La Double vie de Théophraste Longuet

XVII – OÙ L’ON ESSAIE DE TUER CARTOUCHEEN LAISSANT LA VIE À M. THÉOPHRASTE LONGUET, OPÉRATION BEAUCOUPPLUS DÉLICATE QU’ON NE LE CROIRAIT AU PREMIER ABORD.

 

J’ai trouvé dans le coffret en bois des îles,tout orné de ferrures, beaucoup de papiers et documents autres queles mémoires propres à M. Longuet, ce qui m’a permis de suivre dansses plus grands détails la terrible aventure. Parmi ces papiers,recueillis sur son cas si étrange par M. Longuet lui-même, j’aidistingué une relation des plus importantes, signée de M. Lecamus,de l’épouvantable opération que M. Éliphas de Saint-Elme deTaillebourg de la Nox crut de son devoir d’effectuer sur lapersonne de notre ami Théophraste. Je laisse donc la parole à M.Lecamus :

« La scène sauvage et si rapide àlaquelle nous venions d’assister, raconte Adolphe, et qui se seraitterminée par l’amputation du petit doigt de la main gauche de M.Longuet, sans la présence d’esprit de M. de la Nox, nous prouva quel’imagination sanglante de Cartouche avait envahi si complètementle cerveau de cet honnête homme, que je considère comme le meilleuret le plus sûr des amis, qu’il nous sembla que l’unique remède àtant de malheurs était la mort de Cartouche.

« M. de la Nox n’hésita pas. En vainavait-il usé de la Raison, que nous avions pu croire un momentvictorieuse ; l’opération s’indiquait. Mme Longuetfit bien quelques observations auxquelles nous ne répondîmes mêmepoint. Quant à Théophraste, il était inutile de lui demander sonavis. Du reste, M. de la Nox avait déjà son regard sur lui, et nuln’a jamais résisté au regard de M. de la Nox.

« Théophraste poussa quelques soupirs, seprit à trembler affreusement ; mais quand M. de la Nox luicria : « Cartouche je t’ordonne de dormir ! »il tomba d’un seul coup sur le fauteuil qui se trouvait derrièrelui et ne fit plus aucun mouvement. Sa respiration était si muetteque nous eussions pu douter qu’il vivait encore.

« L’opération de la mort de Cartoucheallait commencer. Je savais, par quelques exemples illustres, quec’était une opération difficile, car on risque toujours, quand onveut tuer une âme réincarnée, c’est-à-dire rejeter vers le néantpassé cette partie de l’Individualité, cette manifestationpassagère de notre Moi éternel qui a été quelqu’unauparavantet qui nous poursuit de telle sorte qu’il nousempêche de vivre en toute sagesse notre MAINTENANT – on risquetoujours dis-je, de tuer avec cette âme réincarnée (pourparler le langage du vulgaire) le corps même dans lequel elles’est réincarnée. Ni plus ni moins, nous allions essayer detuer Cartouche sans tuer Théophraste, mais on pouvait tuerThéophraste. De là notre émotion.

« Il fallait toute l’autorité, toute lascience et toute la paix d’âme de M. de la Nox pour metranquilliser à peu près dans l’extrémité où nous noustrouvions. Mais M. de la Nox, qui est bien l’esprit le plus completet le plus divin de notre époque (voyez ses travaux sur le Sepherde Moïse et sur l’origine des langues, où ses déductions, tiréesd’une triple étude hébraïque du Besaeschit, chinoise du Kinh,sanscrite du Véda, laissent loin derrière elles les hésitations deFabre d’Olivet, renouvelées des premières propositions de Court deGébelin)…

« M. de la Nox, dis-je, est encore lavolonté la plus absolue et la plus dominatrice qu’ait connue lemonde depuis Jacques Molay, auquel il a succédé dans la directionsuprême de l’Ordre actuel et secret des Templiers.

