La Double vie de Théophraste Longuet

XXXV – OÙ NOUS COMMENÇONS À ENTRER DANSLE FANTASTIQUE, SI L’ON ENTEND PAR FANTASTIQUE TOUT CE QUI NE SEPASSE PAS À LA SURFACE DE LA TERRE.

 

« Après le concert, nous fîmes un dîner ànous cogner partout. Je ne m’y appesantirai point. Les choses de lachair m’ont toujours laissé dans une vaste indifférence. Etcependant je veux avouer que je ne sus, après le dîner qui suivitce concert, me défendre des entreprises, comme mon honneur dudessus de la terre eût dû m’y inviter, ni résister aux agaceries dela dame de Montfort. Les ténèbres, il ne faut pas l’oublier, furentpour beaucoup dans cette faillite de mes plus honnêtes instincts,je dirai de ma naturelle vertu. Quoi ce fut ? Ne vousdirai-je. N’en attends nul pardon. Mais aussi dame de Montfortm’énervait avecques ses vingt doigts de main et aussi avecques sesvingt doigts de pied. J’avais combattu vaillamment. Je jurai den’en parler oncques, mais ma dame dit qu’elle n’était pointrepentie de ce qu’elle avait mis la chose si avant et finalement,elle s’étant endormie, je me partis de sa chambre et ouvrisl’huis…

« … Certainement, je serais resté huitjours de plus en la ville (nous y restâmes trois semaines, et nousy serions encore si je n’avais été sculpteur) que je n’aurais pudésormais me servir d’une autre langue que celle du commencement duquatorzième siècle, qui est la plus belle du monde. Mais il fautsavoir se reprendre, ou alors on n’est qu’un pauvre sire, tristejouet du destin.

« L’événement était, en somme, siexceptionnel que je brûlais du désir de l’approfondir. Nousn’avions eu encore le temps de rien voir de la ville, tant ilsavaient mis de hâte à nous entourer, nous exhiber, nous gaver etnous mettre en notre couche. Théophraste s’était conduit de tellesorte, pendant le repas, mangeant de tout avec excès, qu’on avaitdû l’emporter, ce qui avait été fait selon les ordres de ladamoiselle de Coucy, laquelle, je le crains bien, n’aura point faitpour lors ses frais de galanterie.

« L’électricité, toujours à cause decette insupportable odeur de lumière, nous ayant été interdite enpublic, je fus bien aise de me trouver à cette heure, tout seul,dans les rues, ayant fui la couche de volupté pour juger des chosesposément, après les avoir éclaircies.

« Ce qui me frappa d’abord, ce fut queles maisons n’avaient point de porte et que toutes les boutiquesétaient ouvertes au passant. Les objets les plus précieux et aussiles plus ordinaires se trouvaient à portée du premier voleur venu,d’autant plus que je n’aperçus nul gardien dans ma promenade. Je medis : « Voilà une ville où la police est tout à fait malfaite. Mon passage en ce lieu sera peut-être de quelqueutilité. »

« Puis, l’artiste reprenant le dessus surle commissaire, je m’attardai bientôt avec ma lampe électrique àdes merveilles d’architecture.

« Mes yeux restaient éblouis par laprofusion des colonnades, des cannelures, des chapiteaux, par letravail tout à fait incroyablement fouillé des frises, desbas-reliefs, des socles et généralement des assises des monuments.Les chapiteaux aux feuilles si extravagantes, aux volutes sicontournées, détournées, retournées, étaient toujours à hauteurd’homme. La main pouvait les atteindre. Je vis bientôtqu’au-dessus de la hauteur d’homme l’architecture devenait cequ’elle pouvait ; elle se perdait, sans intérêt, dansla voûte des catacombes, mais tout ce que pouvaient toucher lesdoigts n’était comparable à rien, si ce n’est cependant – de loin –à ce que je sais des merveilles d’Angkor et du vieux Delhi. Oui,peut-être, la pierre mille fois travaillée par les artistes del’Inde et du Cambodge, pendant mille ans, pourrait faire prévoir –peut-être, oh ! peut-être – cette floraison souterraine etsublime de l’architecture talpa ! jusqu’à hauteurd’homme ! Non, non, après tout, ni le bouddhisme, ni lebrahmanisme, ni l’islamisme, ni les Aryas ni les Arabes, ni lesMongols, ni les Afghans (après tout !), ni les Perses, oui,certainement, ni même les Perses – pas plus l’Inde avec le palaisde Taujoré, et les tombes légères et poétiques de Haïder-Ali,d’Aureng-Ceyb, de Schah-Djihan et aussi (après tout) les kiosquesfunèbres d’Haïderabad et de Golconde (de Golconde, je dis deGolconde !) pas plus cela dans les Indes que ceci chez lesPerses, c’est-à-dire : ce qui reste (oh ! mon Dieucombien peu !) du Tak-Kesra (c’était le palais de ChosroësNouschirvan) ou des ruines (ce qui reste des ruines) de CtésiphoreSilencie (et je sais bien toutefois que l’art des Sassanides paraîtavoir été tributaire de Byzance – mais ce n’est pas tout à faitsûr) rien, vous entendez, rien de tout ceci ou de tout cela, riendu tout de tout en architecture du dessus de la terre n’approche –à hauteur d’homme – de l’architecture talpa !

