La Double vie de Théophraste Longuet

III – QUI SE TERMINE PAR UNECHANSON.

 

M. Adolphe Lecamus et Marceline étaient tropoccupés de leur côté, comme nous le verrons au cours de cettehistoire, pour avoir attaché une grande importance aux faits etgestes de Théophraste. Du reste celui-ci dissimula son émoi etprétendit que sa visite aux caves de la Conciergerie étaitl’événement le plus naturel du monde. Il avait contenté là unelégitime curiosité, n’étant point de ceux qui voient les chosessuperficiellement.

Le jour qui suivit, Théophraste, sous prétextede mettre de l’ordre dans ses affaires, s’enferma dans son bureau,dont les fenêtres donnaient sur le carré de verdure du petit squared’Anvers. Appuyé à la balustrade, il contempla la vérité de cedécor prosaïque, reconnut les bonnes du quartier qui poussaientparesseusement devant elle les petites voitures où s’agitaient lesnouveau-nés. Des professeurs, une serviette sous le bras, sedirigeaient sans hâte vers le collège Rollin. L’avenue Trudaineretentissait des cris et des poursuites bruyantes de quelquesadolescents, arrivés là avant l’heure des cours.

La pensée de Théophraste était d’une grandesimplicité et d’une grande unité. Elle tenait tout entière danscette phrase : « Le monde n’a pas changé. »

Non, le monde n’avait pas changé. Aujourd’huicomme hier, comme avant-hier, la rue Gérando voyait passer lesmêmes gens se rendant aux mêmes besognes et accomplissant les mêmesgestes. Et, comme il allait être deux heures, l’épouse de M.Petito, le professeur d’italien qui occupait l’étage au-dessus deson appartement, se mit à jouer au piano le Carnaval deVenise.

Non, rien au monde n’était changé, etcependant, en se retournant, il pouvait voir entre les derniersmodèles de ses timbres en caoutchouc, sur le pupitre de son bureaud’acajou, une feuille…

Cette feuille existait-elleréellement ? Il avait passé une nuit délirante à lasuite de laquelle il avait mis son étrange aventure de la veillesur le compte d’un mauvais songe. Mais il avait retrouvé la feuilleau fond du tiroir…

Encore maintenant, il se disait :« Tout à l’heure, je vais me retourner, et il n’y aura sur monbureau pas plus de feuille que sur ma main. » Il se retourna.Le chiffon de papier était là avec son écriture !

Théophraste se passa la main droite sur lefront en sueur, poussa un soupir d’enfant qui a un gros chagrin,sembla prendre une résolution définitive et mit avec soin le papiermystérieux dans son portefeuille. Il venait de se rappeler que M.Petito, le professeur d’italien du dessus, passait pour fort experten écriture et pour s’occuper sérieusement de graphologie. Son amiAdolphe Lecamus, lui aussi, s’occupait de graphologie, mais à lafaçon des spirites. Aussi Théophraste ne songea même pas à parlerde son affaire à Adolphe. Il trouvait qu’il y avait déjà trop demystère en tout ceci pour y mêler encore l’imagination débordanted’un médium qui se disait l’élève de Papus.

Il ne connaissait M. Petito que pour l’avoirsalué dans l’escalier ; il préférait cela. Il éviterait ainsibien des questions.

Il se fit annoncer. On l’introduisit.

Il se trouva en face d’un homme d’âge moyen,dont les caractéristiques étaient des cheveux frisés en abondance,un regard perçant et des oreilles énormes. Après les politessesd’usage, Théophraste aborda l’objet de sa visite. Il tira de sonportefeuille le papier de la Conciergerie et une lettre non signéequ’il avait écrite lui-même huit jours auparavant, mais qu’iln’avait pas expédiée pour des raisons de commerce que nous n’avonspas à apprécier ici.

– Monsieur Petito, commença-t-il, je sais quel’on vous dit grand expert en écritures. Je vous seraisreconnaissant d’examiner cette lettre et ce document et de meconfier ensuite le résultat de vos observations Je prétends, moi,qu’il n’y a aucun rapport…

Il s’arrêta, plus rouge que pivoine.Théophraste n’avait pas l’habitude de mentir. Mais M. Petitoconsidérait déjà d’un œil savant le chiffon et la lettre. Ilsouriait en montrant ses dents, qu’il avait fort blanches.