« Aussi, je me rappelais lesdémonstrations catégoriques de son dernier traité de Chirurgiepsychique et les enseignements mathématiques de son opusculesur le Scalpel astral. Si j’énumère toutes les raisons quej’avais de croire en M. de la Nox, c’est que je veux réfuter paravance le reproche que l’on pourrait me faire d’avoir laissé M. dela Nox traiter mon meilleur ami avec la dernière rigueur. Enfin,les excentricités criminelles de M. Longuet, dont avaient été lespremières victimes les oreilles de M. Petito, me faisaient redouterles plus irrémédiables catastrophes, et c’est ainsi que je fusporté à considérer l’opération de la mort de Cartouche comme unbienfait non seulement possible mais réalisable, sans un trop grandrisque.

« Quand à Mme Longuet, sa foiétait si complète en M. de la Nox qu’elle ne fit d’abord quelquesremarques timides que pour dégager moralement une responsabilitéqu’à tout prendre elle ne croyait pas engagée. Et puis (pourquoi nepas le dire ?), la terreur où elle était de coucher avecCartouche – terreur que j’avais prévue et qui avait été une desraisons pour lesquelles je lui avais celé l’ancienne personnalitécriminelle de son époux – lui faisait, par-dessus tout, désirer samort.

« M. de la Nox me signifia de prendreThéophraste endormi par les pieds, ce que je fis ; il lesaisit, lui, sous les aisselles, et, Mme Longuet noussuivant, nous le transportâmes dans le sous-sol, où se trouve lelaboratoire qu’éclairent nuit et jour des becs d’un gaz aux largesflammes rouges et sifflantes, dont j’ignore encore la nature.

« Nous déposâmes Théophraste sur un litde sangle et, dans une immobilité miraculeuse, M. de la Nox leconsidéra plus d’un quart d’heure. Nous nous taisions.

« Enfin, une admirable mélodie se fitentendre. C’était la voix de M. de la Nox qui priait. De quellemusique des anges, de quelles vibrations supraterrestres, dequelles syllabes de gloire céleste et de triomphant amour étaitfaite cette prière ? Qui la redira jamais ? Qui laréunira jamais ? Connaissez-vous le musicien maître del’Art et du Son qui réunira, une fois passés les éléments de cettebrise parfumée de printemps qui chante, pour la première fois, sousles feuilles premières, sa chanson tremblante d’espoir etd’éternelle vie, au seuil renouvelé des saisons[13] ?

« Je sais seulement que cette prièrecommençait à peu près ainsi : « Au commencement, tu étaisle Silence, Éon éternel, source des Éons ! Silencieuse commetoi était Eunoïa et vous vous contempliez dans un inexprimableembrassement, Éon, source des Éons, Eunoïa, source d’amour, germefécond par qui l’Abîme allait engendrer ! Au commencement, tuétais le Silence, source des Éons ! »

« Quand la prière fut terminée, M. de laNox prit la main de Théophraste et commanda. Mais commeles lèvres de M. de la Nox ne remuaient pas, comme il commandaitsans parler, comme il interrogeait Théophraste par le seultruchement de son esprit dominateur, je ne pus d’abord savoir cequ’il commandait ou ce qu’il demandait que par la réponse quefaisait Théophraste endormi.

« Théophraste dit sans effort et sanssouffrance :

« – Oui, je vois… Oui, je suis…

« –………………………

« – Je suis Théophraste Longuet…

« –………………………

« – Dans un appartement de la rueGérando…

« M. de la Nox se tourna vers nous.

« – L’opération se présente mal, dit-il àvoix basse ; j’ai endormi Cartouche et c’est Théophraste quime répond. Il est endormi dans le MAINTENANT. Il ne faut rienbrusquer, cela pourrait être dangereux. Je vais le promener, pourne point l’effrayer, dans le MAINTENANT.

