La Double vie de Théophraste Longuet

XV – M. ÉLIPHAS DE SAINT-ELME DETAILLEBOURG DE LA NOX.

 

Parmi tous les papiers que j’ai trouvés dansle coffret en bois des îles, ceux qui ont rapport à la mort deCartouche sont certainement les plus curieux et présentent unintérêt hautement historique, en ce que, justement, ilscontredisent l’histoire. Ils la nient. Mais ils la nient avec unetelle force de persuasion et une telle indéniable logique qu’on sedemande comment des hommes d’une haute valeur commeBarbier, qui était cependant le mieux placé de tous pourn’être la dupe de personne, puisqu’il vivait à l’époque, ont puêtre victimes de la plus pauvre et de la plus indéniable comédie,comment enfin les générations qui se sont succédé depuis l’an 1721n’ont pas soupçonné la vérité.

L’histoire donc, et l’histoire sérieuse – ilne saurait s’agir en tout ceci de la légende, qui est encore plusméprisable que l’histoire – nous apprend que Cartouche, après avoirsubi la question dans sa forme la plus cruelle, pendant laquelle iln’avoua rien, ni un nom ni un fait, Cartouche, qui n’avait plusqu’à mourir et qui n’avait à espérer, par ses aveux, nuladoucissement à ses derniers moments, Cartouche fut amené pourle supplice sur la place de Grève, et que là il se décida àparler ; qu’on le conduisit à l’Hôtel de Ville et qu’il livrases principaux complices ; après quoi il fut roué et attaché àla croix où il expira. Immédiatement, trois cent soixantepersonnes, parmi lesquelles des personnages, furentarrêtées, et il en résulta des procès et des massacres judiciairespendant plus de deux ans[9].

Or, les papiers de Théophraste Longuet nousfont toucher du doigt la supercherie. Cartouche était, en mêmetemps qu’un objet de terreur, un objet d’admiration. Son courage neconnaissait pas de limite, et il le prouva lors de la torture. Dumoment que les souffrances du brodequin ne l’avaient point faitparler, il était impossible moralement qu’il parlât.Pourquoi eût-il parlé ? Il n’avait plus, comme on l’a dit plustard, qu’à mourir « en beauté ». Les plus grandes damesde la Cour et de la ville avaient loué loges et fenêtres. Pourquoileur montrer sur l’échafaud la figure inutiledu pluslâche, en place et lieu du plus brave des bandits ? Enfin M.Longuet combat justement l’histoire avec ses propres armes. Il estde vérité historiqueque, parmi les trois cent soixantepersonnes qui furent dénoncées et arrêtées, il s’en trouvait queCartouche aimait comme des frères et d’autres comme les plustendres des maîtresses et les plus fidèles, certaines étantrevenues de province à Paris, méprisant tous les dangers, danscette espérance que l’Enfant aurait la consolation de lesvoir une dernière fois. Le procès-verbal est évidemment truqué, quimontre ces femmes se jetant, après la dénonciation, dansles bras de l’Enfant, à l’Hôtel de Ville même.

Je ne reproduirai point ici toutes lesprotestations de M. Longuet contre la mort déshonorante qu’onattribue à Cartouche, mais les quelques lignes qui précèdentsemblent bien à mes yeux prouver a priori qu’il araison.

Quelle fut donc la mort réelle deCartouche ? Montrons un peu de patience. Nous allons en êtreinformés avant qu’il soit longtemps, car le déroulement de cetteaventure va nous faire assister à la mort de Cartouche, àsa vraie mort, sans qu’il soit possible d’en douter.

Du reste, comment pourrions-nousanticiper ? En ce moment, M. Théophraste Longuet saitqu’il est mort sur la Butte, au gibet de Montfaucon, où il n’apas été pendu, mais c’est encore tout ce qu’il sait.

C’est en s’entretenant de cette grave questionque Théophraste et son ami arrivèrent rue du Petit-Pont, sansêtre passés sur le Petit-Pont.Théophraste ne regarda même pasdu côté du Petit-Pont. Qu’est-ce qu’ils allaient faire rue duPetit-Pont ? Théophraste n’en savait absolument rien, maisAdolphe était fixé, lui.

