La Double vie de Théophraste Longuet

XII – ÉTRANGE ATTITUDE D’UN PETIT CHATVIOLET.

 

Il me semble que le Destin qui commande auxhommes prend un détestable plaisir à faire précéder les pirescatastrophes des joies les plus sereines. Ainsi, la tempêten’est-elle souvent annoncée que par le calme sournois des éléments.Voyez ces trois êtres, l’homme, la femme et l’amant, arrêtez votreregard et votre pensée sur ce charmant tableau de « fin dedessert ». Ils ont dîné au restaurant, en cabinet particulier.L’homme allume un cigare, la femme allume une cigarette russe, etl’amant, de son regard langoureux et de ses discours suaves auxtermes choisis par l’amour, allume la femme, mais d’une flammetellement douce, d’un feu si discret, que rien ne semble devoirtroubler jamais la paix de leurs triples et aimables digestions.Dites-moi si ces êtres ne sont pas heureux, non seulement dubonheur présent, mais de tout celui à venir ? N’est-cepas ? N’est-ce pas qu’il est de toute harmonie que celacontinue ? N’est-ce pas que la nuit est pure ? N’est-cepas que la brise qui agite les stores légers est odorante ?N’est-ce pas qu’il y a des milliards d’étoiles et que la vie estéternellement bonne ? N’est-ce pas que Théophraste, sansle savoir,sera éternellement cocu ?

Mensonge de la terre et du ciel !Mensonge de la vie, mensonge du bonheur ! Le bonheur ! Ilcache un gouffre plus profond que celui qui se dissimule derrièrele sourire en fête des vagues. Il renferme des ouragans pluschargés de foudre que le « grain » qui monte au radieuxhorizon des mers de Cochinchine ! (Tout le monde sait que lestempêtes les plus épouvantables sont celles des mers de laCochinchine. On les appelle typhons.)

Oui, un petit « grain » de rien dutout annonce et précède les perturbations les plus regrettables del’atmosphère. Ainsi, au commencement des véritables grands malheursde Théophraste, de Marceline et d’Adolphe, il y eut – quelque chosequi n’a pas grande importance en soi – l’étrange attitude d’unpetit chat violet.

Je n’ai point encore décrit par le menul’appartement qu’occupait le ménage Longuet, rue Gérando. La chosedevient nécessaire. C’était un petit appartement de douze centsfrancs de loyer. On entrait par une porte à deux battants dans unvestibule aux dimensions restreintes, comme vous pensez bien. Unbahut de chêne ciré l’encombrait encore. Outre la porte d’entrée,quatre portes ouvraient sur ce vestibule ; c’étaient la portede la cuisine et la porte de la salle à manger, à gauche, la portedu salon et celle de la chambre à coucher à droite. Le salon et lachambre à coucher étaient sur la rue. La cuisine et la salle àmanger étaient sur la cour. Sur la rue encore donnait la fenêtred’un petit cabinet dont M. Longuet avait fait son« bureau ». On pénétrait dans ce petit cabinet, à lafois, par une porte qui ouvrait sur la chambre à coucher et par uneporte qui ouvrait sur la salle à manger. Que ceci soit entenduune fois pour toutes !

Je n’ai point à vous donner le détail del’ameublement de cet honnête appartement. Il me suffit de vous dire– ce qui est beaucoup plus important tout de même que vous nepourriez l’imaginer – que dans le petit cabinet il y avait unbureau (puisque c’était à cause de ce bureau que le cabinets’appelait dans le langage courant du ménage : le bureau), quece bureau était appuyé contre le mur, qu’il avait des tiroirsau-dessus de la table de travail et sous la table de travail, quecette table de travail se refermait sur elle-même et présentaitalors un ventre harmonieusement arrondi, que ce ventre était percéà l’endroit du nombril d’une serrure et que lorsque cette serrureétait fermée toutes les serrures de tous les tiroirs se trouvaientpar le fait fermées ; à l’ordinaire, quand le bureau étaitainsi fermé, M. Théophraste Longuet, à l’endroit de la serrure,autant pour cacher cette serrure-nombril qu’en manière d’ornement,déposait un petit chat violet.

Ce petit chat violet, qui avait des yeux deverre, n’était autre chose qu’une ingénieuse pelote soyeusedestinée à essuyer l’encre des plumes et à recevoir la piqûre desépingles, objet nécessaire à tout individu qui travaille detête. Il ne faut pas oublier non plus que dans le bureau setrouvait encore une table à thé.