« Et cependant je ne rencontrerai pointde monuments publics. En vain me mis-je en quête du temple ou, parexemple, d’une mairie. Je ne vis ni temple ni mairie. Le peupletalpa semblait n’avoir ni Dieu ni maire. Cependant, damoiselle deCoucy disait toujours : « Ha !Sainte-Marie !… » Mais je vis bien que cette exclamationn’avait pas plus d’importance dans son charmant petit énorme groinrose que, chez nous : « Nom d’un petitbonhomme !… »

« Le seul monument, vraiment monumentpublic, que j’eus à admirer était justement la bâtisse des Concertsclassiques. Elle était certainement plus admirable que tout lereste encore. Je n’y puis comparer – pour en donner une idée – quece que nous pouvons voir encore du temple de Chillambaron, en yajoutant les cent temples de Civa à Bhuvanemera et lesquatre-vingt-seize colonnes du Madapam de Condjevesam, et les septpagodes (monolithes !) d’Engles-Hill (je ne les ai pas encorevues, mais je me suis promis de ne point mourir sans les avoirvues).

« En dehors de ce monument, toutes cesmerveilles architecturales, donc, s’appliquaient aux bâtissesprivées. La plus mesquine ouverture, la plus humble porte, lafenêtre de la cuisine – que vous dirai-je ? – étaient devéritables petits bijoux, comme on dit. Et, d’après ce que je vousai narré plus haut de cette architecture, vous voyez qu’il ne fautévoquer en aucune façon ni l’art léger mais nu des Hellènes, nil’art épais de l’Égypte (de l’antique Égypte), ni le composite –trop peu composite encore – romain, et les fenêtres et portes nerappelaient en rien le cintre lourd du roman ou l’ogive du gothiquequi oncques n’eut assez rayonné ou flamboyé, mais plutôt le fer àcheval de Cordoue – toujours l’art arabe, oh ! cesArabes ! – oui, le fer à cheval avec ses mille incrustationset ses cent mille ornements, chef-d’œuvre de la pierre fouillée ettrifouillée ! Oui, maintenant j’y suis. Il se peutque les Arabes et aussi les Mongols, avec leurs dix doigts de mainchacun, aient fouillé la pierre…

« Mais le peuple de Talpa, avec ses vingtdoigts de main chacun, l’a trifouillée ! C’estadmirable !… Et la trifouille sans cesse pour en jouir, ce quirend l’œuvre plus admirable encore, sans qu’elle soit jamaisterminée…

« Sur les places publiques, je ne vispoint de statues. Le sculpteur le regretta ; le philosophedit : « Voici un peuple qui n’a ni dieux, ni maire, nigrands hommes… C’est un pauvre peuple, il n’ira pasloin ! »

« Ainsi, le front lourd, je supportaismes pensées, quand je rencontrai une troupe de jeunes gens talpaarmés d’arbalètes. Je me dis : « Ah ! voici enfinles archers du guet ! » Mais je fus vite détrompé, carcomme ils m’avaient senti à l’odeur de ma lumière, ils vinrent àmoi, me firent cent compliments sur ma bonne mine et me confièrentqu’ils partaient pour la chasse. Mon Dieu oui ! C’était lasaison des chasses. Cette saison coïncidait tous les ans avec uneforte crue de leur lac intérieur, et certaines régions du paystalpa se trouvaient envahies « par des passages derats ». Ils en tuaient des quantités innombrables, qu’ilsaccommodaient en mille sortes de nourritures, pâtés etconserves : enfin, ils usaient de la fourrure fortartificieusement pour l’habillement des personnes et la tapisseriedes maisons.

« Je leur souhaitai bonne chasse !et ces jeunes gens partirent pleins de gaieté, c’est-à-dire moultréjouis. Ils se contaient leurs exploits passés ; et il y enavait grand’multitude et grand-foison.

« Grâce à quelques indications qu’ils mevoulurent bien donner, je retrouvai la demeure de dame de Montfort,qui m’attendait à la fenêtre et, du plus loin qu’elle me vit, agitason mouchoir de peau de rat. Je la rejoignis, et nous commençâmes àparler moult sagement. Je lui demandai si elle était mariée ;elle se mit à rire, et je vis que je n’avais rien à craindre dumari. Elle me demanda ce que je faisais sur le dessus de la terre« de mes vingt doigts ». – De mes dix doigts !répliquai-je, ce que je fais de mes dix doigts ? Je suiscommissaire de police !

« Elle ouvrit, à ces mots, de grandesoreilles et me demanda ce que faisait mon ami ; je luirépondis que sur le dessus de la terre, c’était un voleur…

« Elle ne savait ce que c’était qu’uncommissaire de police ni qu’un voleur !

« Le bruit bientôt se répandit par laville que nous avions des métiers inconnus, et une grande foulesurvint qui nous suppliait de leur montrer comment nousfaisions sur le dessus de la terre.

« J’envoyai quérir Théophraste.

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