– Mon cher ami, dit Théophraste qui était dansun état moitié de souvenir, moitié de possession, regardecette maison, à côté de cet hôtel qui porte pour enseigne :Au rendez-vous des maraîchers, et dis-moi ce que tu ytrouves de remarquable.

Ils étaient alors en face d’une vieille petitemaison basse, étroite et sale ; cette maison était unhôtel : au rez-de-chaussée s’ouvrait la porte d’un débit deboissons. Au-dessus de la porte, on lisait : Aurendez-vous des maraîchers.

L’hôtel était appuyé ou plutôt semblait sesoutenir en s’appuyant contre une vaste bâtisse du dix-huitièmesiècle que Théophraste désignait de son ombrelle verte. Cettebâtisse avait un balcon ventru en fer forgé, aux dessins solides etdélicats.

Adolphe répondit :

– Je remarque un balcon superbe.

– Et encore ?

– Le carquois du dieu Amour, sculpté sur laporte.

– Et encore ?

– Je ne remarque plus rien.

– Tu ne remarques pas les fortes grilles auxfenêtres !

– Évidemment.

– Il fut un temps, mon cher Adolphe, où l’ontenait beaucoup à ce que les fenêtres fussent grillées. Jamais onne vit autant de grilles aux fenêtres de Paris qu’en l’an 1720, etje jurerais que celles-ci furent posées le lendemain de l’affairedes Petits-Augustins. Les Parisiens en garnirent d’abord tous leursrez-de-chaussée. Cette précaution ne nous troubla en rien, car nousavions Simon l’Auvergnat.

Adolphe crut le moment opportun de luidemander ce qu’était au juste ce Simon l’Auvergnat qui apparaissaitsouvent, sans raison appréciable, dans leurs conversations.

Théophraste répondit :

– C’était un objet bien utile.C’était ma base de colonne.

– Qu’est-ce que c’est que ça, ta base decolonne ?

– Tu ne comprends pas ? Attends, tu vascomprendre. Imagine-toi que tu es Simon l’Auvergnat.

Adolphe voulut bien, mais « pas pourlongtemps ».

– Attends ! Attends ! Mets-toi commecela !…

Et Théophraste, entraînant Adolphe contre lamuraille du Rendez-vous des maraîchers, lui indiqua laposition qu’il devait prendre : écarter les jambes ets’appuyer, en baissant la tête et en levant les bras recourbés,contre cette muraille.

– Je te place ici, dit-il, à cause de lapetite corniche qui est à gauche. Je me rappelle qu’elle esttrès commode.

– Et puis après ? dit Adolphe.

– Après, puisque tu es ma base decolonne, je monte sur cette base et alors…

Avant, mais bien avant que M. Lecamus ait eule temps d’imaginerun mouvement, Théophraste avait grimpésur ses épaules, sauté la corniche et, passant d’un bond de lacorniche de l’hôtel Notre-Dame au balcon de l’hôtel d’à côté,pénétré dans une chambre dont la fenêtre était restéeentrouverte.

M. Lecamus stupéfait et consterné, regardaiten l’air et se demandait, bouche bée, par où avait bien pus’évanouir son ami Théophraste, quand des cris perçantscommencèrent à emplir la rue. Une voix désespérée hurlait :« Au secours ! Au voleur ! Àl’assassin ! »

– J’aurais dû m’en douter ! s’écria M.Lecamus, et, craignant déjà quelque catastrophe, il se précipitadans l’hôtel d’où partaient les appels cependant que, dans la rue,les passants s’arrêtaient ou accouraient en grande hâte.

Il franchit un vaste escalier avec unevélocité de jeune homme et arriva au premier étage dans le momentqu’une porte s’ouvrait et qu’apparaissait Théophraste, son chapeauà la main. Il saluait très bas une vieille dame dont les dentsclaquaient d’effroi et dont la figure était tout emmêlée depapillotes. Il lui disait :

– Chère madame, si j’avais cru un instant vouscauser une aussi désagréable surprise en pénétrant dans votresalon, par la fenêtre, je serais resté bien tranquillementdans la rue. Je ne suis, chère madame, ni un voleur ni unassassin ; je suis un honnête marchand de timbres encaoutchouc.

