La Double vie de Théophraste Longuet

VI – THÉOPHRASTE A SA PLUME NOIRE.

 

Je vous laisse à penser si, à dater de cejour, les conversations entre M. et Mme Longuet et M.Lecamus manquèrent d’intérêt. Elles se passaient du reste detémoins et c’était fort mystérieusement qu’ils s’entretenaient decoq, de four, de chopinettes et de trahison du1er avril.

Ils quittèrent la villa « Flotsd’Azur » pour regagner Paris, dans le dessein de fouiller lesbibliothèques.

Ainsi faisaient-ils depuis trois jours et sedésolaient-ils déjà de leurs vains travaux. M. Lecamus était leplus patient. Il disait :

– Que nous ferait de trouver l’espaceapproximatif où sont enfouis tes trésors si tu n’as pas taplume noire ?

Théophraste et Marceline réclamèrent uneexplication nécessaire.

– Remontons vers le Rond-Point, proposaAdolphe ; car nos amis se promenaient ce jour-là, qui étaitdimanche, aux Champs-Élysées. Et je vais vous dire ce que j’entendspar la plume noire de Théophraste.

Quand ils furent sous les arbres, parmi lespromeneurs nonchalants, Adolphe commença :

– Vous avez entendu parler des chercheurs desources ?

– Certes ! répondirent-ils.

– Par un phénomène qu’on n’a pas encoreexpliqué, ces chercheurs, armés de petites baguettes qu’ilsdirigent vers la terre, voientà travers les diversescouches de terrain la source qu’il faut faire jaillir et indiquentl’endroit à creuser. Je ne désespère point d’amener Théophraste àfaire pour ses trésors ce que les chercheurs de sources font pourles sources. Je le conduirai sur le terrain désigné par le documentet il dira : « C’est là, c’est là qu’il faut creuser pourtrouver les trésors. »

– Mais tout ceci ne m’explique point ce quevous entendez par « ma plume noire », interrompitThéophraste.

– J’y arrive. Je vous amènerai sur cetespace, vous, le chercheur de trésors, comme on amènesur les espaces où l’on soupçonne la présence de l’eau leschercheurs de sources. Je vous y amènerai quand vous aurezvotre plume noire.

Adolphe fit une pause, et reprit :

– Je suis obligé de vous parler deDarwin : rassurez-vous, ce ne sera pas long. Vous allezcomprendre tout de suite. Vous savez que Darwin se livra àplusieurs expériences célèbres, dont la plus connue est celle despigeons. Désireux de se rendre compte des phénomènes de l’héréditéet de la valeur qu’il y faut attacher, il étudia de près lareproduction des pigeons, qui est suffisamment rapide pour qu’ilait pu tirer des conclusions sur un chiffre appréciable degénérations successives. Au bout d’un nombre X de générations, ilretrouva le même pigeon. Vous entendez, le même, avec lesmêmes tares, les mêmes qualités, la même forme, le même dessin,la même plume noire, là où le premier pigeon avait uneplume noire. Eh bien ! moi, Adolphe Lecamus, je prétends, etje vous le prouverai, qu’il en est des âmes comme il en fut descorps aux yeux avertis de Darwin. Au bout d’un nombre X degénérations, on retrouve la même âme, telle qu’elle exista, avecles mêmes défauts et les mêmes qualités, avec la plume noireoriginelle. Comprenez-vous ?

– À peu près, fit Théophraste.

– Je me mets pourtant à votre portée, repritAdolphe. Mais il faut distinguer entre l’âme qui reparaît ainsihéréditairement et celle qui revient parréincarnation.

– Voyons cela.

– Une âme héréditaire qui revit l’ancêtre atoujours sa plume noire, attendu qu’elle est le résultatd’une combinaison unique que rien ne vient contrarier, puisqu’ellevit dans un fourreau, le corps, qui est héréditaire au même degré.Est-ce clair ?

– J’ai remarqué, mon ami, fit Marceline forthumblement, que chaque fois que vous dites : « Est-ceclair ? » on n’y comprend plus goutte.

– Tandis qu’une âme qui revient parréincarnation, continua Adolphe en se pinçant les lèvres, se trouvedans un corps que rien n’a préparé à la recevoir. Les agrégatsmatériels de ce corps sont originaires – je prends l’exemple deThéophraste – de plusieurs générations de maraîchers à laFerté-sous-Jouarre…

– De jardiniers, de maîtres-jardiniers,interrompit Théophraste.