– Monsieur Longuet, dit-il, je ne vous feraipas attendre ma réponse. Ce document est en bien mauvais état, maisles morceaux d’écriture qu’on y peut lire encore sont en tout pointsemblables à l’écriture de la lettre. Devant les tribunaux,monsieur Longuet, devant Dieu et devant les hommes, ces deuxécritures ont été tracées par la même main !

Et il entra dans quelques détails. Un enfant,affirmait-il, ne s’y tromperait pas. Il pontifiaitmaintenant :

– Cette double écriture est identiquementanguleuse. Nous appelons anguleuse, monsieur, une écriture dont lesdéliés qui relient les jambages des lettres et les lettres les unesaux autres sont à angle aigu, comme le plein des lettres. Vouscomprenez ? (Silence de brute de Théophraste.) Comparez, voyezce crochet, et cet autre, et ce délié, et toutes ces lettres quiaugmentent progressivement dans une mesure égale. Mais quelleécriture aiguë ! Monsieur ! Je n’ai jamais vu d’écritureaussi aiguë que celle-là… Aiguë comme un coup decouteau.

Théophraste, à ces derniers mots, devint d’unetelle pâleur que M. Petito crut qu’il allait se trouver mal.

Néanmoins, il se leva, ramassa son document,sa lettre, remercia et sortit.

Il erra dans les rues, longtemps. Il seretrouva place Saint-André-des-Arts, s’orienta et alla soulever leloquet d’une vieille porte, rue Suger.

Il était dans un couloir obscur et sale. Unhomme vint au-devant de lui, et le reconnaissant, lui marquaaussitôt de l’amitié. Cet homme avait un bonnet carré de papier surla tête et s’habillait d’une blouse noire qui lui descendait auxpieds.

– Bonjour, Théophraste ! Quel bonvent !…

– Bonjour, Ambroise !…

Comme il y avait deux ans qu’ils ne s’étaientpas vus, ils se dirent d’abord des niaiseries. Ambroise, de sonmétier, gravait des cartes de visite. Il avait été imprimeur enprovince, mais, ayant mis tout son savoir dans l’invention d’unnouveau papier, il n’avait pas tardé à faire faillite. C’était uncousin éloigné de Marceline. Théophraste, qui était un brave homme,lui était venu en aide au moment de ses plus gros ennuis.

Théophraste s’assit sur une chaise de paille,dans une petite pièce qui servait d’atelier et qu’éclairait unegrande vitre poussiéreuse au plafond.

Théophraste dit :

– Ambroise, tu es un savant.

Ambroise protesta.

– Oui, oui, tu es un savant. Personne ne t’enremontrerait sur le papier.

– Ça, c’est vrai ; le papier, ça meconnaît.

– Tu connais tous les papiers ?

– Tous.

– Si on te présentait un papier, tu pourraisdire l’âge qu’il a ?

– Oui, fit Ambroise ; j’ai publié uneétude sur les filigranes des papiers employés en France audix-septième et au dix-huitième siècle. Cette étude a été couronnéepar l’Académie.

– Je le sais, et j’ai confiance dans tascience du papier.

– Tu le peux. Du reste, la chose est simple.Les plus vieux papiers ont d’abord présenté, dès leur jeunesse, unesurface plane et lisse ; mais bientôt y apparurent desvergures, coupées à intervalles réguliers par des lignesperpendiculaires, les unes et les autres reproduisant l’empreintedu treillis métallique sur lequel la pâte avait été étalée. Dès lequatorzième siècle, on eut l’idée d’utiliser cette reproduction enlui faisant une marque de provenance ou de fabrique. Dans ce but,sur le treillis des formes, on broda en fil de laiton, desinitiales, des mots, des emblèmes de toutes sortes : ce sontles filigranes. Toute feuille de papier filigranée porte enelle-même son acte de naissance ; mais le difficile est de ledéchiffrer. Il faut un peu d’habitude : le pot, l’aigle, lacloche…

Théophraste ouvrait son portefeuille et tenditen tremblant son document :

– Pourrais-tu me dire l’âge exact de cepapier ?

Ambroise mit des lunettes et approcha lepapier du jour de la vitre.

– Il y a là, dit-il, une date : 172… Ledernier chiffre manque, ce serait donc un papier du dix-huitièmesiècle… À neuf ans près, notre tâche devient très facile.

– Oh ! fit Théophraste, j’ai bien vu ladate, mais est-ce que vraiment le papier est du dix-huitièmesiècle, est-ce que la date n’est pas menteuse ? Voilà ce queje voudrais savoir.