Adolphe lui avait déjà saisi le bras etl’entraînait dans l’escalier, mais Théophrastecontinuait :

– Tout ceci est de la faute d’Adolphe, chèremadame, qui a voulu que je lui montre comment Simonl’Auvergnat pouvait me servir de base decolonne !

Adolphe, derrière Théophraste, faisait dessignes à la dame aux papillotes, tendant à lui faire comprendre queson ami était toqué. Là-dessus, la dame tomba sans connaissancedans les bras d’une femme de chambre qui accourait. L’escalierétait envahi. Adolphe en profita pour emmener Théophraste. Ilspassèrent au travers de la foule sans difficulté et Théophrastedisait à Adolphe :

– Ce qu’il y a de tout à fait surprenant, moncher ami, c’est que ce Simon l’Auvergnat, qui nous servit debase de colonne pendant plus de deux ans, ne s’estjamais douté de rien. Il croyait livrer ses fortes épaules àune bande de jeunes seigneurs qui s’amusaient[10] !

Adolphe n’écoutait plus Théophraste ;d’une main, il l’entraînait à grands pas vers la rue de laHuchette, et, de l’autre, il essuyait la sueur qui lui coulait dufront.

– Ah ! il esttemps ! murmurait-il, il est temps ! Qu’est-ceque j’ai fait ?

– Où me mènes-tu ? demandaThéophraste.

– Chez un de mes amis.

Rue de la Huchette, ils pénétrèrent sous unporche rouge, dans une maison dont certainement il eût étéimpossible de dire l’âge. Adolphe semblait connaître les aîtres,car il n’hésita pas sur le chemin à suivre. Il fit gravir àThéophraste une demi-douzaine de marches de pierre dont l’usureétait extrême et poussa, au fond de la cour, une porte épaisse.

Ils se trouvèrent dans une sorte de vestibulequi était éclairé par une grande lampe en forme de boule, que deschaînes de fer suspendaient au plafond de pierre.

– Attends-moi ici, dit Adolphe, après avoirrefermé la porte par laquelle ils étaient entrés, d’une certainefaçon.

Il promit de ne pas être longtemps et ildisparut.

Théophraste s’assit dans un vaste fauteuil depaille et regarda autour de lui. Ce qu’il vit sur les murs,particulièrement, précipita son esprit dans un ahurissementprofond.

D’abord, il y avait une quantité incroyable demots peints en lettres noires. Ces mots grimpaient sans ordre aulong des murs, comme des mouches.

Il en épela quelques-uns : Iris,Thabethnah, Jakin, Bohaz, Theba, Pic de la Mirandole, Paracelse,Jacques Molay, Nephesch-Ruach-Neschamah, Ezéchiel, Aïsha, Puységur,Cagliostro, Wronski, Fabre d’Olivet, Louis Lucas, Hiram, Élie,Plotin, Origène, Gutman, Swedenborg, Giorgius, Apollonius de Tyane,Cassiodore, Éliphas Levi, Cardan, Allan-Kardec, Olympicodore,Spinosa, etc., etc., et, répété une centaine de fois, ce mot :IHOAH.

En se retournant vers l’autre mur, contrelequel il s’appuyait, il vit un sphinx et des pyramides, uneimmense rosace au centre de laquelle le Christ étendait les brasdans un cercle de flammes. Et ces mots, sur la rosace :Amphitheatrum sapientiœ œternœ solius verœ. C’était larosace de la Rose-Croix.

Au-dessous, ces deux vers :

À quoi servent flambeaux et torches et besicles,

Pour qui ferme les yeux afin de ne point voir ?

– Je ne ferme point les yeux, dit Théophraste,et j’ai des besicles, et du diable si je sais où je suis !

Il tomba sur cette inscription en lettresd’or :

« Dès que vous avez un fait, un seulfait, appliquez-y tout ce que vous avez d’intelligence, cherchez-yles côtés saillants, voyez ce qui est en lumière, laissez-vousaller aux hypothèses, courez au-devant s’il le faut. »(Introduction à la clinique de l’Hôtel-Dieu. ProfesseurTrousseau.)