– Les agrégats matériels de ce corps, dis-je,pourront momentanément imposer silence à cette âme, peut-êtreoriginaire, elle – je prends toujours l’exemple de Théophraste – dela première lignée de France, mais il arrive un moment où cette âmeest la plus forte, où elle parle, où elle se montre tout entière,telle qu’elle fut avec sa plume noire !

– Je comprends ! Je comprends tout !s’écria Théophraste.

– Alors, quand cette âme parle en vous, ditAdolphe avec une chaleur touchante, vous n’êtes plus vous !Théophraste Longuet a disparu. C’est l’Autre qui est là !L’Autre qui a le geste, l’allure, l’action, la plume noirede l’Autre ! C’est l’Autre qui se rappellera exactement lemystère des trésors ! C’est l’Autre qui se souvient del’Autre !…

– Oh ! ceci est admirable, proclamaThéophraste qui avait envie de pleurer, et je saisis maintenant ceque vous voulez dire avec ma plume noire. J’aurai maplume noire lorsque je serai l’Autre !

– Et nous vous y aiderons, mon ami, affirmaAdolphe avec conviction. Mais jusqu’à ce que nous ayons dégagél’Inconnu qui est caché dans Théophraste Longuet, jusqu’à ce qu’ilvive à nos yeux avec assez de force, d’audace et de liberté,jusqu’à ce qu’il soit ressuscité, en un mot, jusqu’à ce qu’il nousapparaisse avec sa plume noire, livrons-nous avec calme àl’étude de cet intéressant document que vous nous rapportâtes de laConciergerie. Faisons-nous un jeu d’en pénétrer le mystère,précisons les limites de cet espace où les trésors furent enfouis.Mais attendons pour fouiller le sein de la terre que l’Autre quidort en vous nous dise : « C’est là ! »

– Mon ami, mon ami, fit Marceline quidébordait d’admiration, vous parlez comme un livre et j’admire quevous ayez toujours prêt pour notre ignorance quelque petit discoursqui me la fait chérir. Mais n’avons-nous pas à craindre lesbouleversements de la terre pour l’objet de nos recherches ?Depuis deux cents ans…

– Femme de peu de foi, répondit Adolphe.Depuis plus de deux mille ans qu’on remue la terre sacrée du Forumcomme jamais ne fut remuée cette terre franque depuis deux siècles,ce n’est qu’hier qu’ont réapparu sous le ciel latin ces rostresillustres qui connurent Caïus et Tibérius… Mais je vois s’approchermon ami le commissaire de police, M. Mifroid, un charmant homme queje veux vous présenter.

Le commissaire de police Mifroid, qui doitjouer un rôle prépondérant dans cette histoire, un homme, d’unequarantaine d’années, mis avec une grande élégance et ganté debeurre frais, une boucle argentée sur un front pur, s’avança,sourit, salua : « Monsieur, madame. »

Et il serra la main d’Adolphe quidit :

– Mon excellent ami, M. le commissaire depolice Mifroid ; M. et Mme Théophraste Longuet.

À la façon dont M. Mifroid regarda la belleMarceline, celle-ci jugea tout de suite que c’était un amateur.Elle rougit un peu.

Notre ami Adolphe, dit-elle, nous a souventparlé de vous, monsieur Mifroid.

– Oh ! madame, je vous connais depuislongtemps, répliqua M. Mifroid. Chaque fois que je rencontre M.Lecamus, il me parle de ses amis de la rue Gérando, et dans destermes tels que mon plus grand désir était le bonheur qui m’arriveaujourd’hui : celui de vous être présenté.

– Il paraît que vous êtes très fort sur leviolon ? demanda Marceline, conquise par tant de façonsgalantes.

– Oh ! madame, si l’on peut dire !…Je fais aussi un peu de sculpture et je m’occupe également dephilosophie. Je dois ce dernier goût à mon ami Adolphe. Tout àl’heure, je vous ai croisés et j’ai entendu que vous disputiez surl’immortalité de l’âme.

