La Double vie de Théophraste Longuet

XL – OÙ LE LECTEUR RETROUVE UNE ANCIENNECONNAISSANCE.

 

Nous voici forcé de laisser là le mémoire deM. le commissaire de police Mifroid, quoique les considérationsphilosophiques, réflexions et déductions qui le terminent,présentent le plus haut et le plus pressant intérêt pourl’humanité. Non seulement son mode de juger la désorganisationsociale des Talpa et les leçons qui, selon lui, en découlent pourun peuple sévèrement policé, mais encore les quelques observationspsychiques qu’il fut à même de faire sur la personne double et unede M. Longuet, dans les couloirs des catacombes, nous eussentprocuré de longues heures de lecture instructive et originale. Maisquoi ! Pouvions-nous abandonner M. Longuet au carrefourBuci ? Je ne le pense pas. Hélas ! M. Longuet n’a plus delongues heures à vivre, et il est utile de ne point le perdre devue, jusqu’à son dernier souffle.

M. Longuet, quand le bruit de la fuite de M.Mifroid ne retentit plus sur les trottoirs, se sentit envahi de laplus définitive tristesse. Voyez le pauvre homme dans la clartévacillante du réverbère. Il secoue la tête. Ah ! comme ilsecoue lamentablement sa misérable douloureuse tête. À quoisonge-t-il, le triste homme, pour ainsi, à plusieurs reprises,secouer la tête ? Sans doute, cette idée qu’il eut d’allertroubler le repos de sa chère Marceline ne lui paraît point, àcette heure, une idée raisonnable, et il la repousse, en effet, carson pas pesant et languissant ne le conduit point vers les hauteursde la rue Gérando…

Quelques minutes plus tard, il se trouve placeSaint-André-des-Arts, puis il s’enfonce dans le boyau obscur de larue Suger. Il sonne à une porte. La porte s’ouvre. Dans l’allée, unhomme en blouse, un bonnet de papier sur la tête, une lanterne à lamain, demande « ce qu’on veut ».

– Bonsoir, Ambroise, dit Théophraste. Tuveilles encore à cette heure ? C’est moi ! Il m’en estarrivé des histoires depuis la dernière fois que je t’ai vu…

C’était vrai. Il était arrivé à M. Longuetbeaucoup d’histoires depuis qu’il avait vu Ambroise, car il nel’avait pas revu depuis que celui-ci lui avait donné son avis surle filigrane trouvé dans les caves de la Conciergerie. Et lelecteur se souviendra peut-être que ceci survint tout au début decette histoire.

– Entre, dit Ambroise. Tu es chez toi.

– Je te raconterai tout ça demain, ditThéophraste ; ce soir, je voudrais bien dormir.

Ambroise montra son lit à Théophraste, qui s’yétendit et dormit aussitôt du pur sommeil du petit enfant…

………………………

Les jours suivants Ambroise voulut faireparler Théophraste, mais chose singulière, celui-ci conserva leplus absolu mutisme. Il passait son temps à compulser des notes etpapiers qui remplissaient ses poches. Et puis, deux nuits de suite,toujours sans dire un mot, il écrivit.

Un matin, il s’apprêtait à sortir.

– Où vas-tu ? lui demanda Ambroise.

– Demander une copie de ses notes à M. lecommissaire Mifroid sur un voyage que nous avons fait ensemble etdont tu connaîtras tous les détails après ma mort.

– Tu vas te tuer ?

– Oh, non ! ça ne sert à rien… Jemourrai bien tout seul, cette fois-ci… Mais je viendrai mourirchez toi, mon bon Ambroise.

– Tu me consoles ! fit Ambroise avec unsourire d’une pitoyable navrance. (Nous avons dit qu’Ambroise avaitun bon cœur.)

– En sortant de chez Mifroid, j’irai voir mafemme.

– Je n’osais pas t’en parler… Ta tristesse,ton attitude qui m’est encore inexpliquée, tout me faisait craindredes peines de ménage…

– Oh ! elle m’adore toujours !

Malheureusement ! Jamais on ne dira, enune si cruelle et fatale occurrence, jamais on ne le diraassez : malheureusement !…

Malheureusement, Ambroise eut l’idée de fairechanger de linge à Théophraste. Oui, malheureusement, pour qu’ilpût se présenter décemment devant sa femme, il lui prêta une deses chemises ! Ah ! ah ! combienmalheureusement ! Mais qui est-ce qui se serait douté que demettre une chemise propre et revenue le matin même du blanchissage,cela pouvait avoir une telle importance ? Ce n’est ni la fauted’Ambroise ni de personne.

Ambroise avait pensé :

– Au moins, sa femme verra qu’il a une chemisepropre !

Théophraste mit la chemise.

– C’est pour être propre, dit-il ; c’estpour moi, c’est pour le respect que je dois avoir de moi-même. Carma femme ne verra pas cette chemise. Ma femme ne me verra pas. Maismoi, je veux la voir, de loin, la voir pour savoir si elle estheureuse !

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