Ambroise montra le centre du papier :

– Vois !

Théophraste ne voyait rien. Alors, Ambroisealluma une petite lampe et éclaira le document. En mettant ledocument entre l’œil et la lampe, on distinguait dans l’épaisseurdu papier une sorte de couronne.

– Théophraste, fit Ambroise avec émotion, cepapier est excessivement rare. Cette marque est presque inconnue,car il a été peu tiré de cette marque dite « à la couronned’épines ». Ce papier, mon cher Théophraste, est exactement del’année 1721.

– Tu es sûr ?

– Oui. Mais dis-moi, s’écria tout à coupAmbroise, qui ne put dissimuler sa surprise, comment se fait-il quece document, qui date de 1721, soit, dans toutes ses partiesvisibles, de ton écriture ?

Théophraste se leva, remit son document dansson portefeuille et sortit, en titubant, sans répondre.

Je reprends, parmi tout un fatras de papiers,ce coin de mémoire de Théophraste :

« Ainsi maintenant, écrit Théophraste,j’avais la preuve, je ne pouvais plus douter, je n’en avais plus ledroit. Ce papier qui datait du commencement du dix-huitième siècle,du temps du Régent, cette feuille que j’avais trouvée ou plutôtque j’étais allé chercher dans une prison, portait bienmon écriture. J’avais écrit sur cette feuille, moi ThéophrasteLonguet, ex-marchand de timbres en caoutchouc, qui venais deprendre ma retraite la semaine passée, à l’âge de quarante et unans, j’avais écrit sur cette feuille les mots encoreincompréhensibles que j’y lisais, en 1721 ! Du reste, jen’avais pas besoin de M. Petito ni d’Ambroise pour en être sûr. Jele savais ! Tout en moi me criait : « C’est tonpapier ! c’est ton papier ! »

« Ainsi, avant d’être ThéophrasteLonguet, fils de Jean Longuet, maître jardinier à LaFerté-sous-Jouarre, j’avais été, dans les temps passés, quelqu’unque je ne savais pas, mais qui renaissait en moi. Oui, oui, parinstants, j’étais « tout écumant » de me ressouvenird’avoir vécu il y a deux cents ans.

« Qui étais-je ? Comment menommais-je alors ? Dans quel corps mon âme immortelleavait-elle momentanément élu domicile ? J’avais la certitudeque toutes ces questions ne resteraient point longtemps sansréponse. Est-ce que déjà des choses, que mon existence présenteignorait, ne surgissaient pas de mon existence passée ? Quevoulaient dire certaines phrases prononcées à laConciergerie ? Qui donc était ce Simon l’Auvergnat dont le nométait revenu par deux fois sur mes lèvres brûlantes ?

« Oui, oui, le nom d’autrefois, le mien,surgirait, lui aussi, de mon cerveau réveillé, et sachant quij’étais, je me rappellerais toute la vie revivante d’autrefois, etje lirais alors dans mon ardente mémoire tout le document d’untrait. »

M. Théophraste Longuet, il faut que je ledise, n’était pas parvenu à préciser ainsi, en quelques mots, sasituation exceptionnelle sans l’avoir, dans des lignesincohérentes, fait précéder de quelques divagations. Mais,vraiment, convient-il de s’en étonner ?

Ce qui lui arrivait n’était pas ordinaire.Songez que c’était un esprit simple, un peu lourd, un peu« suffisant », qui n’avait jamais cru qu’aux timbres encaoutchouc. C’était un aimable bourgeois honnête, strictement, etborné, et têtu. Il n’avait point de religion, la trouvant bonneseulement pour les femmes, et, sans affirmer son athéisme, il avaitcoutume de dire que « lorsqu’on était mort, c’était pourlongtemps ».

Or, il venait de découvrir de façon certaine,palpable qu’on n’était jamais mort !

C’était un coup. Il faut avouer que d’autres,même parmi ceux qui font métier, dans les sciences occultes, defréquenter quotidiennement les esprits, n’auraient peut-être pasaussi bien supporté.

Car, en fin de compte, Théophraste Longuet enprit vite son parti. Et même, du moment qu’il se rappelait avoirvécu vers la fin du dix-septième siècle et au commencement dudix-huitième, il regretta que la période fût aussi rapprochée. Tantqu’à faire, il aurait voulu remonter à deux mille ans.

