La Double vie de Théophraste Longuet

XXXVIII – UN JOYEUX OSSUAIRE.

 

« Dès que j’eus reconnu les premiersossements, je les saluai avec gratitude. Je montrai ces tibias, cespéronés et quelques cubitus à Théophraste qui ne se dérida pas.Depuis que nous avions quitté les Talpa, il ne cessait de mereprocher notre fuite avec amertume et ses yeux souvent étaientpleins de larmes. Pauvre et cher Théophraste ! Il était calmemaintenant et le plus doux des hommes. Son séjour dans lescatacombes semblait lui avoir fait le plus grand bien, avoir chasséde son esprit toute extravagance sanguinaire et j’en étais trèsheureux, car malgré ses défauts et surtout l’incroyable relâchementde ses mœurs chez les Talpa, je l’avais pris en amitié.

« Bientôt un crâne s’étant présenté ànous avec une chandelle allumée dans l’œil gauche, j’enconclus que nous entrions enfin dans l’empire des vivants. Deschandelles, des chandelles dans les crânes, des girandoles dechandelles clignotantes. La galerie descend, le sol se fait humide,nous pataugeons dans la boue. Des gouttes pleuvent sur nous, desparois supérieures. Nous marchons dix minutes encore, un quartd’heure. Je reconnais mes ossements. Voici ceux ducimetière de Saint-Laurent, déposés le 7 novembre 1804, et ceux deSaint-Esprit, des milliers et des milliers s’enfoncent à droite, àgauche, dans les ténèbres. Toujours les petites chandelles. Lesossements sont bien alignés, bien rabotés, jolis. On diraitd’interminables et vastes haies de buis où viennent de passer lesciseaux du tondeur. Et des inscriptions : « Ossaarida, audite verbum Domini. » Ils entendront autre choseque la parole du Seigneur, cette nuit, les os arides.

« Des voix, des papotages féminins,quelques rires, nous annoncent que nous touchons au terme de notrevoyage. « Stimulus autem mortis peccatum est. »Oui, l’aiguillon de la mort, c’est le péché. Le péché est là cesoir, et les pécheresses aussi, des dames qui ont des bandeauxplats.

« Les premières paroles du dix-neuvièmesiècle que nous entendons sont celles-ci :

« – Eh bien, mon vieux ! c’est pasgai, c’t affaire-là. J’aime mieux Bullier…

« – Dix-huit ans. J’suis pas près deremplacer les tibias qui sont ici.

« Nous arrivons sur une sorte de placepublique des morts, où se prépare la fête. On ne faitnulle attention à nous, on nous prend pour des invités. Au long desmurs funèbres, on a rangé des chaises. Le luminaire se fait plusnombreux, les chandelles se dressent aux chandeliers des crânes. Aubout de cette galerie, une rotonde où s’alignent, en cercles,régulièrement, les pupitres à musique. Pas encore de musiciens. Ilsarriveront tout à l’heure, après les dernières mesures à l’Académienationale, nous dit-on.

« Le public s’empare des chaises, se lesdispute, échange des plaisanteries sur la physionomie desmacchabées, attend.

« Il est une heure et demie du matin. Lesmusiciens arrivent, avec les boîtes lourdes des instruments.

« Oh ! alors.

« Tous les cabarets du néant, toutes lesscènes artisticomystico-macabres où l’on vient bafouer la vie et segausser de la mort, toutes les boîtes de la Butte où les crânesricanent aux murs, où les squelettes chahutent sur les planches,tout le carnaval funéraire de Montmartre est dépassé.

« Nous avons devant nous cinquantemusiciens des orchestres de l’Opéra, de Lamoureux et de Colonne quisont descendus au royaume des morts pour donner l’aubade auxtrépassés. Et sous les voûtes des catacombes, parmi les avenues etles carrefours où s’alignent les murs tragiques des crânes, destibias et des fémurs, la marche funèbre de Chopin fait entendre saplainte, devant un public d’esthètes, de petits ventres affamés,d’artistes, de bulgares, de moldo-valaques, de quelques habituésdes premières, de M. le commissaire Mifroid et de M. ThéophrasteLonguet, qui redort sur une chaise (quand il est au théâtre, ça nerate pas).

