La Double vie de Théophraste Longuet

V – M. LECAMUS DIT DES CHOSESDÉSAGRÉABLES À M. LONGUET.

 

« Il pouvait être deux heures du matin,continue à nous narrer Théophraste dans ses Mémoires, quand machère Marceline sut me persuader qu’il était de toute nécessité defaire à M. Adolphe Lecamus mes confidences. La grande expérienced’Adolphe, sa science certaine de la métaphysique, disait-elle,devaient être d’un grand secours à un homme qui avait enfoui destrésors deux cents ans auparavant et qui voulait les retrouver.

« – Tu verras, mon ami, ajouta-t-elle, tuverras que c’est lui qui te dira comment tu t’appelles.

« Elle était si gentille que je finis parcéder à ses instances. Et, dès la matinée, j’entrepris Adolphe surl’événement de la veille. C’est ainsi que de fil en aiguille, jeveux dire de chanson en document et de document en Conciergerie, jelui contai tout, en épiant sur son visage l’effet qu’une tellerévélation pouvait lui produire. Je constatai que je l’avaiscomplètement ahuri. Ceci me parut même étrange au plus haut pointqu’un homme qui faisait profession de spiritisme s’étonnât ainsi dese trouver en face d’un bourgeois sain de corps et d’esprit, lequelprétendait avoir eu une existence certaine deux cents ans avant derenaître. Il me répondit que ma conduite au repas de la veille etles phrases incompréhensibles que j’avais prononcées devant luidepuis notre visite à la Conciergerie étaient bien faites pour lepréparer à une aussi exceptionnelle confidence, mais enfin qu’il nes’y attendait pas, que je l’en voyais tout interloqué et qu’ilserait heureux de toucher du doigt les preuves d’un telphénomène.

Je sortis mon document. Il ne put en nierl’authenticité et reconnut mon écriture. Cette dernièreconstatation lui tira une exclamation dont je voulus connaîtretoute la raison. Il me répondit que mon écriture sur un documentdatant de deux siècles lui expliquait bien des choses. Quoiencore ? fis-je. Il m’avoua alors avec une grande loyauté que,jusqu’à ce jour, il n’avait rien compris à mon écriture et qu’illui aurait été impossible d’établir un rapport quelconque entrecette écriture et le caractère qu’il me connaissait.

« – Vraiment, interrompis-je, et quelcaractère me connaissez-vous, Adolphe ?

« – Me permettez-vous de vous le dire etme promettez-vous de ne m’en point vouloir ?

« – Je vous le promets.

« Il me fit, sur cette promesse, unepeinture de mon caractère : qu’il était celui d’un bravebourgeois, d’un honnête marchand, d’un excellent mari, mais d’unhomme incapable de montrer de la fermeté, de la volonté, del’énergie. Il me dit encore que ma timidité était excessive et quecette bonté qu’il me reconnaissait tout à l’heure était toujoursprête à dégénérer en faiblesse.

« Le portrait n’était guère flatté, et jene me cachai point pour en rougir.

« – Et maintenant, fis-je, que vousm’avez dit ce que vous pensez de mon caractère, me direz-vous ceque vous pensez de mon écriture ?

« – Oui, répondit-il, puisqu’aujourd’huic’est nécessaire.

« Alors, il me fit, sur mon écriture, desobservations qui n’auraient point manqué de me fâcher tout à faitsi je ne m’étais souvenu que M. Petito, le professeur d’italien,m’en avait servi de concordantes. Il me dit :

« – Votre écriture exprime tous lessentiments contraires à la nature que je vous connais, et jen’imagine rien de plus antithétique que votre écriture et votrecaractère. C’est donc que vous n’avez pas l’écriture de votrecaractère actuel, mais l’écriture de l’Autre.

« – Oh ! oh ! m’écriai-je,c’est fort intéressant ! l’Autre était doncénergique ?

« Et je pensai à part moi que l’Autreavait dû être quelque grand capitaine. Voici ce qu’Adolphe ajouta,et que je me rappellerai toute ma vie, tant j’en conçus depeine :

« – Tout marque, dans ces jambages etdans la façon aiguë qu’ils ont de se rejoindre, et dans la manièrequ’ils ont de grandir, de monter, de se dépasser les uns lesautres, de l’énergie, de la fermeté, de l’entêtement, de la dureté,de l’ardeur, de l’activité, de l’ambition… pour lemal ! J’étais consterné, mais je m’écriai dans une lueurde génie :

« – Où est le mal ? Où est lebien ? Si Attila avait su écrire, il eût peut-être eul’écriture de Napoléon !

« – On a appelé Attila « le fléau deDieu ! », dit-il.

« – Et Napoléon a été le fléau deshommes ! répliquai-je du tac au tac.

« Je contenais difficilement mon courrouxet je lui boutai que Théophraste Longuet ne pouvait être qu’unhonnête homme avant sa vie, pendant sa vie, et après samort.

« Marceline, ma chère femme, m’approuva,et Adolphe, qui vit qu’il était allé trop loin, me demandapardon. »

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer