La Double vie de Théophraste Longuet

X – M. LONGUET NOUS EN RACONTE UNE BIENBONNE SUR MONSEIGNEUR LE DUC D’ORLÉANS, RÉGENT DE FRANCE, SUR M.LAW, CONTRÔLEUR GÉNÉRAL DES FINANCES, ET SUR LA COURTISANEÉMILIE.

 

« Était-ce parce que je foulais cettevieille terre que j’avais connue, parce que je meretrouvais dans cette forêt amie,parmi desfeuillages familiers, était-ce l’effet d’une longue conversationsuggestive sur le vieux monde et sur les vieilles gens ? Toutà coup, je sentis naître en moi le SOUVENIR, mais un souvenir trèsdoux comme vous revient l’attendrissant souvenir de jeunes annéesque l’on croit à jamais perdues, ensevelies dans la mémoire. Etalors, je vis que j’étais la même âme, car je me souvenaisde Cartouche, comme si nous n’étions pas séparés par deux centsans de mort.

« Oui, j’avais une même âme, une longuemême âme. À un bout il y avait Cartouche et à l’autreThéophraste.

« Je me souvenais donc. Ceci me prit toutà fait quand nous eûmes dépassé le mur à gauche, vers le nord, ennous enfonçant toujours davantage dans la forêt.

« Nous nous assîmes à un prochaincarrefour, au pied d’un gros arbre fourchu, sur l’herbe verte. Mesyeux brillaient du feu extraordinaire de la jeunesse, enregardant ces lieux, et je commençai en ces termes :

« – Adolphe, mon ami, il faut que je tedise qu’à cette époque ma fortune était complète. J’étais redoutéet aimé de tous. J’étais même, Adolphe, aimé de mes victimes, jeles dépouillais si galamment qu’elles s’en allaient ensuite, par laville, chanter mes louanges. Je n’étais pas encore entrepris parcet épouvantable instinct sanguinaire qui devait, quelques moisplus tard, me faire commettre les plus grandes atrocités. Tout meréussissant, tous me craignant et tous m’aimant, j’étais heureux,enjoué, d’une magnifique audace, somptueux en amour, du meilleurcaractère et le maître de Paris. On a dit que j’étais lemaître de tous les voleurs, ce n’était qu’à moitié vrai,car il me fallait partager cette souveraineté avec M. Law,contrôleur général des finances. Notre gloire fut à son apogée dansle même temps. Je n’en étais point jaloux, car souvent il me payaittribut, lui et ses gens. Mais il imagina d’exciter le Régent contremoi, un soir que j’avais volé chez lui, dans son hôtel, sur lesindications d’un laquais, à lord Dermott, qui y était venu pourtraiter d’affaires, un million trois cent mille livres d’action duMississipi, de la Ferme des tabacs et de la Compagnie desIndes.

« Le Régent fit venir M. d’Argenson,garde des Sceaux, et lui dit qu’il avait huit jours pour me fairearrêter. M. d’Argenson promit tout ce qu’on voulut, pourvu qu’onlui laissât reprendre le chemin du couvent de la Madeleine duTrainel, où venait de se réfugier sa maîtresse, MlleHusson. Huit jours plus tard, M. d’Argenson était encore aucouvent, non plus avec Mlle Husson, mais avec lasupérieure, de qui il disait qu’il y avait, « dans une seulecuisse de la supérieure de la Madeleine du Trainel, deuxdemoiselles Husson ».

« Moi, mon cher Adolphe, pendant cetemps, je vaquais à mes petites affaires et je commandais sanssouci à mes trois mille hommes. Nous étions au mois deseptembre ; les nuits étaient belles, et nous profitâmes del’une d’elles pour pénétrer chez l’ambassadeur d’Espagne, quihabitait, rue de Tournon, l’ancien hôtel du maréchal d’Ancre,celui-là même qui fut occupé depuis par la garde de Paris. Nousnous introduisîmes dans la chambre à coucher de sa femme, nousemparant de toutes les robes, d’une boucle ornée de vingt-sept grosdiamants (on dirait, mon cher Adolphe, que tout ceci s’est passéhier), d’un collier de perles fines, de six assiettes, de sixcouverts, de six couteaux et de six gobelets en vermeil. (Quellechose, mon cher Adolphe, quelle chose incompréhensible que lephénomène de la mémoire !). Nous roulâmes le tout dans unenappe et nous nous en fûmes souper chez la Belle-Hélène, quitenait, tu te le rappelles, le cabaret de laHarpe,rue de la Harpe.