« Théophraste reprit la parole[14] :

………………………

« – Je suis rue Gérando, dansl’appartement au-dessus du mien. Et je vois, étendu sur un lit, unhomme sans oreilles. En face de lui, une femme, une femme brune…Elle est jolie… elle est jeune… Elle s’appelle Régina…

………………………

« Cette femme jeune et jolie, quis’appelle Régina, dit à l’homme sans oreilles :

« – Monsieur Petito, aussi vrai que jem’appelle Régina, que je suis brune, jeune et jolie, et que vousn’avez plus d’oreilles, vous aurez cessé de me voir dansquarante-huit heures et d’entendre le Carnaval de Venise,si vous n’avez trouvé le moyen de me donner la petite aisance àlaquelle j’estime avoir droit. Quand je me suis mariée avec vous,monsieur Petito, vous m’avez indignement trompée sur le chiffre devotre fortune et sur le volume de votre intelligence. Ehquoi ! monsieur Petito, votre fortune – je le sais tropmaintenant, puisque nous sommes en retard de deux termes et quenous serions dans l’obligation de fuir l’huissier, si nous n’avionsrésolu de quitter à jamais cet appartement à la suite de ladéconfiture de vos oreilles – votre fortune, dis-je, ne reposaitque sur des espérances qui ne se sont point réalisées, et votreintelligence, comme votre fortune, n’a rien tenu de ce qu’ellepromettait. À mon âge, monsieur Petito, quand on est brune, jeuneet jolie, et qu’on s’appelle Régina, on ne saurait se résoudre à lamisère. Je ne puis aller toute nue par les rues, monsieur Petito,et cependant il me semble que vous vouliez me réduire à cetteextrémité indécente, puisque depuis un mois je n’ai pas donné unsou à ma couturière. Monsieur Petito, je vous parle sérieusement etj’attends de vous une réponse sérieuse. Qu’allez-vous faire,monsieur Petito ?

………………………

« M. Petito répond :

« – Ma chère Régina, vous me cassez latête ! Laissez-moi en paix chercher la trace de ces trésorsque l’imbécile du dessous est incapable d’arracher au sein profondde la terre.

………………………

« – L’imbécile, fit entendre dans sonsommeil Théophraste, c’est Cartouche !

« M. de la Nox se tourna vers nous.

« – J’attendais ce mot, nous dit-il, pourlui faire quitter le MAINTENANT ! Priez, madame ; priez,mon ami ; l’heure est venue ! Je vais tenterDieu.

« Et alors, il parla, il commanda, et ilétait impossible oh ! tout à fait, tout à fait impossible dene pas obéir à sa voix.

« – Cartouche, fit-il en étendant sa mainau-dessus du lit de sangle avec une majesté supérieure, Cartouche,que faisais-tu, à dix heures du soir, dans la nuit du1er avril 1721 ?

« – Le 1er avril 1721, à dixheures du soir, répond sans hésiter Théophraste, je frappe deuxpetits coups secs, un en haut de la porte, un autre en bas, dans ledessein de faire ouvrir le cabaret de la Reine Margot… Aprèsl’algarade, jamais je n’aurais cru que je pourrais atteindreaussi facilement la rue de la Ferronnerie… Mais j’avais crevé lecheval du garde française ou plutôt il avait culbuté près de lapompe Notre-Dame. Mais j’avais dépisté ceux qui me poursuivaient… Àla Reine Margot, je trouve Patapon, laPorte-Saint-Jacques, Gâtelard et Gueule-Noire… La Belle-Laitièreest avec eux… Je leur raconte l’histoire en vidant une bouteille deratafia… J’avais confiance en eux et je leur dis que je soupçonneVa-de-Bon-Cœur et peut-être bien Marie-Antoinette d’avoir souffléquelque chose aux mouches. Ils se récrient. Mais je crie plus fortqu’eux. Ils se taisent. Je leur annonce que je suis décidé à faireproprement l’affaire de tous ceux qui me donneront motif à soupçon…Et j’entre dans une belle colère… La Belle-Laitière me dit que jene suis plus vivable… C’est vrai que je ne suis plusvivable… Mais est-ce de ma faute ?… Tout le monde metrahit. Je ne puis coucher deux nuits de suite dans le mêmeendroit… Où donc est-il ce temps où j’avais tout Paris avecmoi ? Où donc est-il le jour de mes noces avecMarie-Antoinette Néron, quand, à l’enseigne du PetitSceau, chez le cabaretier Bigot de la rue duFaubourg-Saint-Antoine, nous chantions tous en chœur sur l’airde

