La Double vie de Théophraste Longuet

XI – SUITE DE L’HISTOIRE DE CARTOUCHE, DEMONSEIGNEUR LE DUC D’ORLÉANS, RÉGENT DE FRANCE, DE M. LAW,CONTRÔLEUR GÉNÉRAL DES FINANCES, ET DE LA COURTISANE ÉMILIE.

 

« Donc, le Régent m’avait fait l’honneurde prendre, par-dessous, mon bras et je vis bien qu’il avaitquelque chose de secret à me confier. Il ne tarda point à m’avouerqu’il comptait sur mon ingéniosité pour le venger d’une offense queM. le contrôleur général lui infligeait. Il me dit qu’il était toutà fait amoureux de la courtisane Émilie, qu’elle était sa maîtressedepuis quinze jours et qu’il avait appris par la Fillon que M. Lawavait la promesse de ses faveurs pour la nuit prochaine, contre leprésent d’un collier de dix milles louis qu’il lui ferait. Il enétait sûr, car la Fillon ne l’avait jamais trompé. N’était-ce pointpar elle qu’il avait eu vent de la conspiration de Cellamare ?Tous les mauvais sujets de Paris connaissent la Fillon.

« La Fillon est une femme de cinq piedsdix pouces, qui eut des formes admirables, une figure ravissante.Dès l’âge de quinze ans, cette beauté modèle pensa que la nature nel’avait pas pourvue de si rares trésors pour les enfouir ;elle les prodigua. Le duc d’Orléans, longtemps avant la Régence,l’aima ; il en demeura coiffé pendant plus d’un an. C’est pourelle qu’il fit construire dans une partie retirée des jardins deSaint-Cloud une sorte de grotte, éclairée mystérieusement parquelques rayons dirigés sur un lit de nattes sur lequel s’étendaitsa maîtresse, tout habillée de ses cheveux blonds. Il les montra àtous ceux qui passaient par là et il se fit ainsi de nombreux amis.Mais il y a beau temps que les quinze ans de la Fillon se sontenvolés. Maintenant elle n’a plus que la joie de l’intrigue dontelle a fait deux parts : la galanterie et l’observation. Ainsifournit-elle des renseignements précieux à la police et à M.d’Argenson, garde des Sceaux, et des sujets remarquables pour lesamours du Régent. C’est elle qui lui procura Émilie, qui est bienla plus jolie fille de Paris.

« Tout le monde veut la lui voler. Law,qui est le plus riche, a juré d’y réussir. Il lui demandait uneheure de complaisance et lui donnait un collier de dix mille louisdont elle raffolait. C’était marché conclu pour la nuitprochaine.

« – Cartouche, me dit le Régent, aprèsm’avoir expliqué ses petites affaires, tu es un bravehomme. Je te donne le collier.

« Et il s’en alla, sous le clair de lune,en me faisant un petit signe de la main. Cette sorte de mission queje recevais de contrarier les amours de M. le surintendant et devenger celles du duc d’Orléans m’emplit d’un juste orgueil. Étantrentré à Paris, j’appris dès le matin, par ma police, quiétait la mieux faite de l’époque, que la courtisane Émilie habitaitun petit hôtel, dans le Marais, au coin de la rue Barbette et desTrois-Pavillons, et que le Régent montrait plus d’attachement pourelle qu’il n’en eut jamais pour la duchesse de Berry dont il étaitdégoûté depuis longtemps, pour la Parabère, ou même pour sa secondefille, Mlle d’Orléans, qui venait de s’enfermer aucouvent de Chelles, moins à cause de son amour pour Dieu que de sonpenchant pour les belles religieuses (Quelles mœurs ! mon cherAdolphe, quelles mœurs !) et qu’il se consolait avec elle desmépris plus récents de Mlle de Valois, uniquementoccupée du duc de Richelieu. Cette courtisane Émilie n’étaitpourtant qu’une fille d’opéra, mais sa beauté, comme je te l’aidit, dépassait tout ce qui peut s’imaginer. Je ne fus pas longtempsà en juger par moi-même.

« Vingt-quatre heures après l’entrevue deSaint-Germain, c’est-à-dire le minuit suivant, je sortis d’unplacard qui faisait justement l’angle de la rue des Trois-Pavillonset de la rue Barbette. J’avais, comme par hasard, un pistolet dechaque main, ce qui fit qu’il me fut impossible de saluer décemmentMlle Émilie, qui se trouvait pour l’heure dans le plusgalant déshabillé, et M. le surintendant, qui lui présentait unécrin dans lequel brillaient les feux d’un collier qui valait pourle moins dix mille louis. Je m’excusai de la nécessité où j’étaisde garder mon chapeau sur la tête et je priai M. le surintendant,vu l’encombrement de mes mains, de refermer l’écrin sur le collieret de mettre le tout dans la poche de mon habit cannelle, luipromettant ma reconnaissance de ce léger service.

