si tu l’oses, viens metrouver ! Je suis toujours chez Bernard, au cabaretde la rue du Bac ». C’était signé : Cartouche. La chosese présentait après l’histoire de Mme de Bithynie. Lepréfet de police dressa l’oreille et ses plans. Le soir même, àminuit moins un quart, une demi-douzaine de policiers envahissaientle cabaret de la rue du Bac. Ils furent reçus à coups de chaise parun homme d’une force merveilleuse, encore jeune, dont les cheveuxétaient tout blancs. Trois hommes restèrent sur le carreau et lestrois autres n’eurent que le temps de tirer dans la rue les troiscorps endoloris de leurs camarades, pour qu’ils ne fussent pointconsumés par un incendie qu’avait allumé au premier étage l’hommeaux cheveux blancs. L’homme se sauva par les toits, en sautant d’untoit à l’autre, au-dessus d’une courette étroite, mais formant unesorte de puits de plus de dix mètres de hauteur[29]. Ily avait de quoi se rompre dix fois le cou. »

– Ah ! ah ! s’interrompitThéophraste. Voilà qui me plaît. Trois hommes sur le carreau !J’ai été moins heureux, rue du Bac, l’autre siècle. Car jelaissai là neuf de mes lieutenants, qui furent arrêtés, malgré lemassacre des troupes policières. Je crus tout perdu, mais il nefaut jamais désespérer de la Providence !

« Le nouveau Cartouche – continua-t-ilaprès avoir repris son journal, parmi le silence effaré de M.Lecamus et de Mme Longuet – le nouveau Cartouche(sont-ils assez stupides de l’appeler le nouveau Cartouche), a faitdes siennes rue Guénégaud. Il y a là une sorte de voûte-passageque traverse une planche. On a trouvé sous cette planche,il y a quelques jours, le corps d’un jeune polytechnicien (ils’agit ici de la mort de M. de Bardinoldi, dont le mystère a sifort intrigué la presse). Ce que la police n’a confié à personne,c’est que sur la tunique de ce polytechnicien était épinglée unepetite carte où l’on avait écrit au crayon ; « Nous nousreverrons dans l’autre monde, monsieur de Traneuse. » Ceci estencore à n’en point douter, un crime du nouveau Cartouche, carl’ancien (il faut être bête, s’écria Théophraste, comme unjournaliste, pour s’imaginer qu’il y a deux Cartouche), carl’ancien a, en effet, à cette place, assassiné un officieringénieur nommé M. de Traneuse. Cartouche l’avait assommé d’un coupde canne derrière la tête, et le polytechnicien a eu le crânefracassé, par derrière, avec un objet contondant. »

Théophraste se livra à quelquescommentaires.

– Ils disent aujourd’hui : objetcontondant. Objet contondant ! cela sonne bien ! Objetcontondant me plaît… Vous faites une drôle de tête, dit-il àMarceline et à Adolphe, et vous voilà serrés l’un contre l’autrecomme si vous redoutiez une même catastrophe ! Vous avez bientort de vous faire de la bile pour quelques méchantesplaisanteries. Je profite de l’occasion, mon cher Adolphe, pourt’expliquer la joie que j’ai à fréquenter la rue Guénégaud. Cettehistoire de M. de Traneuse fut pour moi l’origine d’une des plusjolies farces que je jouai aux mouches de M. d’Argenson. À la suitede cette exécution de M. de Traneuse qui s’était permis sur moncompte des propos fort déplacés, je fus poursuivi par deuxpatrouilles du guet qui m’enveloppèrent et rendirent touterésistance impossible. Mais ils ignoraient que j’étais Cartouche etse contentèrent de me conduire au Fort-l’Evêque, qui était laprison la moins sévère de Paris, où l’on enfermait les dettiers,les comédiens incivils et les gens qui n’avaient pas payé l’amende.Ils surent seulement qu’ils avaient pris Cartouche le 10janvier ; mais le 9 au soir, Cartouche s’était évadé etreprenait la direction de sa police. Il était temps, car toutallait de travers dans les rues de Paris. Ma chère Marceline, moncher Adolphe, vous avez des mines d’enterrement. Cet article nemanque cependant point d’un certain sel. J’ai cru toutd’abord à une facétie de folliculaire, mais je vois bien que c’esttrès sérieux, croyez-moi ! et attendez l’histoire duveau ! Ah ! ah ! nous n’en sommes encore qu’àl’affaire des Petits-Augustins !… Écoutez !

Théophraste, qui avait ramassé son journal,assujettit ses besicles d’or et reprit :

« Ce qu’il y a de plus extraordinairedans cette incroyable aventure, c’est que plusieurs fois, depuishuit jours, on a été sur le point de prendre le Cartouche moderneet qu’il s’est toujours évadé, ainsi que l’autre, par lescheminées. C’est ainsi que l’histoire nous apprend que le vraiCartouche, le 11 juin 1721, eut le dessein de mettre à sac l’hôtelDesmarets, rue des Petits-Augustins. C’est un de ses hommes, leRatichon, qui lui avait indiqué le coup à faire. Mais Cartouche etle Ratichon avaient été mis dedans par la police. Sitôt queCartouche fut dans la maison, les archers accoururent et la placefut investie. Lui, tranquillement, fit fermer les portes des salonset éteindre les lumières, se déshabilla, grimpa dans la cheminée,descendit par une autre cheminée dans la cuisine, où il trouva unmarmiton, tua le marmiton se déguisa avec les habits du mort,sortit enfin de l’hôtel, mettant à mal, de deux coups de pistolet,deux archers qui lui demandaient des nouvelles de Cartouche. Ehbien ! que direz-vous quand vous saurez que notreCartouche, traqué avant-hier dans une pâtisserie du quartierdes Augustins, s’est échappé par la cheminée, après avoir revêtu,par-dessus ses effets, qu’il désirait sans doute ne point salir,une blouse de pâtissier qui a été retrouvée sur les toits, ainsique le pantalon du même pâtissier. Quant au pâtissier, on l’aretrouvé à moitié fondu dans son four !… Mais avant de l’ymettre, précaution humanitaire, le Cartouche moderne l’avaitpréalablement assassiné ! »

Ici, Théophraste s’interrompit encore.

– Préalablement ! s’écria-t-il,préalablement ! Ces journalistes sont épatants !… Jel’avais préalablement assassiné !… Mais pourquoifuyez-vous ainsi dans les coins ? Est-ce que je vous faispeur ? Voyons, mon cher Adolphe, ma chère Marceline, un peu desang-froid. Vous en aurez besoin pour l’histoire duveau !

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