Il vit encore des éperviers, des vautours, deschacals, des hommes à tête d’oiseau, plusieurs scarabées, un dieu àtête d’âne, puis un sceptre, un âne et un œil, qui sont l’emblèmed’Osiris.

Enfin, il lut ces mots, en lettresbleues :

« Plus l’âme se sera enracinée en sesinstincts, plus elle se sera oubliée dans sa chair, moins elle auraconscience de sa vie immortelle et plus elle resteraprisonnière des cadavres vivants. »

Impatienté de l’absence de son ami et un peueffrayé, il voulut soulever la draperie derrière laquelle Adolpheavait disparu. Mais comme il montait sur une marche, il heurta dufront deux pieds qui se balançaient en l’air et qui rendirent unbruit cliquetant d’osselets. Il regarda : c’était unsquelette.

Nous avons dit que M. Lecamus s’occupait desciences occultes et pratiquait le spiritisme. Ce que nousconnaissons aujourd’hui du caractère et de la science de M. Lecamusnous permet d’affirmer que c’était le plus vulgaire et le moinsrenseigné des amateurs. M. Lecamus avait désiré pratiquer lespiritisme par genre, par snobisme, pour étonner les salons où ilfréquentait. Tout d’abord sceptique, il faisait tourner les tablescomme il faisait tourner les cœurs ; je veux dire qu’il necroyait pas plus alors au spiritisme qu’il ne croyait à l’amour. Unjour vint cependant où son cœur devait succomber, où son espritdevait s’humilier ; c’est le jour unique qui lui fit connaîtreMarceline et M. Éliphas de Saint-Elme de Taillebourg de la Nox.

Il rencontra Marceline dans un salon où l’onfaisait surtout « du péresprit ». Ce salon reconnaissaitpour grand maître, pour chef, pour dieu, M. Éliphas de Saint-Elmede Taillebourg de la Nox.

On voyait rarement, du reste, M. de Saint-Elmede la Nox, qui menait la vie la plus retirée, la plus mystérieuseau fond de sa rue de la Huchette. Aussi ses apparitions dans lesalon des Pneumatiques, chez la belle Mme deBithynie, annoncées à l’avance, étaient-elles considérées par lesinitiés comme des sortes de fêtes religieuses auxquelles ilss’empressaient d’assister fort dévotement.

Comment Marceline avait-elle pénétré dans cemilieu ? De par la volonté de M. Longuet qui, ayant entenduparler d’un salon des Pneumatiques,n’avait eu de cesse quesa femme s’y fît présenter. Il pensait, dans sa belle âme, quec’était là une espèce de cercle mondain qui réunissait lestrafiquants en caoutchouc les plus en vue de la capitale. Or,chacun sait que la pneumatologie étant cette partie de lamétaphysique qui traite des esprits (de pneuma, souffle,âme), les Pneumatiques sont les initiés à cette science,qui n’a rien à faire avec la substance élastique et résistanteextraite par incision de l’arbre appelé dans les Indes occidentalescahuchu.

Les Pneumatiques s’appellent encoreGnostiques ;ce sont, bien entendu, ceux desPneumatiques qui s’attachent plus particulièrement àl’étude de la Gnose, qui n’est rien moins que l’ensembledes connaissances acquises par des voies mystérieuses échappantgénéralement aux procédés scientifiques connus.

Le jour où Marceline fit son entrée dans lesalon de Mme de Bithynie, M. de Saint-Elme de la Noxdevait faire une conférence sur la Gnose.MmeLonguet se trouva, par un hasard providentiel, à côté de M.Lecamus. Et comme ils furent un peu pressés l’un contre l’autre, àcause de la foule des fidèles, et que M. de Saint-Elme de la Noxparla ce jour-là avec la plus suave et la plus pénétranteéloquence, M. Lecamus et Marceline se sentirent, avant la fin de laséance, embrasés l’un et l’autre d’un double feu, le feu de l’amouret le feu de la Gnose.

C’est ainsi que M. Lecamus, qui s’était trouvé– hasard toujours providentiel – l’ancien camarade de collège de M.Longuet, entra dans le ménage, après quelques autres séances chezles Pneumatiques. Marceline avait trouvé inutile de donnerà son mari, alors plongé jusqu’au cou dans les affaires, desexplications embrouillées sur la différence qu’il y a entre laPneumatologieet les timbres en caoutchouc.