« Comme il hésitait, je procédai à maprésentation, et quand il sut que je me nommais Cartouche, il n’estpoint de gentillesses dont il m’accablât. Je suppliaiMlle Émilie de se rassurer, lui affirmant qu’elle necourait aucun danger, ce dont elle fut convaincue, car elle se prità rire, avec de grands éclats, de la déconfiture de M. Law. Jeriais aussi. Je dis à M. Law que son collier valait dix millelouis, mais que, s’il voulait envoyer le lendemain, vers cinqheures de relevée, un homme de confiance au coin de la rue deVaugirard et de la rue des Fossés-Monsieur-le-Prince, avec cinqmille louis, on lui remettrait le collier, parole d’honneur deCartouche ! Il me répondit que c’était marché conclu et nousprîmes congé les uns des autres.

« Deux jours après, on raconta l’aventureau Régent, qui fut dans la joie d’abord, mais qui changea de visagequand il sut la fin de l’événement. L’homme de Law avait donné lescinq mille louis, comme il avait été entendu, à l’homme deCartouche, et il attendait l’écrin, quand l’autre lui répondit queCartouche s’était déjà chargé de le porter lui-même àMlle Émilie. Law courut chez la courtisane, vit lecollier et en demanda le prix.« C’est déjàtouché », répliqua Émilie en lui tournant le dos. « Etpar qui ? », s’écria M. le surintendant. « Maisévidemment par celui qui m’a apporté le collier, par Cartouche, quisort d’ici ! Ne devais-je pas payer contre réceptiondu collier ? Et tout de suite ! Je n’ai point decrédit, moi, ajouta-t-elle, en s’esclaffant sur la minedéconfite de l’homme de la rue Quincampoix, et je ne pouvaislui donner d’actions de mon Mississipi !…

« Au Palais-Royal, le mot, mon cherAdolphe, eut le succès que tu devines. Il n’empêche que le Régenttrouva que j’avais dépassé ses instructions et fit revenir encoreM. d’Argenson de sa Madeleine du Trainel pour l’entretenir de laméchante humeur où il était à mon endroit. De fait, mon cherAdolphe, j’étais très porté sur les femmes et elles contribuèrentpour beaucoup à ma perte. À ce propos, toi qui me connais, et quisais la sagesse de mes mœurs et de mon amour exclusif de Marceline,tu dois te dire : « Comme deux cents ans vous changent unhomme ! »

Enchanté de sa petite narration, M. Longuet semit à rire de l’inoffensive plaisanterie qui la terminait.« Comme deux cents ans vous changent un homme ! ».Il plaisantait. Il plaisantait vraiment, sincèrement. Ah !ah ! il blaguait. Ainsi en va-t-il du bourgeois parisiend’aujourd’hui qui commence par s’épouvanter d’un rien et qui finitpar rire de tout. M. Longuet en était arrivé à rire de lui-même.L’antithèse surnaturelle et terrifiante entre Cartouche et Longuet,qui l’avait plongé d’abord dans le plus sombre effroi, l’incitait,quelques jours passés, à « faire des mots ! » Lemalheureux ! Il insultait le Destin ! Il riait autonnerre ! Il blaguait la face de Dieu ! Son excuse estqu’il n’y voyait pas d’importance.

Il finissait par trouver son cas unpeu bizarre. Il s’en amusait avec Adolphe. Il résolut même, àpart lui, de ne point celer plus longtemps sa vraie personnalité àsa chère Marceline. Elle était intelligente, ellecomprendrait. Il s’était imaginé que cette personnalitépourrait présenter des dangers pour lui-même et pour l’ordresocial, mais voilà qu’elle n’existait plus à l’état réel,mais à l’unique état de souvenir, de doux souvenir !… Iln’aurait pas à combattre Cartouche comme il l’avait redouté ;il n’aurait qu’à lui demander, de temps en temps, quelque anecdoteun peu salée, qui procurerait du succès à M. Longuet, dans lesconversations. Cette histoire du Régent, de Law et de la courtisaneÉmilie n’était-elle point la preuve de cet étatd’âme ? Comme elle avait coulé de sa mémoire sans effort,avec gentillesse et galanterie ! Quel mal donc y avait-ilà cela ? Après tout, s’il avait été Cartouche, il n’yavait point de sa faute et il serait bien bête de s’en faire de labile !

Il se frotta les mains et sa jubilation étaittelle qu’il ne cessa de plaisanter sur tout, même sur lesChopinettes, sur le Coq et sur le Four,qui, cependant, semblaient, dans le document, marquer les troispoints d’un triangle qui renfermait une fortune. Mais ilplaisantait la fortune. Au crépuscule, ils reprirent le chemin deParis.

Comme ils arrivaient à la gare Saint-Lazare,M. Adolphe Lecamus lui posa la question suivante :

– Mon ami, quand tu es Cartouche, que tu tepromènes dans Paris et que tu vis de la vie de Paris, dis-moi cequi t’étonne le plus. Est-ce le téléphone, le chemin de fer, lemétro, la tour Eiffel ?

Il répondit :

– Non, non ! Ce qui m’étonne le plus,quand je suis Cartouche, c’est les sergents de ville !

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