La Double vie de Théophraste Longuet

VII – LE PORTRAIT.

 

L’événement capital de cette histoire et sonhéros nous ont à ce point occupé que nous n’avons point trouvé letemps de présenter comme il faut M. Adolphe Lecamus. Le peu quenous en savons n’est point pour le rendre sympathique. La placequ’il occupe dans le ménage Longuet, et qui est éminemmentimmorale, le cynisme avec lequel il trompe une âme simple, le peude danger qu’il semble courir en accomplissant un larcin qui esthonteusement puni par le code Napoléon, voilà bien des raisons pourque nous nous éloignions de lui en marquant quelque mépris. Ceserait, disons-le tout de suite, le juger hâtivement. Il sied,avant de le condamner, de plaider les circonstances atténuantes. Laprincipale, et qui vaut bien qu’on s’y arrête, est qu’il aimeThéophraste par-dessus tout. Il l’aime dans ses défauts, dans sesfaiblesses, dans sa naïveté, dans la confiance qu’il a enlui, et surtout dans l’admiration qu’il a de lui, Adolphe. Iln’est point de sacrifice qu’il ne soit prêt à consentir pourThéophraste, et je dis que si Théophraste avait des ennuisd’argent, qui sont les seuls véritables ennuis qui comptentici-bas, Adolphe Lecamus ouvrirait sa bourse et lui dirait :Prends !

Adolphe aime Théophraste par-dessus tout,c’est-à-dire qu’il l’aime par-dessus Marceline. Je ne prétendspoint faire ici de la psychologie, mais je me trouve en face d’uncas qui est beaucoup moins ordinaire qu’on ne serait porté à lecroire. Adolphe aime bien Marceline, puisqu’il en a fait samaîtresse, et cependant il aime Théophraste plus que sa maîtresse,qui est la femme de Théophraste. Je m’explique. S’il avait su, parun avertissement surnaturel de l’Avenir, que Théophraste aurait unjour le chagrin d’apprendre qu’il était cocu, Adolphe auraitrespecté Marceline. Mais Adolphe s’était dit :« Théophraste ne saura jamais rien ; malheur cachén’existe pas. » Et voilà dans quel sentiment il était devenul’amant de la femme de son meilleur ami.

Ces lignes étaient nécessaires pour que lelecteur comprît bien que la fourberie de l’amant – si tant estqu’il y eût fourberie en la circonstance – ne pouvait contredire enrien le dévouement de l’ami.

Adolphe était dévoué à Théophraste. Aussi,après le départ du commissaire, se prit-il à considérer avec unréel désespoir, sur la table de la salle à manger, les troismontres, les six mouchoirs, les quatre portefeuilles et lesdix-huit porte-monnaie. (Il est beaucoup plus facile de s’emparerde dix-huit porte-monnaie dans la poche d’un pantalon que de volerquatre portefeuilles dans la poche intérieure d’une redingote quipeut être boutonnée.)

Marceline, Adolphe et Théophraste se taisaientdevant l’étalage inattendu de ces objets disparates.

Théophraste était d’une tristesse effrayante àvoir. Il rompit le premier le silence. Il dit :

– Je n’ai plus rien dans mes poches…

– Oh ! mon ami ! fit Marceline, dansun soupir de reproche.

– Mon pauvre ami ! accentue Adolphe, quicraignait de laisser pénétrer sa pensée.

– Je crois bien, murmura Théophraste, quiépongeait la sueur froide de son front avec un mouchoir dont ilignorait la provenance, je crois bien que j’ai eu ma plumenoire !…

Marceline et Adolphe, atterrés, se taisaientencore.

Théophraste les regarda, essuya les verres deses lunettes ; il sourit et dit :

– Après tout, dans ce temps-là, c’étaitpeut-être un jeu de société ! Et il se fourra l’index dela main droite dans la bouche, geste familier qui indiquait chezThéophraste une préoccupation excessive. Ni Marceline, ni Adolphe,ni Théophraste n’osaient toucher un seul de ces objets inconnus quisurchargeaient la table.

Mon ami, reprit Marceline, retire ton doigt deta bouche et dis-nous comment tu as fait pour avoir sur toi troismontres, six mouchoirs, quatre portefeuilles et dix-huitporte-monnaie, sans compter le mouchoir et le portefeuille de M. lecommissaire Mifroid. J’ai retourné ce matin toutes tes poches, ennettoyant tes effets, et je n’y ai trouvé, comme à l’ordinaire, quequelques grains de tabac.

– Il y avait, place de la Concorde, fitThéophraste, une agglomération ; je suis entré dedans et j’ensuis sorti avec tout cela ; c’est bien simple.

– Qu’est-ce que nous allons en faire ?demanda Adolphe d’une voix grave.

– Et qu’est-ce que tu veux que j’enfasse ? répliqua Théophraste, qui se remettait peu à peu. Tune penses pas que je vais les garder ?

Est-ce que j’ai l’habitude de garder ce qui nem’appartient pas ? Je suis un honnête homme et je n’ai jamaisfait de tort à personne. Tu vas prendre tout cela et le porter chezton ami le commissaire de police Mifroid. Il lui sera facile deretrouver les propriétaires.

– Et qu’est-ce que je lui dirai ?

– Ce que tu voudras ! éclata Théophrastequi commençait à s’impatienter. Est-ce que l’honnête cocher quitrouve une serviette et cinquante mille francs dans sa voiture, etqui les porte au commissaire, se préoccupe de ce qu’il dira ?Il dit : J’ai trouvé ceci dans ma voiture ! et celasuffit. On lui donne même une récompense. Toi, tu diras : monami Longuet me charge de vous rapporter ces objets qu’il a trouvésdans ses poches et il ne demande pas de récompense !

Depuis un instant, Marceline avait placé sousla table son pied sur le pied d’Adolphe. Du reste, c’était là, leplus souvent, quand il y avait table entre eux, que l’on pouvaittrouver le pied de Marceline. Il ne faut point l’en blâmer. Songezque sa tendresse pour son mari pouvait librement s’exprimer ;il lui était loisible, devant tout le monde, de l’embrasser, de lecaresser, de l’appeler « mon Théo ! » et del’entourer de ces mille petites attentions qui, venant d’une femme,surtout de la sienne, flattent infiniment le cœur et la vanité sinaturelle d’un époux. Mais si quelque démonstration de sympathie unpeu osée lui eût échappé en public à l’adresse d’Adolphe Lecamus,on n’eût point manqué de dire que Théophraste était trompé par sonmeilleur ami.

Elle, Marceline, eût été compromise,Théophraste eut été ridicule et Adolphe Lecamus eût passé pour unvilain monsieur.

Comme Marceline était une femme intelligente,elle avait résolu d’éviter cette inutile et triple catastrophe enréservant toutes ses caresses visibles à son mari et en gardant lescachées pour son amant. Il se rencontre beaucoup de femmes mariéesqui n’ont point cette discrétion, et elles s’en trouvent, lespremières, châtiées par les désagréments que tant de bénévoleaudace leur attire. La caresse du pied était celle que Marcelineprodiguait le plus souvent à M. Lecamus ; c’était aussi, ilfaut l’avouer, parmi toutes les autres, la caresse la plusinoffensive. Mais elle s’y complaisait. Puisqu’il leur étaitinterdit, à Adolphe et à elle, de s’attarder en de longuessongeries, la main dans la main, comme on le voit faire aux amantsdans les tableaux des peintres mélancoliques, ils s’oubliaientainsi, le pied sur le pied. Et même, par un juste équilibre detoutes les facultés, pendant des heures quelquefois, quand il yavait une table entre eux trois, Marceline et Théophraste restaientla main dans la main au-dessus de cette table, cependant queMarceline et Adolphe, au-dessous, restaient le pied sur le pied. EtMarceline, qui avait, comme on dit, de la santé, était aussiheureuse au-dessus de la table qu’au-dessous.