Voilà bien le bourgeois de Paris ; il estplein de bon sens mais quand il exagère, rien ne lui coûte.

Dans l’incertitude de son esprit touchant uneexistence antérieure qui n’était plus niable, mais dont il ignoraittout encore, il ne pouvait se rattacher qu’à un chiffre :1721, et à une chose : la Conciergerie.

Et voici ce que, dès lors, il croyait pouvoiraffirmer : c’est que, en 1721, il se trouvait dans la prisonde la Conciergerie, probablement comme prisonnier d’État, car iln’admettait pas une seconde qu’il eût pu être enfermé, même sousLouis XV, lui, Théophraste, pour un crime de droit commun.

Dans un moment solennel, peut-être avant demarcher au supplice, il avait rédigé le document qui était, à cetteheure, en sa possession. Il avait caché le papier entre deuxpierres de son cachot et, repassant par là deux siècles plus tard,il l’y avait retrouvé. C’était simple. Ceci ne résultait point dequelque divagation surnaturelle, mais des faits eux-mêmes, qui nepouvaient s’expliquer logiquement que de cette sorte et aussi del’aspect du papier qui portait l’empreinte de son écriture.

Théophraste se remit, en secret, en face dudocument.

Certains mots du document prenaient dans sonesprit une importance toute naturelle. C’étaient les mots :trésors et trahison du 1er avril.

Et il ne désespérait point avec ces mots dereconstituer sa personnalité. D’abord, il avait été riche etpuissant. Les mots enfoui trésors signifiaient bien quel’homme qui avait écrit ces lignes avait été riche, puisqu’il avaitenfoui des trésors. Il avait été puissant, puisqu’il avaitété trahi. Dans son esprit même, cette trahison devait être unetrahison mémorable, peut-être une trahison historique, trahisondu 1er avril.

Oui, oui, toutes les bizarreries et tous lesmystères de ce papier laissaient au moins entrevoir avec certitudececi : qu’il avait été un grand personnage et qu’il avaitenfoui des trésors.

Après les avoir enfouis très mystérieusement,plus mystérieusement encore il en révélait l’existence au prix dequelle astuce ! Peut-être au prix de son sang. Car enfin cesmots de teinte roussâtre avaient sans doute été écrits avec sonsang. Plus tard, il se proposait de consulter là-dessus un chimistedistingué.

« Pourvu, mon Dieu, pensait-il, encore,qu’on n’y ait pas touché ! Ces trésors m’appartiennent,puisque c’est moi qui les ai enfouis. Si besoin est, avec cedocument qui est de mon écriture, j’établirai mes droits depropriété. »

Théophraste Longuet n’était pas riche. Il seretirait du commerce avec une honnête petite aisance : lamaison de campagne, le jardinet, la pièce d’eau, la boule. C’étaitpeu, avec les goûts quelquefois somptueux de Marceline. Décidément,les trésors arrivaient bien.

Et Théophraste se replongeait dans l’étude deson papier.

Il faut dire tout de suite, à sa louange,qu’il était beaucoup plus intrigué par le mystère de sapersonnalité que par le mystère des trésors ; aussi, il serésolut à interrompre momentanément ses recherches, jusqu’au jouroù il pourrait enfin donner un nom au personnage qu’avait étéThéophraste Longuet, en 1721. Cette découverte, qui l’intéressaitau plus haut point, devait être, dans son esprit, la clef de toutesles autres.

Ce qui l’étonnait un peu, c’était ladisparition soudaine de ce qu’il appelait « son instincthistorique », instinct qui lui avait fait défaut toute sa vie,mais qui s’était révélé à lui avec la promptitude et la force d’uncoup de tonnerre, dans les bas-fonds de la Conciergerie. Un moment,l’Autre, comme il disait en s’entretenant du grand personnage dudix-huitième siècle qu’il avait été, l’Autre l’avait possédé.L’Autre était alors si bien entré en maître chez Théophraste qu’ilavait agi avec ses mains et parlé avec sa bouche. C’était l’Autrequi avait trouvé le document, c’était l’Autre qui avait crié :« Parbleu ! c’est l’allée des Pailleux »,c’était l’Autre qui avait appelé Simon l’Auvergnat. Etdepuis, l’Autre avait disparu. Théophraste ne savait plus ce qu’ilétait devenu. Il le cherchait en vain. Il se tâtait. Il descendaiten lui-même. Rien !