Ce préambule était nécessaire pour nouspréparer à la présence de M. Lecamus et de Marceline dans la salled’expériences de M. de Saint-Elme de la Nox, au fond de la maisonde la rue de la Huchette, cependant que Théophraste, las d’attendredans le vestibule, bousculait un squelette.

Cette visite à M. de la Nox était le résultatde la conversation animée, mais honnête, qui s’était tenue le matinmême entre M. Lecamus et Mme Longuet, portes closes.Mme Longuet n’avait rien caché de son épouvante à M.Lecamus, à la suite des événements de la nuit, et l’histoire desoreilles de M. Petito prouva à l’ami de Théophraste qu’il étaitgrand temps de prendre ses précautions contre Cartouche.Au fond de son cœur, M. Lecamus se sentait coupable dans unecertaine mesure des extravagances sanglantes de Théophraste ;il se demandait déjà avec terreur jusqu’où celui-ci pourrait allerdans la voie rouge où sa propre inexpérience l’avaitprécipité.

Il ne faut pas se dissimuler, en effet, que M.Lecamus s’était conduit comme un novice en face de l’âme réincarnéede M. Longuet. Vraiment – on ne saurait trop le dire – on ne seconduit pas ainsi avec une âme réincarnée, quelle qu’ellesoit ! C’est peut-être le mécanisme humain le pluscompliqué, le plus délicat et certainement le plus difficile àmanœuvrer ! Ce n’est certainement pas un Pneumatiquede deux jours qui pourrait manœuvrer une pareille âme, et, notreparole d’honneur, M. Lecamus avait agi comme unPneumatique de deux jours ! Il y a, par exemple, unprincipe absolu qui préside à la manœuvre des âmes réincarnées, etqui est celui-ci : ne point s’occuper de la mise enmouvement avant d’être sûr de son cran d’arrêt.

On peut se demander – il le faut – si M.Lecamus connaissait ce principe. En tout cas, il a agi comme s’ill’ignorait totalement. Il ne fut pas plus tôt assuré qu’il avaitentre les mains une âme réincarnée qu’il la lançait à toutevitesse. N’était-ce pas ce qu’il avait fait exactement enmettant, sans précaution aucune, sans vitesse intermédiaire, l’âmeréincarnée de M. Longuet en face de sonportrait !

Et maintenant, il ne savait pas comment ilpourrait arrêter ce mécanisme qu’il avait mis en mouvement sans leconnaître ! Que vous dirai-je de plus que ceci : d’unefaçon générale, M. Lecamus ne savait pas comment on arrête uneâme réincarnée !

Je ne saurais mieux comparer M. Lecamus, dansce cas regrettable, qu’à un enfant qui serait monté dans uneautomobile, et qui, ayant remué quelque chose, la verraitpartir. Il a, à côté de lui et autour de lui, des pédales, unlevier, une roue, mais il n’en connaît pas l’usage. Quand etcomment l’automobile s’arrêtera-t-elle ! En attendant, ilcourt, il vole, il écrase, il laisse du sang sur sa route, il coupeles oreilles de M. Petito, il entre par les fenêtres chez leshonnêtes gens !

Or, M. Lecamus, et Mme Longuet deson côté, étaient venus ce matin-là supplier M. de Saint-Elme de laNox de monter dans l’automobile. Il n’y avait pas à Paris unplus habile conducteur d’âmes réincarnées.

Cependant, Théophraste avait heurté du frontle squelette. Il le considéra avec une entière et doucecommisération :

– Tu serais bien plus tranquille, luidit-il, à la Butte Saint-Chaumont.

Et il passa en souriant tristement.

Le corridor dans lequel il marchait au hasardn’avait aucune fenêtre ; une lueur rouge grenat l’éclairaitd’un bout à l’autre, sans que Théophraste pût d’abord en devinerl’origine. Et puis il s’aperçut qu’il marchait sur cette lueurrouge. Elle venait de caveaux et pénétrait dans le corridor àtravers d’épais pavés de verre. Qu’est-ce que faisaient, en bas,ces flammes écarlates, dans la lueur desquelles il sepromenait ?