« Vraiment, vraiment, vraiment ! jene puis comprendre pourquoi je t’ai dit : tu te lerappelles, à moins que, dans mon esprit, tu ne me représentesun ami que j’avais et qui était aussi bon que toi, et que j’aimaiscomme toi, et qui s’appelait Va-de-Bon-Cœur. Avec Magdeleine,dit Beaulieu, c’était mon favori. Ah ! par les tripesde Mme Phalaris ! c’était un beau et bravejeune homme ! Il était sergent aux gardes-françaises etlieutenant chez moi ;car il faut te dire, mon cherAdolphe, que je commandais à un nombre considérable degardes-françaises. Lors de mon arrestation, à laquelle devaitprocéder M. Jean de Courtade, sergent d’affaires de la Compagnie deM. de Chabannes, aidé de quarante hommes, on vit aussitôt centcinquante sous-officiers et soldats aux gardes-françaises s’enfuiret passer aux colonies[5].Ils craignaient des révélations ; ils redoutaient que je neles vendisse ; ils avaient tort, car la torture ne m’a pasfait parler !

« Mais fuyons ces moments funestes pourrevenir aux belles nuits de septembre, où nous procédions en gaietéau déménagement des Parisiens. Le Régent montra plus de colèreencore contre moi et contre M. d’Argenson quand il sut la tristeaventure de l’ambassadeur d’Espagne. Songe maintenant à sa furiequand je lui jouai, à lui, le tour suivant : Va-de-Bon-Cœur,étant de garde au Palais-Royal, emporta deux flambeaux de vermeilauxquels le duc d’Orléans tenait beaucoup. Rage de Monseigneur.Depuis quelque temps, on volait au Palais-Royal tout ce qui pouvaitprésenter quelque valeur. Le Régent résolut de substituer sans riendire à l’orfèvrerie d’argent celle en acier ciselé, etparticulièrement pour les boucles et les poignées d’épée. Or, lepremier jour qu’il en porta une de cette espèce, qu’il avait faitvenir de Londres et qui lui coûtait tout de même quinze centslivres, à cause de la beauté merveilleuse du travail, moiCartouche, je la lui volai à la sortie de l’Opéra. Le lendemain, jelui renvoyai cette poignée d’acier en morceaux, avec un petitbillet (tu vois, Adolphe, que je savais écrire) charmant danslequel je le plaisantais sur son avarice prétendue et luireprochais à lui, le plus grand voleur de France, de vouloirempêcher de vivre de malheureux confrères[6]. Il merépondit publiquement en proclamant qu’il était fort curieux de meconnaître et qu’il donnerait de sa poche vingt mille livres à quilui amènerait Cartouche. Le lendemain, comme il était venu enpromenade à Saint-Germain et qu’il déjeunait au château, iltrouvait sous sa serviette un mot dont voici à peu près les termes,mais dont voici sûrement le sens : « Monseigneur, vouspouvez me voir pour rien. Soyez cette nuit, à minuit, derrière lemur d’Anne d’Autriche, dans la forêt au lieu dit :Saint-Joseph. Cartouche vous y attendra. Vous êtes brave ;venez seul. Si vous venez accompagné, vous courrez danger demort. »

« À minuit, j’attendis le Régent, et ledouzième coup sonnait encore aux Loges que le Régent apparut. Ilfaisait un clair de lune de féerie, comme on en voit au théâtre. Laforêt semblait dégager de toutes ses branches, de tous sesfeuillages, de tous ses buissons une merveilleuse clarté bleue.« Me voici, Cartouche, dit le prince ; je viens à toiarmé de ma seule épée, comme tu l’as voulu. Je cours peut-être lesplus grands dangers, ajouta-t-il d’un clair accent railleur, maisque ne risquerait-on pas pour voir de près, à minuit, au cœur d’uneforêt, la figure de Cartouche, quand ça ne coûte rien ! »Oh ! Adolphe, mon ami, j’aurais voulu que tu fusses là pourm’entendre répondre au Régent de France. Certes, je ne suis que lefils d’un pauvre tonnelier de la rue du Pont-aux-Choux, mais quelCondé, quel Montmorency se serait incliné avec plus de grâce,balayant l’herbe humide de la plume de son chapeau ? Le duc deRichelieu lui-même n’aurait pas plus élégamment mis un genou enterre comme je le fis aussitôt, ni présenté de façon plus gracieuseà Monseigneur la bourse que je venais de lui prendre dans sapoche. « Je suis de Monseigneur, dis-je, le plus humbleserviteur et je le prie de reprendre à Cartouche cette bourse qu’iln’eut l’audace de dérober avec tant d’adresse que pour bien prouverà Monseigneur que Monseigneur se trouve bien en face deCartouche. »

« Le régent me pria de conserver cettebourse pour l’amour de lui. Il eut le tort de raconter par la suitecette anecdote, car le bruit courut depuis qu’il faisait partie dema bande. Je croyais qu’il allait s’en aller, quand il me prit sousle bras et m’entraîna jusqu’à l’endroit même où nous sommes assisaujourd’hui. »

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