– Monsieur, fit Théophraste, qui n’avaitencore rien dit, mon ami Adolphe et moi, nous aimons à nousentretenir de choses sérieuses. Il est vrai que nous parlions, pasplus tard que tout à l’heure, de l’âme et du corps et desdifférentes manières que l’âme a de se comporter avec le corps.

– Eh ! en seriez-vous encore, chermonsieur, fit M. Mifroid, qui avait le plus grand désir de brillerdevant Marceline, à distinguer la matière et l’esprit ? Lamatière et l’esprit sont même chose aux yeux de la science,c’est-à-dire qu’ils constituent une même unité dans une même Force,à la fois produit et phénomène, cause et effet, tendant à un butunique : la montée progressive de l’Être. Vous êtes les seuls,messieurs, à faire encore cette antique démarcation de la matièreet de l’esprit.

Théophraste n’était point content. Ildit :

– Nous faisons, monsieur, ce que nouspouvons.

Le groupe était revenu à la place de laConcorde. À l’entrée de la rue Royale, il y avait une grandeagglomération de populaire, gesticulante et tumultueuse.

Théophraste, en vieux Parisien, voulutimmédiatement savoir ce qui se passait et se jeta dans lafoule.

– Prends garde aux pickpockets ! lui criaMarceline.

– Ah ! madame, fit le commissaire depolice Mifroid, il n’y a pas de pickpockets quand on est avec lecommissaire de police Mifroid.

– C’est vrai, monsieur, fit Marceline avec unaimable sourire, vous êtes là et nous ne courons aucun danger.

– Je n’en sais rien, dit Adolphe en regardantMifroid. Mon ami Mifroid me paraît plus dangereux que tous lespickpockets de la terre.

Mifroid éclata de rire :

– Ah ! ah ! le gaillard !

Théophraste se fit attendre dix minutes. Ilavait l’œil fort allumé quand il revint :

– C’est un cocher, dit-il, qui a accroché uneautomobile.

– Et alors ?

– Et alors, voilà. Il ne peut pas ladécrocher, c’est tout !

– La foule est-elle bête ? fitMarceline.

Là-dessus, sur un coup d’œil d’Adolphe, elleinvita M. Mifroid à dîner. Celui-ci se défendit, mais peu.

Transportons-nous maintenant rue Gérando. Ilest neuf heures. Le dîner touche à sa fin, dans la salle à mangerde Théophraste. M. Mifroid et Adolphe, pendant le repas, ont ditmille choses ingénieuses et plaisantes. Mais M. Mifroid estinquiet. Il a plongé ses mains dans toutes ses poches, y cherchantvainement son mouchoir. Après une dernière et inutile enquête dansla poche de côté de sa redingote, il se passe désespérément l’indexsous la moustache et aspire avec force. À ce moment, Théophraste semouche. Marceline lui demande où il a trouvé ce joli mouchoir. M.Mifroid reconnaît le sien, estime que la plaisanterie estcharmante, prend le mouchoir des mains de Théophraste et le replacedans sa poche. Théophraste ne comprend pas. Soudain, Mifroid pâlit.Il se tâte le côté gauche. Il dit tout haut :

– Mon Dieu ! qu’est-ce que j’ai fait demon portefeuille ?

C’est bien simple, on a volé, dans sa poche,le portefeuille du commissaire. Il y avait cinq cents francsdedans. M. Mifroid ne regrette pas les cinq cents francs, mais ilse trouve ridicule. Marceline se moque gentiment de lui, tout en leplaignant. Intérieurement, il est furieux.

– Monsieur Mifroid, dit Théophraste, si vousavez besoin d’argent pour ce soir, je puis vous en prêter.

Et il tire de sa poche un portefeuille. M.Mifroid pousse un cri : c’est le sien ! Théophrastedevient écarlate. M. Mifroid le regarde, lui retire des mains leportefeuille, comme il a fait du mouchoir, reconquiert ses cinqcents francs, excipe de ses nombreuses occupations pour prendrecongé et dit, avant de dégringoler l’escalier, à son ami Adolphequi le poursuit :

– À quelle sorte de gens m’as-tu donc présentélà ?

Quand Adolphe rentre dans la salle à manger,Théophraste est en train de vider ses poches ; il y a sur latable : trois montres, six mouchoirs, quatre portefeuillescontenant des sommes importantes et dix-huitporte-monnaie !

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