Le jeu du pied, ce soir-là, n’était pointsimplement une caresse ; il signifiait :« Adolphe ! Adolphe ! où allons-nous ? Il mesemble que Théophraste déménage. Viens à mon secours ! Viensau secours de Théophraste ! »

Adolphe avait compris : il fronçait lessourcils et se grattait le bout du nez. Il jugeait la minuteimportante. Il regarda encore Théophraste, il regarda lesporte-monnaie. Il toussa. Il dit :

– Théophraste, ce qui vient de se passer n’estpas naturel. Il faut tâcher de nous expliquer. Il faut nousefforcer de comprendre. Il ne faut point fermer les yeux, mon ami.Il faut les ouvrir ! les ouvrir tout grands à tonmalheur, si malheur il y a, afin de le combattre.

– De quel malheur parles-tu ? demandaThéophraste, redevenu timide, et prenant, dans sa détresse, la mainde Marceline.

– C’est toujours un malheur d’avoir dans sespoches des choses qui ne vous appartiennent pas.

– Il n’y a que cela dans les poches desprestidigitateurs ! s’écria Théophraste avec force. Et lesprestidigitateurs sont d’honnêtes gens. Et Théophraste Longuet estun honnête homme, par les tripes de Mme dePhalaris !

Ayant dit ces choses, il retomba, exténué, sursa chaise et entre eux trois, il y eut un grand silence.

Quand Théophraste sortit de sa torpeur, sesyeux étaient pleins de larmes. Il fit signe à son ami et à sa femmed’approcher tout près de lui et, quand ils furent à ses côtés, ilmarqua une émotion pitoyable.

– Je sens qu’Adolphe a raison. Un grandmalheur me menace… Je ne sais lequel ! Je ne saislequel ! Mon Dieu ! mon Dieu ! je ne saislequel.

Et il pleura… Adolphe et Marceline tentèrentde le consoler, mais il pleura encore, et ils eurent, eux aussi, ladouceur de pleurer. Ils s’étreignirent tous les trois. Théophrasteles tenait embrassés.

– Jurez-moi, disait ce brave et honnête homme,jurez-moi de ne m’abandonner jamais, quoi qu’ilarrive !

Ils le jurèrent, de bonne foi. Alors Adolpheexigea qu’il lui apportât le document. Il alla le lui chercher. Ilsse rassirent, après s’être mouchés bruyamment. Adolphe avait étaléle document devant lui. Il y eut un pesant silence. Adolphe hochaitla tête et puis, délibérément, il la releva.

– Théophraste, ordonna-t-il, il faut tout medire. Rêvez-vous quelquefois ?

– Si je rêve ? répéta notre ami, si jerêve ? C’est bien possible ; mais comme mes digestionssont excellentes, je ne me rappelle guère avoir rêvé.

– Jamais ? insista Adolphe.

– Oh ! jamais, c’est trop dire. Ainsi, ilme souvient d’avoir rêvé quatre ou cinq fois dans ma vie, en effet.Il m’en souvient peut-être parce que je me réveillais chaque foisau milieu de mon rêve et que c’était toujours le même rêve. Mais dequel intérêt cela peut-il être dans le cas qui nous occupe, moncher ami ?

Adolphe continua :

– Les rêves n’ont jamais été expliqués par lascience ; celle-ci croit avoir tout dit en les attribuant à uneffet de l’imagination, mais elle ne nous donne pas la raison deces visions si claires et si nettes qui nous apparaissentquelquefois. Ainsi explique-t-elle une chose qui n’est pas connuepar une autre qui ne l’est pas davantage. La question reste donctout entière. C’est, dit-on, les souvenirs des préoccupations de laveille que nous rêvons ; mais en admettant même cette solutionqui n’en est pas une, il resterait encore à savoir quel est cemiroir magique qui conserve ainsi l’empreinte des choses ? Enoutre, comment expliquer les visions des choses réelles quel’on n’a jamais vues à l’état de veille et auxquelles même on n’ajamais pensé ! Qui pourrait affirmer que ce ne sont pointlà des visions rétrospectives des événements passés avant lavie !

