La Double vie de Théophraste Longuet

XLI – LE DERNIER GESTE ET LA DERNIÈREPAROLE DE THÉOPHRASTE.

 

Nous voici arrivés au dernier chapitre decette surprenante et véridique histoire. Ce n’est point sans unecertaine émotion que l’auteur de ces lignes prend aujourd’hui laplume pour retracer le dernier geste et répéter la parole dernièrede M. Théophraste Longuet. Il s’est attaché à son héros et, malgréqu’il ait eu à passer en sa compagnie des heures funestes, commecelles qui virent la revanche du veau, il eût désiré que lesdocuments renfermés dans le coffret en bois des îles lui permissentde prolonger de quelques jours l’existence d’un homme sisympathique en dépit de ses crimes. Mais l’histoire est là.L’histoire finit là. Il lui faut donc finir avec l’histoire.Encore, il eût désiré que le dernier geste de M. ThéophrasteLonguet fut moins tragique ; il l’eût souhaité pour lui,auteur, qui ne prend aucune joie à tremper, comme il en fit déjàproclamation, sa plume dans le sang des blessures aux lèvresfraîches, et ensuite pour cette malheureuse Mme Longuetqui fut vraiment trop punie de ses faiblesses à l’endroit de M.Lecamus…

… Pauvre Théophraste ! PauvreMarceline ! Voilà donc, ô homme, comme tu devais traiter lafemme qui fut si longtemps l’orgueil et la joie de ton foyer !Voilà donc, ô femme ! à quel trépas lamentable devait teconduire ta nature adultère mais droite ! Mais M. Lecamus medégoûte.

………………………

Il est neuf heures du soir, la saison estavancée, la nuit est opaque. M. Longuet monte le long, tout le longdu coteau où se dressent les murs de la villa « Flotsd’Azur ». La main tremblante, il pousse, avec combien deprécautions, la petite porte de derrière du jardin. Il traverse lejardin, tout doucement, en s’arrêtant à chaque pas, comme unvoleur. Ah ! Théophraste, comme tu es abattu, Théophraste.Comme je te plains ; ô toi qui retiens de la main gauche toncœur plus bondissant que dans cette nuit où ronronna le petit chatviolet ! Ton bon cœur, ton immense cœur, tout chargé d’amourencore pour cette femme, que tu veux voir heureuse ! et qui nepeut plus l’être avec toi… Une lumière dans le salon… La fenêtreest entrouverte… Tu avances à petits pas, Théophraste, et puis tuallonges, tu allonges la tête… Ah ! qu’as-tu vu dans le salon…Pourquoi ce gémissement lugubre s’échappe-t-il de tes lèvres ?Pourquoi te prends-tu le front entre tes mains fiévreuses, tesmains qui arrachent les mèches blanches de ton front ?…Qu’as-tu vu ?… Après tout, qu’importe ce que tu as vu,puisque tu es mort ? Tu as voulu la voirheureuse ? Sans doute que tu sais maintenant à n’en pouvoirdouter jamais, pendant cent mille ans, qu’elle est heureuse ?Pitoyable cocu, éloigne-toi… que ferais-tu plus longtemps dans cejardin ? Si tu as vu ton ami, M. Lecamus, déposer un brûlantbaiser sur les lèvres amoureuses de Marceline, quoi d’étonnant àcela ?… Puisqu’on te croit mort ?… M. Lecamus consoleMarceline de ta mort et ta mort est une chose si douloureuse, aucœur de Marceline, qu’il faudra bien des baisers encore, trèsbrûlants, pour que Marceline t’oublie… Vas-tu point en vouloir à M.Lecamus de ce qu’il se dévoue à cette tâche du bonheur deMarceline ?…

… Là, tu pleures… tu es assis par terre, dansle jardin… et tu pleures, tu pleures… Va-t’en ! oh !va-t’en !…

Malheureux, après avoir vu, tu veuxentendre ! Et tu t’es relevé et tu as encore allongé latête et tu as écouté. Tu as entendu M. Lecamus quidisait :

– Moi je le regrette !