Théophraste n’entendait point que les chosesse passassent de la sorte. Théophraste, avant cette aventure,n’avait aucune curiosité malsaine de savoir ce qui était aucommencement des choses, ce qui devait être à la fin ; iln’avait point perdu son temps à sonder des mystères philosophiques,dont la vanité lui avait toujours fait hausser les épaules. C’étaitun bourgeois tranquille qui savait que deux et deux font quatre etqui n’aurait jamais imaginé qu’un même homme pût fabriquer destimbres en caoutchouc en l’an 1899 et avoir été enfermé dans uncachot, après avoir enfoui des trésors, en 1721. Mais puisque larévélation d’un fait aussi prodigieusement exceptionnel étaitvenue, sans qu’il la demandât, habiter son esprit, avec despreuves, il s’était juré d’aller « jusqu’au bout ».Il saurait. Il saurait tout.

Son instinct pouvait l’abandonnermomentanément ; il irait chercher dans les livres. Et ilfinirait bien par découvrir qui était ce personnage puissant etriche qui avait été enfermé dans un cachot en 1721, après avoir ététrahi le 1er avril. Quel 1er avril ?Ceci restait à déterminer.

Il courut dès lors les bibliothèques etpoursuivit son personnage. Il fit défiler devant lui les premiersdu royaume.

Pendant qu’il y était, il ne trouvait rien detrop beau. Des ducs et pairs, des généraux illustres, des grandsfinanciers, des princes du sang. Il s’arrêta un instant à Law, maisil lui trouva l’esprit trop dissipé ; à Maurice de Saxe,« qui devait gagner la bataille de Fontenoy » ; aucomte Du Barry, qui avait eu les plus belles maîtresses deParis ; il eut la terreur, un moment, d’avoir été le comte deCharolais, « qui se distinguait par ses débauches et tuait àcoups de carabine les couvreurs sur les toits ». Il fut,pendant quarante-huit heures, le cardinal de Polignac, qui ledégoûta quand il apprit qu’il avait les faveurs de la duchesse duMaine. Certes, il finissait bien par trouver, en quelque coin del’Histoire, une figure sympathique que les écrivains de l’époqueparaient des plus engageantes couleurs et gratifiaient des plussolides vertus, mais il se voyait bientôt obligé de délaisser cettefigure comme il avait fait des précédentes, car à toutes ilmanquait ces deux choses principales : d’avoir été enfermées àla Conciergerie en 1721 et d’avoir été trahies le 1eravril.

Cependant, il venait de découvrir, dans leJournal de Barbier,un bâtard du Régent qui allaitpeut-être faire son affaire, quand il se produisit des événementsqui le précipitèrent dans une stupeur voisine de laconsternation.

Il nous faut un instant quitter Paris et nousrendre avec M. Théophraste Longuet dans cette petite propriété desbords de la Marne qu’il commençait d’occuper aux premiers rayons dusoleil de juillet. Il s’y était fait, cette année, précéder deMarceline et de son ami Adolphe, qui avaient mission de toutaménager pour la définitive villégiature. Aussi, ces joursderniers, avait-il pu en toute sécurité et en toute paix, seul àParis, vaquer aux occupations inaccoutumées que lui donnait sonnouvel état dans le monde.

Nous prendrons le train à la gare de l’Estavec Théophraste et n’aurons garde d’user de notre droitd’historiographe pour pénétrer avant lui dans la villa « Flotsd’Azur » qui dressait ses murs blancs et ses tuiles rouges surle coteau vert d’Esbly. Nous n’aurons garde, disons-nous, defranchir ce seuil sans nous être fait annoncer, car on apprendtoujours trop tôt l’infortune domestique d’un brave homme.

Il ne faut point pour cela que M. AdolpheLecamus nous en apparaisse moins sympathique, car nous devons à lavérité de dire que Théophraste avait tout fait pour réaliser cettecatastrophe domestique. Mais il ne s’en doutait pas.

Pourquoi cette villa s’appelait-elle villa« Flots d’Azur » ? Parce que Théophraste l’avaitvoulu. En vain Adolphe lui avait-il remontré que c’était là un nompour villa des bords de la mer ; il avait répondu avec unegrande logique qu’il était souvent au Tréport et qu’il avaittoujours vu la mer verte ; qu’il péchait le goujon dans laMarne et que, par les beaux ciels d’été, il avait vu la rivièrebleue. Ne disait-on pas aussi : « Le beau Danubebleu » ? Du moment que l’océan n’avait pas le monopoledes flots bleus, il ne voyait pas pourquoi il se priveraitd’appeler sa villa des bords de la Marne : villa « Flotsd’Azur ».

Ce jour-là était le jour anniversaire dumariage de Théophraste.

Théophraste embrassa, sur le seuil de lavilla, sa femme avec une émotion annuelle. Certes, il l’aimait bientoute l’année, mais, le jour anniversaire de son mariage, ilcroyait de son devoir d’honnête mari de l’aimer davantage.

Marceline aimait aussi beaucoupThéophraste ; ce n’était point une raison, parce qu’elleaimait également beaucoup Adolphe, pour que Théophraste eût à ensouffrir. Elle n’aurait pas trouvé cela juste : or,c’était une nature adultère, mais droite…

De son côté, Adolphe adorait Marceline et seserait fait tuer pour Théophraste.

Quand on réfléchit à cette merveilleuse unionde trois cœurs qui s’estiment, on se prend à regretter, tout demême, que la villa « Flots d’Azur » ne se soit pasappelée villa « Flots d’Amour ».

Théophraste serra avec effusion la maind’Adolphe, qui se tenait derrière Marceline. Il fit compliment à safemme de sa belle mine, et cela sur un petit ton gaillard quisentait son bâtard du Régent.

Il avait, ce jour-là encore, son ombrelleverte, mais il l’agitait de façon désinvolte, en faisant soncompliment, comme il pensait qu’on en usait des cannes aucommencement du XVIIIe siècle.

Vous savez que Théophraste n’était point unesprit vaniteux ; mais on n’apprend pas, par une sorte demiracle scientifique, qu’on a été un grand homme il y a deux centsans sans qu’il vous en reste quelque chose dans les manières, dansla façon d’être avec les gens et avec les choses.

Quelques amis étaient venus des environs avecleurs femmes pour fêter, comme ils en avaient coutume,l’anniversaire de l’heureux ménage. Théophraste sut trouver le motqu’il fallait pour chacun et une flatterie délicate pour chacune.Sa femme et Adolphe le regardaient, un peu étonnés, et letrouvaient, ce jour-là, à son avantage.

On se mit à table dans le jardin, sous latente. La conversation roula tout d’abord sur les derniersévénements de la pêche à la ligne, dont l’ouverture était encorerécente.

M. Lopard avait péché un gros« bétet » de trois livres ; la vieilleMlle Taburet, qui trempait son fil dans l’eau ledimanche, se plaignait qu’on fût venu, pendant la semaine, pêcher« sur son coup ». Un troisième déclarait qu’on donnaittrop à manger au poisson, qu’on le gavait et que l’amorce finissaitpar nuire à l’appât. Une discussion s’engagea sur le mode d’appâtqu’il convenait d’employer en cette partie de l’année. Enfin, toutle monde fut d’accord pour constater que le poisson diminuait« dans des proportions effrayantes ».

Théophraste ne disait rien. Il trouvait cesbonnes gens trop bourgeois. Il eût voulu relever le niveau de laconversation. Il eût voulu aussi que cette conversation répondîtaux préoccupations brûlantes de son esprit.

Il sut, par un habile artifice, comme le soirtombait et que le dîner touchait à sa fin, amener son ami Adolphe àémettre quelques aphorismes sur les revenants ; des revenants,on s’en fut vers le peresprit. Une dame du voisinage, quiconnaissait une somnambule, rapporta des faits étranges qui eurentle don de captiver l’imagination de la compagnie. Adolphe,là-dessus, expliqua, à la mode spirite, les phénomènes dusomnambulisme et cita Allan Kardec. Adolphe n’était jamaisembarrassé pour expliquer ces phénomènes. Enfin on en arriva, à cepoint désiré par Théophraste : à la transmigration des âmes età la métempsychose.

– Est-il possible, demanda Marceline, qu’uneâme revienne habiter un corps ? Vous me l’avez souventaffirmé, Adolphe, mon ami, mais il me semble que notre raisonrepousse avec force une pareille hypothèse.

– Rien ne se perd dans la nature, réponditAdolphe avec autorité, ni les âmes ni les corps. Tout setransforme, les âmes comme les corps. La réincarnation des âmesdans le but d’une purification nécessaire est un dogme qui remonteà la plus haute antiquité et que les sages de tous les temps segardent de nier.

– Si on revenait dans un corps, ditMarceline, on le saurait.

– Pas toujours, fit Adolphe, maisquelquefois.

– Ah ! quelquefois ? demandaThéophraste, qui sentait son cœur battre avec un grand tumulte.

– Oui, il y a des exemples, ainsi PtoléméeCésarion, fils de César et de Cléopâtre, qui était roi d’Égyptetrente ans avant Jésus-Christ, se rappelait fort bien avoir étéPythagore, un philosophe grec qui avait vécu six cents ansauparavant.

– Pas possible ! s’écrièrent les dames,cependant que les messieurs souriaient.

– Il ne faut pas rire messieurs. Il estimpossible de parler de choses plus sérieuses, fit Adolphesévèrement.

Il reprit :

– Notre transformisme actuel, qui estle dernier mot de la science, est en plein accord avec la théoriede la réincarnation. Qu’est-ce que le transformisme, sinon l’idéed’après laquelle les êtres vivants se transforment progressivementles uns dans les autres ? La Nature se présente ànous sous l’aspect d’une étincelle élaboratrice perfectionnant sanscesse les types créés pour atteindre un idéal qui sera lecouronnement définitif de la loi du progrès ! Comme la fin dela nature est unique, ce que la nature fait pour les corps, elle lefait aussi pour les âmes. Je puis vous l’affirmer, répéta Adolphe,car j’ai beaucoup étudié cette question, qui est à l’origine detoute science qui se respecte.

M. Adolphe n’était point compris de lacompagnie, ce dont il s’enorgueillissait intérieurement ; iln’en était pas moins écouté avec extase et il se plaisait à voirque Théophraste, qui était d’ordinaire rebelle à ce genre deconversation, semblait y prendre un plaisir extrême. Il se lançadans des considérations que je veux abréger ici, mais dont jedonnerai tout de même un léger aperçu pour que les mauvais esprits,qui pourraient s’imaginer que cette histoire extraordinaire deThéophraste Longuet est le fruit d’une imagination en délire,soient enfin persuadés qu’elle repose sur les bases scientifiquesles plus sérieuses.

– La transmigration des âmes était enseignéedans l’Inde, dit Adolphe, berceau du genre humain ; puis ellele fut en Égypte, puis en Grèce. On la chantait dans les mystères,au nom d’Orphée. Cependant, Pythagore, qui continua cetenseignement, n’admettait pas, avec les philosophes du bord duGange, que l’âme dût parcourir le cycle de toutes les existencesanimales. Il ne la faisait jamais habiter, par exemple, dans uncochon.

– Il y a pourtant des hommes, ditMme Bache, la receveuse des postes deVilliers-sur-Morin, qui ont des âmes de cochon.

– Sans doute, fit Adolphe avec unsourire ; mais on ne saurait conclure de là qu’il y a descochons qui ont des âmes d’homme. Voilà ce que voulait direPythagore. Platon a adopté la doctrine de Pythagore C’est lepremier qui a donné, dans le Phédon, les preuves que lesâmes ne s’exilent pas pour toujours et qu’elles reviennent animerde nouveaux corps.

– Oh ! si nous pouvions avoir des preuvesd’une affaire pareille ! s’écria Mme Sampic, lafemme du percepteur de Pont-aux-Dames, en regardant MmeBache.

– Ça ne me ferait plus rien de mourir, déclarala vieille Mlle Taburet, qui vivait dans la terreur detrépasser.

– Voici les preuves, continua Adolphe. Ellessont au nombre de deux. L’une est tirée de l’ordre général de lanature ; l’autre de la conscience humaine. Premièrement« La nature, dit Platon, est gouvernée par la loi descontraires. Par cela seul donc que nous voyons dans son sein lamort succéder à la vie, nous sommes obligés de croire que la viesuccédera à la mort. » Est-ce clair ?

– Oui, oui, lui fut-il répondu de toutesparts.

– « D’ailleurs, continue Platon, rien nepouvant naître de rien, si les êtres que nous voyons mourir nedevaient jamais revenir à la vie, tout finirait par s’absorber dansla mort, et la nature deviendrait un jour semblable àEndymion ! » Vous avez bien compris la premièrepreuve ?

– La seconde ! réclamèrent les convives,qui n’avaient rien compris du tout et qui oncques n’avaient entenduparler d’Endymion, lequel, pour avoir trop apprécié les charmes deJunon, dormait, aux grottes de Latmos, son éternel sommeil.