– En vérité, mon cher Adolphe, répliquaThéophraste avec une grande douceur, je dois vous avouer que leschoses que j’ai rêvées – et je les ai rêvées trois fois, jel’affirme maintenant – sont peut-être réelles, dans le passé oudans l’avenir, mais que je ne les ai jamais vues, à l’état deveille, dans le présent[2]

– Vous me comprenez, congratula Adolphe.Racontez-moi donc ces choses que vous avez rêvées et que vousn’avez jamais vues.

– Oh ! ce ne sera pas long, mais c’esttant mieux, parce que ce n’est pas gai. Je rêvais que j’étais mariéà une femme que j’appelais Marie-Antoinette et qui me trompait, etalors…

– Et alors ! interrogea Adolphe qui nequittait plus des yeux le document.

– Et alors, je la découpais enmorceaux !

– Oh ! l’horreur ! s’écriaMarceline.

– C’est horrible, en effet, continuaThéophraste en hochant la tête, et alors…

– Et alors ?

– Je mettais les morceaux dans une hotte etj’allais la décharger dans la Seine, au petit pont de l’Hôtel-Dieu.Ensuite je me réveillais, et je dois vous dire que je n’en étaispas fâché.

Adolphe donna un grand coup de poing sur latable.

– C’est épouvantable ! s’écria-t-il d’unevoix rauque, en regardant Théophraste.

– N’est-ce pas ? fit Marceline, toutefrissonnante.

– Je viens de lire entièrement la premièreligne du document et voilà ce qui est épouvantable !continua-t-il à gémir. Hélas ! Je comprendsmaintenant !

– Et que comprends-tu ? fit Théophraste,effrayé, lui aussi, en suivant, du doigt d’Adolphe, les deuxpremières lignes du document.

– Ceci veut dire, affirma M. Lecamus :Moi, rt !’… j’ai enfoui trésors.Vous entendez ! Moi, rt »… Et vous ne savez pasqui c’est, rt ! Eh bien ! je ne veux pas vous ledire avant d’en être tout à fait sûr. Et j’en serai sûr demain.Demain, Théophraste, soyez à deux heures à l’angle de la rueGuénégaud et de la rue Mazarine !… J’emporte ces objets chezmon ami Mifroid, qui les restituera, ajouta-t-il, et à qui il seraprouvé qu’il y a encore des pickpockets, même « avec » lecommissaire. Adieu, mon ami ! Adieu ! Et ducourage ! surtout du courage !

Et Adolphe serra la main de Théophraste commeon serre la main d’un parent de mort.

Théophraste ne dormit pas, cette nuit-là.Pendant que Marceline reposait paisiblement à ses côtés, il avait,lui, les yeux grands ouverts dans les ténèbres. Sa respirationétait irrégulière et pleine de soupirs profonds. Une lourde anxiétés’était assise sur son cœur.

Le jour se leva sur la ville, un jour d’unetristesse blême et sale qui enveloppa sinistrement les choses. Envain le soleil d’été voulut-il pénétrer cette atmosphèrefuligineuse et opaque. Midi qui voyait ordinairement son triomphemontra un globe épais, roulant sans gloire dans une lumièresulfureuse. Telle était exactement la « peinture » duciel, ce jour-là. Si je m’y suis attardé en trois phrases, c’estqu’elle nous est nécessaire.

Théophraste, dès la première heure, sauta dulit et soudain réveilla Marceline par un accès d’hilarité insensée.Marceline lui demanda la cause d’une joie aussi étrange et ilrépondit que la nature ne lui avait pas fait la bouche assez largepour contenir le rire qui s’emparait de lui à la pensée de la têtede M. le commissaire de police Mifroid, qui ne croyait pas auxpickpockets, devant le déballage de ces objets dont il avaitgonflé les poches de son ami Adolphe, pour qu’il les restituât.

Il dit :

– Ma chère Marceline, c’est l’enfance de l’artde prendre un porte-monnaie dans une poche. Si vous n’y pouvezmettre la main, glissez-y une paille enduite de glu. Ce derniersystème est excellent dans le travail à la presse.

Marceline se leva sur son séant et fixa aveceffroi Théophraste qui n’avait jamais eu l’air plus naturel.Théophraste mettait son caleçon.

– Il manque un bouton à la patte, dit-il.

– Théophraste, tu m’épouvantes, avouaMarceline.

– Il y a de quoi ! répondit sonépoux en se mettant à quatre pattes pour chercher ses bretelles quis’étaient enfuies sous le lit. Mais on ne fait de bon travail,ajouta-t-il, qu’avec une bonne femme. Et il n’y a rien à faire avectoi. Tu ne seras jamais une bonne anquilleuse.

– Une… quoi ?

– Une bonne anquilleuse. La prochaine fois quetu iras à la Maison-Dorée, tu m’achèteras une paire debretelles ; celles-ci ne pourraient même plus servir àréjouir le bourgeois. Tu ne sais même pas ce qu’est uneanquilleuse. C’est honteux, à ton âge. Une anquilleuse est unepersonne de ton sexe, qui sait avec habileté cacher les objetsdérobés entre ses jambes. Je n’ai jamais eu de meilleureanquilleuse que la Vache-à-Paniers.

– Mon pauvre enfant ! gémitMarceline.

Théophraste fut pris d’une colère terrible. Ilse précipita vers sa femme et la menaça du tire-bouton.

– Tu sais bien ! tu sais bien que je neveux plus qu’on m’appelle l’Enfant ! depuis la mortde Jeanneton-Vénus.

Marceline jura qu’elle ne recommencerait plus.Et elle se mit à regretter du plus profond de son âme l’heurefuneste qui l’avait rendue propriétaire avec son époux d’undocument qui lui promettait des trésors, mais qui lui apportaittout de suite, dans son ménage, le trouble, la peur, l’intolérance,la folie et l’Inexplicable. Après Marie-Antoinette,Jeanneton-Vénus surgissait. Elle ne connaissait ni l’une nil’autre, et ne les devait point connaître. Mais son mari avait unefaçon familière de s’exprimer sur le compte de ces dames quipouvait faire croire qu’il était très bien renseigné. Enfin, lesphrases inattendues dans la bouche de Théophraste, tout en luifaisant redouter le Théophraste incompréhensible d’il y a deuxcents ans, lui faisaient surtout regretter le Théophraste si facileà comprendre de l’avant-veille. Elle se prenait à d’amèresréflexions sur la théorie de la réincarnation.

Théophraste avait fini de s’habiller. Il seplaignit encore qu’on n’eût point fait une reprise nécessaire à laboutonnière de son gilet à fleurs. Puis il annonça qu’il nedéjeunerait pas à la maison, qu’il avait rendez-vous avec sonami Va-de-Bon-Cœur, au coin de la rue Mazarine et de la rueGuénégaud, pour faire un bon tour à un monsieur de Traneuse,officier ingénieur qui le dégoûtait fort. Mais, comme cerendez-vous était après déjeuner, il se promettait d’allerprendre l’air au Moulin des Chopinettes.

Marceline, sous sa chemise de nuit, tremblaità faire pitié. Elle regrettait l’absence d’Adolphe. Elle eut laforce de dire, à tout hasard :

– Il fait bien mauvais pour aller prendrel’air au Moulin des Chopinettes.

– Bah ! répondit Théophraste fortlogiquement, je laisserai ici mon ombrelle verte et je prendraima plume noire.

Là-dessus, il s’en fut, en mettant la dernièremain à sa cravate.

Sur le palier, il rencontra M. Petito, leprofesseur d’italien, qui descendait l’escalier, lui aussi. M.Petito salua très bas M. Longuet, se plaignit de l’état de latempérature et lui fit mille compliments de sa bonne mine.Théophraste répondit sur un ton peu aimable, et comme M. Petito,sur le trottoir semblait ne devoir point quitter Théophraste,celui-ci lui demanda si Mme Petito ne se résoudrait pasbientôt à apprendre sur le piano un autre air que le Carnavalde Venise ; mais M. Petito répondit en souriant qu’elleétudiait justement Une étoile d’amour, et qu’elleétudierait à l’avenir tous les morceaux qui pourraient convenir àM. Théophraste Longuet.

Et M. Petito demanda :

– De quel côté allez-vous, monsieurLonguet ?

– J’allais faire un tour au Moulin desChopinettes, mais décidément le temps est trop gâté et je descendsaux Porcherons.

– Aux Porcherons ?… (M. Petito allaitdemander : « Qu’est-ce que c’est que lesPorcherons ? ». Mais il se ravisa.) Moi aussi,fit-il.

– Ah ! ah ! répliqua Théophraste enjetant sur M. Petito un singulier coup d’œil, vous aussi, vousallez aux Porcherons ?

– Aller là ou ailleurs… dit M. Petito enplaisantant.

Et il suivit Théophraste. Il y eut un petitsilence, au bout de quoi M. Petito osa formuler cettequestion :

– Et où en sont vos trésors, monsieurThéophraste Longuet ? Théophraste fit brusquementdemi-tour.

– Eh mais ! s’écria-t-il, qu’est-ce queça peut vous f… ?

– Vous vous rappelez que vous m’avez apporté,un jour, pour quelques remarques sur l’écriture…

– Je me le rappelle, et vous, vous avez tortde vous en souvenir ! fit Théophraste d’un ton sec, en ouvrantson parapluie, car il commençait à pleuvoir.

M. Petito, nullement découragé, se mit àl’abri sous le parapluie de Théophraste.

– Oh ! monsieur, je ne dis point celapour vous désobliger…

Ils étaient arrivés au coin de l’avenueTrudaine et de la rue des Martyrs. Ils descendirent. Théophrasteétait de fort méchante humeur.

– Monsieur, dit-il, j’ai rendez-vous aucabaret du Veau-qui-tette,à côté de la chapelle desPorcherons que voici…

– Mais c’est la chapelle Notre-Dame-de-Loretteet nullement celle des Porcherons.

– Je n’aime point qu’on se paie ma tête,affirma Théophraste.

M. Petito protesta.

– Je sais bien qu’elle vaut cher, ma tête,continua Théophraste en regardant M. Petito de façon de plus enplus étrange. Savez-vous combien elle vaut, monsieur Petito, latête de l’Enfant ? Non ?… Eh bien, je vais vousle dire, puisque l’occasion s’en présente. Et, du même coup, jevous conterai une petite histoire dont vous pourrez faire votreprofit. Arrêtons-nous ici. C’est le cabaret duVeau-qui-tette.

– Mais, monsieur, interrompit M. Petito quicommençait à s’effrayer, c’est la brasserie Bousset.

– Il y a du brouillard, répliqua Théophraste,et c’est votre excuse. Vous avez perdu votre chemin, parmi tousces champs de culture ! Ah ! ah ! monsieurPetito, vous avez voulu me nuire ! Tant pis, monsieur Petito,tant pis ! Que prenez-vous ! Un verre de ratafia ?La patronne de céans, cette excellente MmeTaconet[3], m’a mis de côté une bouteille qui vousembaumera les boyaux.

Et comme un garçon, orné d’un tablier blanc,s’approchait Théophraste, sans sourciller, commanda :

– Deux bocks bien tirés, sansfaux-col !

Ainsi, sans préparation aucune, sans même s’enrendre compte, il reliait fort naturellement son existenced’autrefois à son existence d’aujourd’hui. Il reprit, cependant queM. Petito regrettait intimement son insistance à accompagnerjusqu’à la brasserie Bousset un homme qui prétendait être admis aucabaret du Veau-qui-tette :

– Ma tête vaut 20 000 livres, monsieur !Et vous le savez bien !

Ce « Et vous le savez bien ! »fut prononcé avec un tel ton et accompagné d’un tel coup de poingsur la table de bois, qui supportait les deux bocks, que M. Petitorecula instinctivement.