Ton joli, belle meunière, ton joli moulin,

la chanson chère à mon lieutenantCamus :

Pitanchons, faisons riolle jusqu’au jugement !

Nous mangeâmes ce jour-là de la perdrix – onn’en mangeait pas chez le roi – nous bûmes du Champagne. Ma belleMarie m’aimait. J’avais là mon oncle et ma tante Tanton, quivendaient de la chandelle rue de Bretagne. Eh quoi ! Tant debonheur datait du 15 mai de l’année passée, et maintenant !…maintenant, où est-il mon oncle Tanton ? Enfermé au Châtelet.Et son fils ? J’ai dû le tuer, le mois dernier, pour qu’il neme dénonçât pas !… La chose fut vite faite… Un bon coup depistolet à Montparnasse et son cadavre sous un tas de fumier…J’étais sûr de son silence… Mais combien à tuer encore ?…Combien à tuer pour être sûr du silence de tous ?… Par lestripes de Mme de Phalaris ! j’ai dû tuer l’archerPépin et l’exempt Huron qui s’acharnaient un soir après mon habitcannelle, et cinq archers encore que j’ai massacrés, les pauvres,rue Mazarine… Je vois encore leurs cinq cadavres… Etcependant, je ne suis pas méchant ! Je voudrais ne faire demal à personne… Je ne demande qu’une chose, c’est qu’on me laissetranquillement faire la police dans Paris, pour la sécurité de toutle monde… Mon grand conseil lui-même murmure. Il ne mepardonne pas d’avoir exécuté Jacques Lefebvre[15].Certes, non, je ne suis plus vivable, mais c’est parce que je veuxvivre !

« Après ce qui vient de se passer,continua Théophraste dans son sommeil hypnotique, et la façonmiraculeuse dont j’ai pu m’échapper, malgré la trahison et lesprécautions prises par les mouches, je ne dissimule pas à Gâtelardet à Gueule-Noire que je suis décidé à tout… Je le répète, parceque la Belle-Laitière ne cache rien de mes intentions à Duplessis,ni même à Duchâtelet… Je les quitte là-dessus, j’ouvre la porte dela Reine Margot ;personne dans la rue de laFerronnerie ; je me sauve. Je ne dis pas même où je vaiscoucher à Magdeleine, que je rencontre le long des murs ducimetière des Innocents… La vérité est que je vais passer la nuitcomme un voleur, dans mon trou de la rue Amelot[16]. Il pleut à verse. »

M. Adolphe Lecamus, à qui nous devons cettenarration, fait remarquer dans ses notes qu’il s’est efforcé deretracer le plus fidèlement possible les phrases échappées àThéophraste dans l’état de sommeil hypnotique. Ce qu’il ne peut pasrendre, nous dit-il, c’est la modulation de ces phrases, leur tonétrange, leurs arrêts, leurs stations, leurs départs précipités, etquelquefois leurs arrivées douloureuses. Enfin, ce qu’il renoncetout à fait à peindre, c’est la physionomie de Théophraste. Parmoments, elle exprimait la colère, par moments le mépris,quelquefois l’audace la plus inouïe, quelquefois la terreur. M.Lecamus, qui avait vu le portrait de Cartouche, rapporte que, danscertaines minutes étranges, Théophraste ressemblait à Cartouche. Illui ressembla pour la première fois, dit-il, dans la minute quevoici… Théophraste venait de faire assister ceux quil’écoutaient dormir à son départ de la rue de laFerronnerie pour la rue Amelot. Il passe près du cimetière desInnocents, il vient de rencontrer Magdeleine (dit Beaulieu). Lapluie tombe à verse, la nuit est lugubre, la rue est sinistre.Soudain, sur son lit de sangle, la figure de Théophraste exprime unsentiment inouï qu’on ne saurait qualifier, car cette expressionest à la fois celle de la joie la plus sauvage et du plusmagnifique désespoir.