– Deuxièmement, obtempéra Adolphe, si aprèsavoir consulté les lois générales de l’univers, nous descendons aufond de notre âme, nous y trouverons le même dogme attesté par lefait de la réminiscence ! « Apprendre,criePlaton à l’univers, apprendre, ce n’est pas autre chose que sesouvenir. » Puisque notre âme apprend, c’est qu’elle sesouvient ; elle se souvient de quoi, sinon d’avoir vécu ?Et d’avoir vécu dans un autre corps ? Pourquoi necroirions-nous pas qu’en quittant le corps qu’elle anime à cetteheure, elle en pourra animer successivement plusieursautres ? Et je cite textuellement Platon ! remarquaencore Adolphe.

Théophraste, qui se sentait depuis quelquesmoments une étrange chaleur au cœur et à la cervelle, crut devoirajouter :

– Et vous savez, messieurs et mesdames,Platon, c’était quelqu’un !

Adolphe regarda Marceline en souriant de laréflexion inutile de Théophraste. Puis il passa de Platon à unauteur plus moderne.

– Charles Fourier a dit : « Où estle vieillard qui ne voulût être sûr de renaître et de rapporterdans une autre vie l’expérience qu’il a acquise danscelle-ci ? Prétendre que ce désir doit rester sansréalisation, c’est admettre que Dieu puisse nous tromper. Il fautdonc reconnaître que nous avons vécu déjà avant d’être ce que noussommes, et plusieurs autres vies nous attendent. Toutes ces vies –ajoute Fourier avec une précision dont on ne saurait trop luisavoir gré – au nombre de huit cent dix, sont distribuéesentre cinq périodes d’inégale étendue et embrassent une durée dequatre-vingt-un mille ans. »

– Mâtin ! Quatre-vingt-un milleans ! interrompit M. Lopard ; ce n’est pas de la crottede bique !

– Nous en passerons, expliqua Adolphe,vingt-sept mille sur notre planète et cinquante-quatre milleailleurs.

– Au bout de combien de temps revient-on dansun autre corps ? demanda Mme Bache.

– Il faut compter environ deux ou trois milleans au minimum, s’il faut en croire Allan Kardec. À moins que nousne soyons décédés de mort violente. Alors, surtout si on a succombéau dernier supplice, on peut être réincarné au bout de deux centsans.

Théophraste pensait : « C’est biencela. Ils m’auront pendu, ou si je ne suis pas passé par le gibet,ils se seront débarrassés de moi par quelque autre supplice plus enrapport avec ma première naissance. Tout de même, songeait-il avecun juste orgueil, si tous ces gens qui m’entourent savaient à quiils ont affaire – à un prince du sang peut-être, à un bâtard duRégent, je n’ose encore l’affirmer – ils seraient bien étonnés etfrappés de respect. Mais non, ils se disent : « C’estThéophraste Longuet, fabricant de timbres en caoutchouc », etcela leur suffit. »

On venait d’apporter le Champagne. Le premierbouchon fit entendre son explosion joyeuse. Adolphe s’était tu.Tout le monde était encore sous l’impression de ses discours.Cependant, on ne demandait qu’à s’amuser.

C’est alors que Marceline se tourna versThéophraste et le pria de chanter cette chanson qu’il avait coutumede faire entendre au dessert, à chaque anniversaire de leurmariage. Il l’avait chantée le jour même des noces et elle avaiteu, à cause de sa grâce et de sa fraîcheur, un succès général.C’était la Lisette de Béranger.

Mais quelle fut la stupéfaction de Marcelineet de tous les convives, quand ils virent Théophraste se lever,jeter sa serviette sur la table et dire à la maîtresse decéans :

– Comme tu voudras,Marie-Antoinette ! Je n’ai absolument rien à terefuser.

– Oh ! mon Dieu, s’écria Marceline. Ilm’appelle Marie-Antoinette, et voilà que sa voix lereprend !

Mais les convives n’étaient pas revenus decette légère algarade que Théophraste, d’une voix éclatante, d’unevoix que les autres ne lui connaissaient pas, de sa voix de laConciergerie, chantait…

Et quelle chanson ! Pour se rendre comptede l’effet qu’elle produisit, il faut se représenter qu’il y avaitce soir-là, chez Théophraste, la société la plus choisie deCrécy-en-Brie à Lagny-Thorigny-Pomponne.

Il la chanta sur un vieil airfrançais :

Ton joli, belle meunière,

Ton joli moulin.

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