– N’ayez pas peur, monsieur Petito, la bière,ça détache. Vous savez donc que ma tête vaut 20 000 livres ;eh bien ! mon petit monsieur, il faut faire comme si vous nele saviez pas ! Ou il pourrait vous arriver du désagrément. Jevous ai promis un conte. Le voici[4] :

Je me promenais, il y a quelque deux centsans de cela, rue de Vaugirard, les mains dans les poches, sansarmes, sans même une épée, et le plus honnêtement du monde, quandun homme m’aborda au coin de cette rue de Vaugirard et del’« Enfant Jésus ». Il me salua jusqu’à terre et me ditque ma figure lui revenait beaucoup (comme vous fîtes, comme vousdîtes, monsieur Petito !) et qu’on l’appelait le bonhommeBidel, et qu’il avait un secret à me confier. Je l’encourageaid’une petite tape amicale sur l’épaule. (Ici M. Théophraste Longuetdécharge une telle petite tape sur l’épaule de M. Petito, que M.Petito pousse un gémissement et sort sa monnaie, dans le désir quil’étreint d’aller voir dehors si le brouillard s’est dissipé.)Rentrez donc votre monnaie, monsieur Petito ! C’est moi quirégale. Je disais donc que le bonhomme Bidel, encouragé par unepetite tape amicale sur l’épaule (M. Petito glisse sur labanquette), me confia son secret. Il me dit dans le tuyau del’oreille, que le Régent avait promis 20 000 livres à qui feraitarrêter l’Enfant et qu’il savait, lui, où se cachaitl’Enfant,que je lui étais apparu comme un homme decourage, et qu’il se faisait fort, avec mon aide, de gagner les 20000 livres. On partagerait. Le bonhomme Bidel était bien mal tombé,monsieur Petito, car, moi aussi, je savais où se trouvaitl’Enfant, puisque l’Enfant, c’était moi !(M. Petito n’en veut rien croire. Il estime, à part lui, que depuisde longs mois M. Longuet n’est plus un enfant. Mais il n’ose ledire.) Je répondis au bonhomme Bidel que c’était là une bonneaubaine et que je remerciais le ciel de l’avoir mis sur mon chemin,et je le priai de me conduire à l’endroit où se trouvaitl’Enfant. Il me dit : « Ce soir,l’Enfant couche aux Capucins, dans une petite auberge quiest à l’enseigne de la Croix de la Sainte-Hostie. »C’était vrai, monsieur Petito. Le bonhomme Bidel était bienrenseigné. Je l’en félicitai. Nous passâmes alors devant uneboutique de coutellerie et j’achetai, sous le regard étonné deBidel, un petit couteau d’un sou. (Les yeux de Théophrastelancent des éclairs, les paupières de M. Petito battent deterreur.) Le bonhomme Bidel me demanda, dans la rue, ce que jecomptais faire avec un petit couteau d’un sou. Je luirépondis : avec un petit couteau d’un sou (M. Longuet serapproche de M. Petito ; M. Petito s’éloigne de M. Longuet),on peut toujours tuer une mouche ! Et je lelui plongeai dans le cœur. Il s’affaissa en faisant des moulinetsavec ses bras. Il était mort ! (M. Petito, qui avait d’abordglissé sur la banquette, glisse dessous, et, de dessous debanquette en dessous de banquette, gagne la porte et recouvre laliberté.)

M. Théophraste Longuet vide son bock, se lèveet va à la caisse de la brasserie Bousset, où MmeBerthet compte des jetons. Il lui dit :

– Madame Taconet (Mme Berthet sedemande pourquoi M. Théophraste l’appelle MmeTaconet ; cette demande informulée reste sans réponse), sivous recevez ici le chevalier Petito, vous lui direz de ma part quela première fois que je le retrouverai sur mon chemin, je luicouperai les oreilles !

Ce disant, Théophraste caresse le manche deson parapluie comme on caresse le manche d’un poignard. Il n’y apas de doute, Théophraste a sa plume noire. Il est tout àfait l’Autre. Et il s’en va, sans payer.