Et tu as dit alors merci de bon cœur à ton amifidèle, jusqu’au moment où il a achevé sa phrase :

–… Je le regrette parce que tu étais plusgentille de son temps !

………………………

… À travers champs, maintenant, Théophrastefuit, fuit, fuit… il fuit le crime qui l’appelle.

Et peut-être aurait-il fui si loin, si loinqu’il aurait été trop tard pour le crime, mais sa chemise se mittout à coup à lui brûler les chairs, et la souffrance horrible quelui procurait cette chemise le précipita dans la certitudequ’il ne pourrait se débarrasser de cette souffrance qu’en sedébarrassant du crime. Et il court au crime !

Le grand malheur est qu’il n’eût point songéalors à se débarrasser de sa chemise.

Dans un état d’exaltation sanguinairecomparable à rien dans l’histoire des crimes – même si l’on sedonne la peine de remonter aux crimes de la mythologie qui furentcependant de bien beaux crimes – il revint donc sur ses pas, seretrouva dans le jardin, bondit dans le salon, joignit M. Lecamuset Mme Longuet dans le vestibule.

À sa vue, Adolphe et Marceline poussèrent descris terribles qui ne furent pas entendus de la bonne, laquellevenait de s’absenter justement pour aller acheter du brillantbelge.

Une corde était là, provenant de quelquerécent déballage. M. Longuet s’en empara et, avant que M. Lecamusait eu le temps d’opposer la moindre résistance, il était ficelécomme une andouille au lampadaire de l’escalier.

Puis, il se précipita sur une panoplie, endétacha un grand sabre recourbé et aussitôt Marceline cria à M.Lecamus :

– Prends garde à tes oreilles !

La généreuse femme, elle, ne pensait, en cetteheure tragique qu’aux oreilles de M. Lecamus[38].Elle eût mieux fait, hélas ! de songer à sa tête.

Deux secondes plus tard, M. Longuet la luicoupait comme on coupe une tête de veau, sans revenir dans lablessure.

Et, prenant cette tête par les cheveux, il laprésenta à M. Lecamus « qui était au comble del’horreur ».

– Hâte-toi, lui dit-il, de baiser ces lèvres,pendant qu’elles sont encore chaudes !…

Que pouvait faire M. Lecamus, ficelé comme ill’était ? Il n’avait qu’à obéir. Aussi, se hâta-t-il de baiserles lèvres qui, aussitôt après, se mirent à refroidir.

Théophraste grimpa au grenier et en descenditune malle. Il ne fut pas plus de vingt-cinq minutes (le boucherHoudry n’avait pas besoin de plus de vingt-cinq minutes pourdécouper un veau ; Théophraste n’avait pas eu besoin de plusde vingt-cinq minutes pour découper le boucher Houdry)… Il ne futpas, dis-je, plus de vingt-cinq minutes à découper MmeLonguet. Il la découpa, du reste en pleurant, mais il ladécoupa.

Les morceaux en furent proprement déposés dansla malle. Théophraste ferma la malle à clef et la chargea sur sesépaules. Il dit adieu à M. Lecamus, toujours en pleurant. M.Lecamus ne lui répondit pas. Il suffoquait. Théophraste et la malles’enfoncèrent dans la nuit… Cette nuit même, on aurait pu voir unhomme qui, sur la berge de la Seine, au Petit-Pont,déchargeait dans le fleuve le contenu d’une malle. On eût pu mêmel’entendre murmurer : « Ma pauvre Marceline ! Mapauvre Marceline !… Une si belle femme !… Ah !elle n’était pas trèfle, bien sûr !… »

………………………

À l’aurore, Théophraste frappait à l’huis dece bon Ambroise. Ambroise vit qu’il avait pleuré et lui demandatrès affectueusement ce qui lui était encore arrivé.

– D’abord, fit Théophraste… Je veux terendre ta chemise. Et ne me la redonne jamais : ellebrûle !

– Comment ! ma chemise brûle !répliqua Ambroise interloqué. Que me racontes-tu là ?C’est une honnête chemise. Elle a été lavée, comme toutes mesautres chemises, au lavoir de la rue duPont-aux-Choux !

Théophraste pâlit :

– Oh ! c’est donc cela !murmura-t-il, et il se coucha tout de suite « pour ne plus serelever ».

Oui, c’était donc cela ! Car,enfin, le lecteur doit bien penser tout de même qu’on ne découpepas ainsi une femme en morceaux – même la sienne – qu’on ne va pasjeter ces morceaux à la berge du Petit-Pont, sans une raisonsérieuse !

Théophraste avait eu une raison sérieuse dedécouper. Elle lui était venue du fond des siècles. Tellela tunique de Déjanire dévorant Hercule, la chemise d’Ambroisel’avait brûlé d’un criminel feu. Il avait revêtu en même tempsqu’elle l’âme de Cartouche. Il avait senti passer en ses veines laflamme séculaire du meurtre, car cette chemise avait été lavée aulavoir de la rue du Pont-aux-Choux ! Ce lavoir s’élève àl’endroit même où naquit Cartouche !

Oui, le geste de tuer lui était revenu du fonddes siècles, le même geste qui lui avait fait découper deux centsans auparavant sa femme infidèle, Marie-Antoinette Néron, et pouren jeter les morceaux au Petit-Pont de l’Hôtel-Dieu !

Je vous dis, moi, qu’il ne faut point sourirede cette explication exorbitante. Que MM. les juges ysongent ! Bien des crimes qu’ils ne comprennent point,mais qu’ils condamnent tout de même, apparaîtraient moins obscurssi l’on faisait comparaître sur les bancs de la cour d’assisesce complice qui se cache au fond des siècles !

Théophraste était le plus doux et le plustendre des hommes, et cependant il tuait ! Mais il en avaitbien du regret après. Ne disait-il point à Ambroise qui lesoignait à son lit de mort : « Plains-moi, plains-moi detout ton cœur, car j’ai été un peu vif avec mafemme !… »

Non, non, il ne s’expliquait point une si rudevivacité, et il en avait un remords qui le conduisit en quelquessemaines à la tombe. C’était le remords de l’acte d’un autre,cependant… Pourquoi, ah ! pourquoi, la nature nousfait-elle expier les crimes d’il y a deux cents ans ?

Pauvre Théophraste ! À cette heure où tuvas retourner au fond des siècles, permets-moi de m’agenouillerpieusement, ô martyr de la tare héréditaire, sur l’humble descentede lit qu’arrose de ses larmes le bon Ambroise…

– Je pardonne à M. Lecamus, dis-tu dans leplus funèbre des sourires. Quand je serais mort, tu l’iras chercheret tu lui apprendras que je l’ai nommé mon exécuteur testamentaire.Ce sera mon châtiment. Je lui lègue tous mes biens. Ilsaura ce qu’il doit faire de ce coffret en bois des îles que tuvois à mon chevet, et où j’ai renfermé le formidable secret desderniers mois de ma triste vie.

Ayant dit ces mots, Théophraste se souleva surses oreillers, car l’oppression le gagnait et il savait qu’ilallait mourir… Son regard n’était plus de ce monde… Son regardsemblait considérer des choses, à travers les murs, et sa voixdouloureuse dit encore :

– J’ai vu… je vois… Je retourne vers lerayon carré que le soleil a oublié dans les caves de laConciergerie depuis le commencement de l’Histoire deFrance.

Et il expira…

Ambroise pleure, pleure, car il ne sait pasque cet homme, qui vient d’expirer, n’est pas mort !…

Certes, il est des gens, très bien renseignés,paraît-il, qui disent que lorsqu’on est mort, on est mort !Ils en sont sûrs !… Félicitations ! Félicitations !Je ne les contredirai pas aujourd’hui, parce que je suis trèsfatigué… Mais nous en reparlerons demain au fond destombeaux !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer