La Double vie de Théophraste Longuet

XXXVII – PAR QUEL SUBTERFUGE M. MIFROIDET M. LONGUET PARVIENNENT À S’ÉCHAPPER DES CATACOMBES.

 

« Je n’ai rien caché au lecteur et il asans doute deviné de quelle liberté de mœurs jouissait le peupletalpa. Le mariage était chez eux une institution préhistorique dontils ne parlaient qu’en souriant et qui, du reste, leur apparaissaittellement monstrueuse et indigne de l’état humain, qu’ils n’ycroyaient qu’à moitié, comme à une sorte de légende inscrite dansles livres sacrés. À l’encontre des autres peuples qui ne parlentdes livres sacrés qu’avec le plus grand respect, car ces livressont à l’origine des fleuves, le peuple talpa n’invoquait cesantiques tablettes que pour s’en gausser comme d’un conte de lamère l’Oie ; mais tout en s’en gaussant, il les avait toujoursprésentes à la mémoire, de telle sorte qu’il n’oubliât jamaisde faire le contraire de ce qui s’y trouvait ordonné.

« Pour en revenir au mariage, il n’yavait donc pas de mariage, mais l’union la plus libre qui se pûtimaginer. Cependant, il n’était pas rare de voir ces unions seperpétuer depuis l’adolescence jusqu’à la mort. À côté du spectacleréconfortant de ces unions que scellait la fidélité la plusinconnue sur le dessus de la terre, je vous donne ma parole qu’unquasi vertueux commissaire de police avait quelque occasion des’étonner de la rapidité inconcevable et de la variété stupéfianteavec lesquelles s’échangeaient les baisers les plus définitifs.Mais le quasi vertueux commissaire était le seul à s’étonner de ceschoses. M. Théophraste Longuet lui-même semblait avoir oublié lesderniers liens qui le rattachaient au-dessus de la terre, et alorsque je ne m’étais abandonné aux fantaisies un peu excessives,quoique originales, de dame de Montfort, qu’à mon corps défendant,Théophraste s’était vautré dans la débauche, sans retenue et sanshonte. Quand je le voyais venir à moi, dans ses moments lucides,les yeux creusés par l’insomnie et les joues flasques, se tapantsur les cuisses en disant : « Ils sont épatants, dans lescatacombes ! » il me dégoûtait. Vraiment, je ne trouvepas d’autre vocable pour traduire mon écœurement ; il medégoûtait[36] !

« Ce qui me dépasse tout à fait, c’estqu’il n’y eut aucune différence à établir ou à constater entre lesplus vertueuses des femmes talpa et les plus légères. Ellesvivaient toutes sur le même pied et jouissaient de la mêmeconsidération. Les premières ne s’étonnaient point plus de lafrivolité amoureuse des secondes que les secondes ne s’extasiaientsur la vertu des premières. Les choses se passaient suivant lesgoûts et les tempéraments, et nul n’y prenait garde. C’est ainsique je m’expliquai que chez ce peuple, les conflits de passionsfussent réduits à leur strict minimum. Comme me le fit entendredame de Montfort, personne n’étant la propriété de personne,personne n’avait même l’idée d’avoir des droits sur personne.L’idée du mariage étant issue de l’idée de propriété, cette idée depropriété conjugale a inspiré fatalement l’idée de propriété mêmedans l’amour libre, dans nos sociétés ; mais chez un peuplequi, comme celui des Talpa, ignore la propriété – celle despersonnes comme celles des choses – personne ne devant rien àpersonne, pas plus « sa personne » que le reste,l’existence du « vol d’amour » qui, chez nous, est lacause première de tous les conflits de passion, est aussiinsoupçonnée, je dirai même aussi impossible que tous les autresvols.

« Est-il nécessaire de dire combien depareilles théories révoltaient en moi l’honnêteté socialedu commissaire de police, et combien la vision d’unedésorganisation aussi radicale me chaviraitl’intelligence ?

« – Mais enfin, m’écriai-je, il y a lesenfants ! Puisqu’ils n’ont pas de parents reconnus, qui est-cequi les élève ? Ça n’est pas l’État puisqu’il n’y a pasd’État ! Votre ville doit être grouillante de petitsenfants abandonnés, à moins qu’on ne les jette dans le laccomme chez les Chinois !

« Elle me répondit qu’ils n’avaientpas assez d’enfants, qu’on s’inscrivait à l’avance pour enavoir ; que les enfants, c’était une grande distractionet que les personnes qui n’en avaient pas suppliaient les personnesqui en avaient trop de leur en passer un ou deux. Quand une femmeétait grosse, c’était à qui la soignerait, dans l’espérance qu’elleaurait deux jumeaux.