Le brouillard était encore épais. Il ne songeapas à déjeuner. Il marchait dans cette buée sulfureuse comme en unrêve. Il traversa tout l’ancien quartier d’Antin et ce qui futautrefois la Ville-l’Evêque. Quand il aperçut l’ombre des tours dela Trinité, il dit : « Ah ! ah ! le château duCoq ! » Il était à la gare Saint-Lazare quand il croyaitêtre « à la Petite Pologne. » Mais, peu à peu, lebrouillard s’étant dissipé, son rêve, avec lui, s’envola. Il eutune notion plus exacte des choses. Quand il traversa la Seine, auPont-Royal, il était redevenu un honnête Théophraste, et quand ilmit le pied sur la rive gauche, il n’avait plus qu’un vaguesouvenir de ce qui venait de se passer sur la rive droite.

Mais il avait ce souvenir. En effet,quand il s’interrogeait bien, maintenant qu’il commençait à avoirl’expérience de ses différents états d’âme : 1° celui quirésultait de son existence actuelle d’honnête marchand de timbresen caoutchouc ; 2° celui qui résultait de laRésurrection soudaine et momentanée del’Autre ; 3° celui qui résultait duSouvenir. Ce souvenir était en lui comme un troisièmeThéophraste qui eût raconté au premier ce qu’il savait du second.Autant la Résurrectionen Théophraste était un événementterrible (nous l’avons vu et nous le verrons encore avec M.Petito), autant le souvenir était une chose douce, mélancolique etpropre à faire naître en un cœur endolori le sentiment d’unetristesse toujours aimable et d’une pitié philosophique.

– Pourquoi, se disait-il maintenant, en sedirigeant vers la rue Guénégaud, pourquoi Adolphe m’a-t-il donnérendez-vous au coin de la rue Guénégaud et de la rueMazarine ?

Il s’y achemina. Il ne voulut point passerpar le coin de la rue Mazarine qui longe le palais del’Institut, autrefois des Quatre-Nations. Il ne savait paspourquoi. Il fit le tour par l’hôtel de la Monnaie et ainsiarriva-t-il rue Guénégaud. Adolphe était là qui le prit par lebras.

– N’auriez-vous point entendu parler, mon cherAdolphe, lui dit-il, d’un nommé l’Enfant ?

– Oui, oui, dit Adolphe, j’en ai entenduparler. Je sais même son véritable nom, son nom de famille.

– Ah ! et quel est-il ? demandaanxieusement Théophraste.

Adolphe, pour toute réponse, poussaThéophraste dans la petite allée d’une vieille maison de la rueGuénégaud, à quelques pas de l’hôtel de la Monnaie. Ils montèrentun escalier branlant et entrèrent dans une chambre dont les rideauxétaient tirés. On avait fait la nuit dans cette chambre. Mais surune petite table, dans un coin, la flamme tremblante d’une bougieéclairait uniquement un portrait.

C’était l’image d’un homme d’une trentained’années, à la figure énergique, au regard« flamboyant ». Il avait le front haut, le nez fort, lementon ras, la bouche grande, la moustache hirsute ; le cheveunombreux était coiffé d’une toque de laine ou de feutre grossier,et l’habit paraissait d’un prisonnier. Sur le torse s’entrouvraitune chemise de grosse toile.

– Tiens ! fit Théophraste sans hausser leton, comment mon portrait se trouve-t-il dans cettemaison ?

– Votre portrait ! s’écria Adolphe. Enêtes-vous bien sûr ?

– Qui donc peut en être plus sûr quemoi ? fit encore Théophraste sans s’émouvoir.

– Eh bien ! ce portrait, se décida àavouer M. Lecamus avec une émotion que nous n’essaierons pas dedécrire… ce portrait, qui est votre portrait, est le portrait deCARTOUCHE !

Quand M. Lecamus se retourna pour juger del’effet qu’il avait produit sur son ami, il vit Théophraste étendusur le parquet, évanoui. Longtemps, il lui tapa dans les mains,après avoir soufflé la bougie et ouvert la fenêtre. QuandThéophraste revint à lui, les premiers mots qu’il prononça furentceux-ci :

– Adolphe, surtout ne le dites pas à mafemme !

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