Il n’en savait rien. Il ne se le demandaitmême pas. Il ne se demandait même pas pourquoi, lui, Théophraste,se trouvait dans cette lueur. Il avait fini de se demander :« Ah ! ça ! pourquoi suis-je dans cette maison de larue de la Huchette ? » Il avait fini de se le demander,parce que personne ne lui répondait.

Emmanuel, Noun, Samech, Haïn…Sabaoth… Adonaï…

Encore des noms sur les murs de pierre.

Le seul ornement de ces murs, sur lesquelscouraient des noms, était, à hauteur d’homme, une théorie sans find’étoiles formées par les deux triangles du sceau de Salomon. Entrechaque étoile ou sceau, on lisait ce mot peint en vert :NIRVANA.

Ce corridor ne fuyait pas en ligne droite. Ilavait des courbes et des angles. Bientôt même, il eut un carrefour.Théophraste s’arrêta prudemment. Mais il s’impatienta encore ets’enfonça dans l’un des deux corridors qui aboutissaient au premiercorridor. Cinq minutes après, sans qu’il pût y rien comprendre, ilse retrouvait au même carrefour. Alors, il remonta le premiercorridor, refaisant le chemin qu’il avait suivi en sortant duvestibule ; mais, fait véritablement surprenant, il neretrouva pas le vestibule. Il se disposait à hurler de détresse,quand il vit Adolphe devant lui. Celui-ci avait ses yeux rougescomme des yeux qui ont pleuré. M. Lecamus lui dit avec une grandetristesse :

– Viens ! Marceline est là. Nous allonste présenter à un bon ami. Et Théophraste se trouva, sans savoircomment, dans une vaste pièce sombre, où son regard fut attiré parune lueur merveilleuse qui tombait sur la plus noble, la plus douceet plus belle figure d’homme qu’il eût jamais vue. Chose étrange,cette figure ne semblait pas recevoir de la lumière ; elleparaissait en dégager. De fait, quand cette figure remuait, elleentraînait la lumière avec elle. Elle était figure et flambeau.Devant ce flambeau, une femme, dans la plus humble des attitudes etles mains jointes, se tenait, recueillant sur elle quelques refletsde cet être harmonieux et divin.

Alors, Théophraste entendit une voixamie, une voix mâle,mais plus douce que la plusdouce des voix de femmes, qui lui disait :

– Venez à moi sans crainte.

Ce qui étonnait par-dessus tout M. Longuet,depuis qu’il avait pénétré dans cette étonnante maison de la rue dela Huchette, c’était cette sorte de lumière astrale, defluide miraculeux que dégageaient les nobles traits de M. Éliphasde la Nox, et telle que le peintre James Tissot a pu la reproduireen une gravure d’une beauté ineffable, d’après une apparitionmédianimique photographiée, communiquée au congrès spiritede 1889 par Donald Nac-Nab. Sur cette gravure, à côté de lamatérialisation d’une apparition de jeune fille, on voit M. Éliphasde la Nox, médium, et sa lumière.

La personne de M. Éliphas de la Nox étaitd’une divine élégance, comme peut être élégant un Christ duTiepolo. Il avait été divinement élégant au sortir de l’adolescenceen mangeant trois millions avec les pauvres.

Non point, vous m’entendez bien, qu’il eûtconstitué quelques donations aussi sérieuses que perpétuelles,destinées à soulager de rares malheurs et à nourrir de nombreux etintéressants employés d’une Assistance publique ou privée, mais ilavait « fait la noce » avec les pauvres. Il invita lesplus misérables en des villégiatures d’une incomparablemagnificence, où des mois, ils menaient vie de princes, tout enconservant leurs loques, car Éliphas, qui leur offrait, entreautres exceptionnels luxes, celui de la chasse à courre, prétendaitn’être point assez riche pour leur payer des pantalons.

Théophraste ayant contemplé en silence lerayonnant visage de M. Éliphas de la Nox (car il faut renoncer àlui donner, chaque fois, tous ses noms), Théophraste, disons-nous,fut au comble de l’étonnement. Mais, comme il ressentait unesympathie immédiate pour cet homme qui lui apparaissait en descirconstances si imprévues et dans un cadre quelque peu démoniaque(pensait-il), il résolut de lui demander bravement la raison detout ce qu’il voyait.