M. de la Nox, penché sur le lit, luidemande :

– Que se passe-t-il, Cartouche ?

Théophraste répond dans un râle :

– JE VIENS DE TUER UN PASSANT[17] !

L’opération continue, nous expliqueM. Lecamus, ou plutôt les préliminaires de l’opération, car cen’est que peu à peu que M. de la Nox veut amener Cartouche àl’heure de sa mort. Avant de lui faire vivre sa mort, ilest nécessaire de lui faire vivre un peu de sa vie. C’est là laraison qui avait poussé M. de la Nox à rejeter Théophraste dansCartouche au mois d’avril 1721.

Les minutes qui suivirent furent affreusespour nous, avoue M. Lecamus, et bien tristes aussi pour Cartouche,qui a repassé la fin de sa carrière, laquelle fut gâtéepar la trahison sans cesse renaissante d’un de ses lieutenants etl’acharnement incroyable de la police.

La relation de M. Lecamus ne présente rien,avant la scène de la torture, qui puisse nous occuper, carelle ne nous apprend rien de nouveau, et elle ne fait en somme quecorroborer l’histoire. Il n’est pas utile, en effet, de descendredans le laboratoire de M. de la Nox pour connaître tous les détailsde la sensationnelle arrestation et de l’emprisonnement auGrand-Châtelet. J’en rappellerai quelques-uns. Nous trouvons auRegistre des ordres du roi (lettres de cachet) :« Du 16 may 1721, ordre du Roy de saisir et arrêter le nomméCartouche, qui a assassiné le sieur Huron, lieutenant de robecourte, et le nommé Tanton ; et aussi Cartouche Cadet, ditLouison ; Le Chevalier, dit le Craqueur, et Fortier, dit deMouchy, pour complicité d’assassinat. » En marge, en regard dunom de Cartouche, ce seul mot :« Rompu ».

La chose était plus facile à dire qu’à faire.Ce n’est que le 14 octobre 1721 que la trahison porta ses fruits etque nous pouvons lire le rapport de Jean de Coustade, sergentd’affaires de la compagnie de Chabannes, quarante-sept ans,vingt-sept ans de services.

M. de Coustade prit avec lui quarante hommeset quatre sergents désignés par Duchâtelet (le lieutenant deCartouche qui le trahissait, lui-même sergent aux gardesfrançaises. On lui avait promis la vie sauve). Cette petite arméeprit des habits bourgeois, dissimulant ses armes, et cerna fortmystérieusement la maison désignée par Duchâtelet. Il pouvait êtreun peu plus de neuf heures du soir quand ils arrivèrent en vue ducabaret Au Pistolet, tenu par Germain Savard et sa femme,à la Courtille, près la haute Borne (rue des Trois-Bornes). Savardfumait sa pipe sur le pas de sa porte. Duchâteletdemanda :

– Y a-t-il quelqu’un là-haut ?

– Non.

Duchâtelet dit alors :

– Ces quatres dames ysont-elles ?

Savard, qui attendait cette phrase,dit :

– Montez !

Quand il eut dit :« Montez ! », Savard se rangea de côté et la petitetroupe se précipita. Elle se ruait à l’assaut de Cartouche commeune armée se rue à l’assaut d’une place forte.