« – Parfait, le premier violon,parfait ! fis-je à mi-voix (je suis un amateur). Ce qui metransporta complètement, ce fut la façon dont ces messieursexécutèrent l’adagio de la troisième symphonie de Beethoven. Enfin,nous eûmes la Danse macabre de Saint-Saëns. Après quoi je frappaisur l’épaule de Théophraste et lui dis qu’il était très tard, qu’ilfallait rentrer chez nous. Théophraste faisait tout ce que jevoulais. Nous pressâmes le pas et dix minutes plus tard, nous nousretrouvions sur le dessus de la terre. Je soupirai avecsatisfaction. Vraiment, cette promenade de trois semaines àl’envers de Paris n’avait pas été vieux jeu du tout. Oh ! cescatacombes ! ce peuple de Talpa ! Ces canardsaveugles ! Ces aselli aquatici ! Ces concerts desilence et enfin ces concerts de musique !…

« – Je vous avais bien dit, fis-je àThéophraste, que nous en sortirions ! Mme Mifroidva être bien contente de me revoir !…

« – Tant mieux, monsieur Mifroid, tantmieux pour vous et pour elle !…

« Théophraste était bien triste, bientriste.

« Je lui dis :

« – Jamais je n’aurais cru qu’il sepassât tant de choses dans les catacombes[37].

« Il me répondit :

« – Ni moi non plus.

………………………

« Nous marchions depuis une demi-heuresans mot dire quand M. Longuet me demanda :

« – Qu’attendez-vous, monsieurMifroid ?

« – Comment ? Mais je n’attends rienni personne. C’est moi certainement qu’on attend. Et je suispersuadé que Mme Mifroid est dans une terrible anxiété.À propos, cher ami (crus-je devoir ajouter), si jamais vousrencontrez Mme Mifroid, et que la conversation roule surle sous-terrain des catacombes, vous serez bien aimable deglisser sur la liberté des mœurs du peuple talpa… Mon avis est quele dessous de la terre ne regarde pas le dessus !…

« – Voulez-vous être tout à faittranquille, monsieur Mifroid ? Eh bien, arrêtez-moi !Quand je vous demande : ce que vous attendez… c’est ce quevous attendez pour m’arrêter !…

« – Non, monsieur Longuet, non, je nevous arrêterai pas !… J’avais mission d’arrêter Cartouche,mais Cartouche n’est plus ! Il n’y a plus que M. Longuet, etM. Longuet est mon ami !…

« Théophraste avait les larmes auxyeux.

« – Je crois bien, en effet, dit-il, queje suis guéri… Ah ! si j’en étais sûr !

« – Qu’est-ce que vous feriez ?

« – Si j’étais sûr que les Talpa m’aienttout à fait guéri de Cartouche !…

« – Eh bien !

« – Eh bien ! j’irais retrouver mafemme, ma chère Marceline…

« – Il faut aller retrouver votre femme,monsieur Longuet. Il le faut.

« – Vous me le conseillez ?

« – N’en doutez point.

« – Dans ces conditions, fit Théophrastequi pleurait à chaudes larmes à l’idée qu’il allait retrouver sachère Marceline, dans ces conditions, je vous prierai, monsieur lecommissaire, de me rendre le même service que vous m’avez demandérelativement à l’ignorance où je dois laisser MmeMifroid des succès que vous remportâtes auprès de ces damestalpa…

« – Comptez sur moi, mon cherThéophraste. Si jamais je rencontre Mme Longuet, jeserai discret… Mais elle vous attend, MmeLonguet ?

« – Non, monsieur le commissaire, non.Elle ne m’attend plus. Avant de tomber dans ce trou de la placeDenfert, j’avais pris soin de laisser mes effets au bord d’unerivière ; elle me croit mort ! Noyé ! Elle doit êtreplongée dans le plus profond désespoir. Une chose me rassure unpeu, c’est que cet excellent M. Lecamus, que vous connaissez, nel’aura pas abandonnée dans un état si extrême, et je suis sûr qu’ilne lui a ménagé, le cher homme, aucune consolation…

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