– Je ne sais où je suis, dit Théophraste. Cequi me rassure un peu, c’est de voir à côté de vous, monsieur, monami Adolphe et ma femme Marceline. Cependant, avant tout, jevoudrais savoir votre nom.

– Mon ami, dit la voix harmonieuse, jem’appelle Éliphas de Saint-Elme de Taillebourg de la Nox.

– Vous vous appelez vraiment comme ça ?demanda Théophraste qui, peu à peu, retrouvait ses esprits.

L’homme de lumière fit un signe affirmatif dela tête en souriant.

– Après tout, reprit Théophraste, il n’y arien d’étonnant à cela. Je m’appelle bien, moi, de mon vrai nom, demon nom de famille, Cartouche[11], et l’ona cru longtemps que ce nom m’avait été donné en sobriquet.

– Vous ne vous appelez pas Cartouche, fitdoucement Éliphas ; vous vous appelez Théophraste Longuet.

– L’un n’empêche pas l’autre ! dit fortlogiquement Théophraste, qui, mieux que personne, savait à quois’en tenir.

– Pardon ! répliqua plus doucement encoreÉliphas, il ne faut pas qu’il y ait dans votre esprit de confusion.Vous vous êtes appelé autrefoisCartouche, et maintenant,vous êtes Théophraste Longuet.

Il répéta :

– Sachez cela : vous êtesThéophraste Longuet. Mon ami, mon ami, écoutez-moi bien, comme onécoute un médecin qui va vous guérir, car vous êtesmalade, mon ami, très malade, à cause justement que vous croyezêtre Cartouche, mais vous êtes Théophraste Longuet. Jevais faire appel à toute la simplicité de votre esprit.

– Tant mieux ! dit Théophraste ;moi, j’aime les choses simples ; ainsi je n’aime pas du tout,mais pas du tout, cette façon que l’on a d’entrer chez vous, àtravers un labyrinthe de corridors où sont pendus des squelettes.Qu’est-ce qu’il fait chez vous, ce squelette, au lieu d’être bientranquillement à la Butte Saint-Chaumont ? Je l’aireconnu ! On le traînait au charnier des FourchesPatibulaires de Montfaucon, le jour où, avec Beaulieu etVa-de-Bon-Cceur, nous fêtions aux Chopinettes mes fiançailles avecma chère femme Marie-Antoinette Néron ! À cette époque, chermonsieur d’Éliphas de Taille-à-rebours…

– Éliphas de Taillebourg, corrigea M.Lecamus.

–… Cher monsieur Éliphas de Taillebourg, àcette époque – mon ami Adolphe, qui est sérieux comme un âne, vousle dira – on ne pendait plus aux Fourches Patibulaires deMontfaucon, mais on allait jeter dans le charnier de ces Fourchesla dépouille de ceux qu’on avait pendus ailleurs. C’est ainsi quece pauvre Gâtelard, dont j’ai reconnu le squelette tout à l’heure,fut traîné à la voirie après avoir été pendu place de Grève,Gâtelard, cher monsieur Feu-Saint-Elme…

– De Saint-Elme, recorrigea M. Lecamus.

– Cher monsieur de Saint-Elme, Gâtelard étaitun homme de néant, un pauvre hère plein d’imagination qui, s’étantun jour déguisé en exempt du roi, réclama son épée à un gentilhommeauquel il montra, par la même occasion, une lettre de cachet. Legentilhomme crut qu’on l’arrêtait et tendit son épée, dont lapoignée était en or et la plus belle qui se pût imaginer. Cettehistoire se termina pour Gâtelard au bout d’une corde. Mais dudiable ! mon cher monsieur de l’Équinoxe !…

– De la Nox ! insista M. Lecamus.

–… De la Noce, cher monsieur de la Noce, dudiable ! si je me doutais alors que je retrouverais un jourson squelette dans une maison de la rue de la Huchette !…

Éliphas, immobile, considérait avec uneattention que rien ne pouvait troubler Théophraste et sesdiscours.