« Quand nous arrivâmes dans la chambrehaute, dit M. Jean de Coustade dans son rapport, nous trouvâmesBalagny et Limousin buvant du vin devant la cheminée. Gaillardétait dans les draps et Cartouche assis sur le lit, raccommodant saculotte. Nous nous jetâmes sur lui. Le coup était pour lui siinattendu qu’il n’eut point le temps de nous faire résistance. Onl’attacha avec de fortes cordes et nous le menâmes d’abord chez M.le secrétaire d’État à la Guerre et ensuite à pied auGrand-Châtelet, dès que l’ordre nous en eut été donné. »

Au fait, les choses ne se passèrent point toutà fait aussi simplement que M. de Coustade le raconte, maisaboutirent au même résultat. Cartouche était d’une forceexceptionnelle, malgré sa petite taille, et on ne vainquit sarésistance qu’en l’attachant à un pilier, ce qui nécessita unebataille ardente. Enfin, quand toutes les précautions furentprises, on fit avancer un carrosse dans lequel on déposa Cartouche.Celui-ci était en chemise (il n’avait pas eu le temps de remettrele pantalon qu’il raccommodait). Comme on le bousculait fort, ildit : « Prenez garde, camarades, vous mechiffonnez ! » Il avait gardé tout son sang-froid etfélicita le lieutenant qui l’avait trahi de la toilette qu’il avaitce jour-là. Duchâtelet, en effet, avait sorti de magnifiquesvêtements d’un noir tout neuf, à cause du deuil de Mmela grande duchesse Marguerite d’Orléans, décédée quinze joursauparavant. Enfin, comme le carrosse faillit écraser quelque pauvresire, il prononça encore cette phrase qu’il semblaitaffectionner : « Il faut prendre garde à laroue ! »

De chez M. le secrétaire d’État à la Guerre auGrand-Châtelet, il alla à pied, au centre d’une pompeuse escorte.Tout le peuple de Paris accourait sur son passage et criait :« C’est Cartouche ! » sans beaucoup y croire. Ilavait été tant de fois trompé ! Mais il le reconnut à ce qu’unofficier de l’escorte ayant donné au prisonnier un coup de canne,celui-ci se retourna fort paisiblement et lui envoya dans le visageune ruade de son pied gauche qui fit disparaître, avec un grandfracas, l’officier dans une bouche d’égout qui, par malheur, setrouvait près de là. Le peuple applaudit, car il aime beaucoup lesvoleurs quand ils sont pris.

Dans sa prison du Grand-Châtelet, en attendantson procès, Cartouche reçut les plus belles visites du monde. LeRégent se dérangea pour lui exprimer tout le regret qu’il prenaitpersonnellement à cette triste aventure, mais la conduite duroyaume, disait-il, lui imposait des devoirs. La courtisane Émilieet Mme la maréchale de Boufflers se succédèrent dans lespetits soins à donner au prisonnier. Mme de Phalarisvint se plaindre à lui de ce que Mme de Boufflers nelui avait pas rendu son anneau, et Cartouche promit d’en direun mot à Mme de Boufflers, s’il en avait letemps. On ne lui refusait rien. Il avait droit à troischopines de vin par jour. Il ne fut jamais plus à la mode. Onmonta, sans tarder, une pièce intitulée Cartouche.Legrand, qui en était l’auteur, et Quinault, qui en remplissait leprincipal rôle, vinrent lui demander quelques indications sur lamise en scène. Enfin, quand Cartouche se fut bien amusé, il songeaà s’évader. Malgré une surveillance de tous les instants, il allaity parvenir, après être sorti de son cachot et être retombé, grâce àdes cordes de paille tressée, dans une boutique, quand on lerejoignit au moment où il poussait le dernier verrou d’une portequi le séparait de la rue. On trouva que le Grand-Châtelet n’étaitpas assez sûr pour un homme aussi généreux, et il fut, en secret,déposé, chargé de chaînes, à la Conciergerie, dans le coin le plusformidable de la tour de Montgomery[18].

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