« Je lui demandai encore quelleinstruction ils recevaient ; elle me répondit, que chez eux,l’instruction n’était pas obligatoire et qu’on ne donnait guère quede l’instruction de métier. Seuls, les jeunes gens qui sesentaient beaucoup d’imagination recevaient une instructiongénérale qui leur était donnée par d’illustres rêveurs qu’onrencontre tous les jours au coin des bornes publiques, ce quipermettait à ces jeunes gens de faire, par la suite, des versimmortels ; mais l’immense majorité des enfants s’amusaient àapprendre à être bottiers, ou maçons, ou tailleurs, et alors ilsfaisaient avec orgueil des chefs-d’œuvre de maisons, ou d’habits,ou de bottes.

« Tant de stupidité dosiale medonnait des nausées. – Vous avez de la veine, fis-je, de n’être quevingt mille, car si vous étiez seulement trente millions, vousverriez ce qui resterait de votre désorganisation ! vousseriez organisés au bout de huit jours !

« Elle me répondit qu’ils pouvaient être,au lieu de vingt mille Talpa, trois cent quatre-vingt-dix millemillions trois cent soixante-quatre Talpa, et mêmedavantage, que cela ne modifierait en rien leurdésorganisation ; qu’ils étaient désorganisés en îlots dequatre cents Talpas, et que chaque îlot avait une place publique oùse traitaient les affaires publiques de l’îlot. Un îlot de plus oude moins leur était parfaitement indifférent, quant à leurdésorganisation. Et puis, elle ajouta que ces places publiques neservaient à rien, en réalité, quant à la discussion des affairespubliques, parce que, en dehors de la question d’un pont àconstruire ou d’un égout (ce qui arrivait tous les deux cents ans),il n’y avait pas d’affaires publiques.

« Cette dernière parole me suffoqua à unpoint que je ne saurais exprimer et, Théophraste survenant sur cesentrefaites, j’en profitai pour lui dire toute la répugnance quej’avais à rester au sein d’un peuple qui n’avait pas d’affairespubliques.

« Il me répliqua qu’il n’avait jamais étéaussi heureux, lui, Théophraste, et qu’il passait son temps à jouerles plus joyeux tours à Cartouche dont l’âme inutile luilaissait enfin la grande paix inconnue sur la terre.

« Quinze jours s’étaient écoulés depuisnotre arrivée chez les Talpa. Je commençais à en avoir assez deleurs groins roses, de leur charcuterie de rat et de leurs concertsde silence. Je songeai sérieusement à les quitter et je meproposais d’exécuter mon dessein, quand j’appris par damoiselle deCoucy (dame de Montfort m’avait quitté pour Théophraste) queles places publiques avaient décidé de ne nous laisser partir quelorsque les vingt mille Talpa nous auraient passé les doigts sur levisage, pour que le peuple talpa fût dégoûté à jamais detenter de retourner sur le dessus de la terre dont il est parlédans les livres sacrés.

« Chacun de nos deux visages était livréà dix Talpa par jour, ce qui faisait vingt Talpa par jour. D’oùcinquante jours pour mille Talpa, d’où mille jours pour vingt milleTalpa (les chiffres sont exacts). La perspective de trois annéespassées ainsi au fond des catacombes n’avait rien d’attrayant, bienque les Talpa eussent tous les mains propres et les ongles fortsoignés.

« Théophraste, lui, trouvait que troisannées, c’était bien court, et il ne parlait de rien moins que dese crever les yeux pour être comme tout le monde.

« Nous n’étions jamais longtemps seuls.Dans le moment que l’on s’y attendait le moins, des doigts nousentraient dans le nez ou dans les oreilles.

« C’est alors que j’eus l’idéemiraculeuse d’utiliser mes talents de sculpteur pour fabriquer deuxmasques de terre glaise à l’image des groins de Talpa. Cette terreglaise fut recouverte de peaux de rats fraîches. Je m’appliquail’un de ces masques ; puis, sous couleur de flatter la maniede Théophraste qui ne rêvait que devenir Talpa, je lui en collai unà travers le visage. Il rit beaucoup, surtout quand, en cours deroute, nous rencontrâmes des Talpa qui, malgré la promenade desdoigts, ne nous reconnurent point.

« Quand il eut fini de rire, il n’y avaitplus de Talpa. Mon âme reconnaissante remerciait l’Être suprême.Nous avions enfin retrouvé la grande solitude des catacombes.J’avais eu la précaution d’emporter quelques boîtes de conserves devégétation cryptogamique, ce qui nous permit de marcher pendantcinq jours, au bout desquels nous tombâmes, au milieu del’ossuaire, dans une fête de nuit donnée par les civilisés dudessus de la terre. Nous étions sauvés !

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