Celui-ci continuait :

– Je n’ai jamais tant ri qu’à la ButteSaint-Chaumont, entre le moulin des Chopinettes et lemoulin du Coq. Là se trouvait le cabaret desChopinettes, qui avait pris la suite de l’auberge chère àFrançois Villon, où depuis des siècles venaient en grande liesseripailler les mauvais garçons et gourgandines, les jours dependaison aux Fourches. C’est entre le moulin desChopinettes, le moulin du Coq et les Fourches deMontfaucon, sans que je puisse dire exactement où aujourd’hui(excusez-moi, le terrain a été si bouleversé !) que j’aienfoui une partie de la dot de Marie-Antoinette Néron, sigénéreusement consentie par un jeune seigneur, ami du Bourguignonet de la Vache-à-Paniers, et qui n’avait rien à nous refuser cesoir-là, sous peine de mort. Si vous aviez un vieux plan de Paris,mon cher monsieur d’Éliphas de Taille-à-rebours de Feu Saint-Elmede la Noce…

Théophraste n’avait pas fini de prononcercette dernière phrase que, par un phénomène insoupçonné, lesdemi-ténèbres qui l’enveloppaient se dissipaient tout à coup, etque la pièce, ainsi que les personnages qui s’y trouvaient,apparaissaient dans la splendide clarté du jour.

Il regarda autour de lui avec une satisfactionévidente, d’abord sa femme, Marceline, qui semblait marmotter uneprière, ensuite son ami Lecamus, dont les yeux étaient pleins delarmes ; enfin M. Éliphas de la Nox, qui lui souriait d’undoux sourire compatissant. Éliphas avait perdu tout aspectsurnaturel ; son manteau astral avait disparu, et, sises traits avaient toujours leur pâleur sublime et inoubliable, ilsemblait néanmoins « un homme comme tout le monde ».

– J’aime mieux cela, fit Théophraste ensoupirant.

Éliphas se leva :

– Non, je ne vous donnerai point à consulterun plan du vieux Paris, dit-il, bien que j’en aie ici de tous lesâges. Il ne faut plus, monsieur Théophraste, songer au vieux Paris.Vous n’avez plus rien à faire dans le vieux Paris. Vousêtes Théophraste, et nous sommes en l’an de grâce1899.

– Possible, répondit Théophraste quis’entêtait mais il s’agit de mon trésor, de mon trésor quim’appartient, monsieur, et c’est bien mon droit de regardersur un plan du vieux Paris l’endroit où je l’ai enfoui autrefois,pour que je puisse ensuite, sur un plan du nouveau Paris, voir oùj’aurai à le chercher aujourd’hui. C’est clair !…

Éliphas dit, parlant à M. Lecamus.

– J’ai vu souvent ici des crises de KARMA,mais jamais il ne m’a été donné d’en étudier de cette force.

– Oh ! mais vous n’avez encore rienvu ! insista Théophraste. Éliphas réfléchit, puis, conduisantThéophraste à un endroit de la muraille où se trouvait un plan deParis actuel, il dit :

– Voici ! Voici le point exact où setrouvaient les Fourches de Montfaucon ; quant aux moulins duCoq et des Chopinettes, qui sont marqués sur les plans de Paris de1721, ils étaient à ces deux points de la Butte Saint-Chaumont. LesFourches se trouvaient sur une petite éminence, à côté de la butteprincipale, non loin de l’endroit où s’élève aujourd’hui le templeprotestant de la rue de Crimée. Pour retrouver votre trésor, ilfaudrait donc, mon ami, faire des recherches dans ce triangle…

« Ces buttes ont été, comme vous ledisiez, remaniées de fond en comble, continua Éliphas, et je doutefort que votre trésor s’y trouve encore[12]. Je vousai précisé l’espace ancien sur un plan moderne, pour vous endébarrasser l’esprit. Mon ami, mon ami, il faut vousdébarrasser l’esprit. Ne soyez plus à vos trésors. Il ne faut pasvivre dans le passé ! C’est un crime ! Il fautvivre dans le présent, c’est-à-dire pour l’avenir. Monami, mon ami, il va falloir chasser Cartouche, parce queCartouche n’est plus. C’est Théophraste Longuet quiest !

Éliphas prononça ces derniers mots avec unegrande force.

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