Ceci expliqué, nous n’avons plus qu’àreprendre nos trois personnages où nous les avons quittés.L’addition payée, Adolphe offre son bras à Marceline ;Théophraste suit avec son ombrelle verte. Une heure de marche lente(pour faire la digestion) les conduit à la porte de la rue Gérando.On prie Adolphe de monter. Marceline insiste. Adolphe lesaccompagne dans l’escalier. Il pénètre avec eux dans le vestibule.Il engage ses amis à se coucher tout de suite, car le lendemain ondoit se lever de bonne heure. Il embrasse Marceline (il a prisdepuis peu l’habitude d’embrasser Marceline le soir, avant d’allerse coucher, parce que Théophraste l’a exigé absolument), il serreavec une démonstration sincère d’amitié fervente la main deThéophraste : il est déjà sur le palier. Et, pendant qu’ildescend l’escalier, Théophraste « lui tient la lampe ».(Cette petite lampe était sur le bahut ; Théophraste n’a euqu’à allumer en entrant.) « À demain ! » murmureAdolphe dans la nuit de la cage. Et puis on entend le grand coupsourd de la porte qui se referme. Adolphe est parti pour la rue desFrancs-Bourgeois, qu’il habite et où il va passer une excellentenuit. Théophraste a refermé la porte de l’appartement à clef, avecle plus grand soin. Il a fait « deux tours », ainsi quele lui demande Marceline. C’est même imprudent de ne pas avoir deverrou de sûreté, « mais il n’est jamais rien arrivé dans lamaison ». Il n’importe ; maintenant qu’on est trèssouvent à la campagne, « il faut faire faire un verrou desûreté ». Théophraste et Marceline ont visité minutieusementl’appartement ; ils sont allés dans la cuisine, dans la salleà manger, dans le salon, dans le bureau et même dans leswater-closets avant de se retrouver dans leur chambre à coucher.Ils ont constaté qu’en leur absence il ne s’est rien passéd’anormal. Ils se déshabillent. Je crois bien que c’est latroisième fois, depuis que nous avons entrepris le récit del’aventure de Théophraste, que nous nous trouvons dans la chambre àcoucher du ménage ; c’est la faute des événements, et je n’ysuis pour rien.

Ils sont couchés. Ils ont soufflé la bougie,posée sur la table de nuit. Selon sa coutume, Théophraste est« dans le coin ». Théophraste n’est pas brave : ilne s’en défend pas. Marceline non plus. Cependant, elle s’endort enpensant à Adolphe, mais elle a dans sa main la main de Théophraste.Celui-ci, vaguement, songe aux drames mystérieux qui sont enfermésdans les ténèbres ; il se dit que Cartouche, lui, n’avait paspeur, et il envie le courage de Cartouche.

… Il s’amuse encore à fermer les yeux avecforce, et à rouvrir ses paupières dans la nuit, ce qui fait qu’ilaperçoit une grande quantité de cercles bleus, verts, violets quis’agrandissent, s’éloignent, s’arrêtent soudain et s’envolentrapidement, et d’autres cercles multicolores apparaissent encore,pour s’évanouir à nouveau. Puis, ce ne sont plus des cercles, cesont, – bel et bien – des figures, avec des yeux, des nez, desbouches et des bonnets de coton… Il voudrait fermer les yeux pourne plus voir ces figures, ces visages fantastiques, mais ils’aperçoit que ses yeux sont fermés. C’est drôle ! oh !tout à fait incroyablement drôle ! Pour voir des figures dansla nuit, il faut fermer les yeux… Il dort. Il ronfle.

La nuit. Pas une voiture dans la rue. Silence.Le ronflement de Théophraste a cessé. Est-ce que M. Longuet dorttoujours ? Non, il ne dort plus. Il a la gorge sèche ; ilouvre, dans les ténèbres, des yeux d’effroi ; il appuie samain froide, sa main que glace la peur, sur la cuisse chaude de sonépouse. Il la réveille et dit, mais si bas, si bas qu’il est leseul à savoir qu’il parle :

– Entends-tu ?

Marceline ne respire plus. Ils se serrent lamain sous le drap, sans le remuer. Ils « tendentl’oreille ». En effet, on entend quelque chose… dansl’appartement.

Vraiment, vraiment, il ne faut pas rire. Celuiqui rit du bruit inexpliqué, la nuit, dans l’appartement,celui-là n’est pas encore né ! Oh ! il y a desgens très braves, tout à fait extrêmement braves, et que rienn’arrête, et qui passeraient partout, partout, le soir, dans lesrues les plus désertes, dans les quartiers les plus mal famés, etqui n’hésiteraient pas à s’aventurer, pour leur plaisir, dans desculs-de-sac sans réverbères ; mais moi je vous dis, parce quec’est la vérité, parce que vous savez que c’est lavérité : celui qui rit du bruit inexpliqué, la nuit, dansl’appartement, celui-ci n’est pas encorené !

Nous avons assisté déjà à l’insomnie deThéophraste, la nuit de la révélation, et alors, à cause du grand,du formidable secret jailli des pierres de la Conciergerie,l’anxiété s’était assise sur son cœur. Eh bien ! cetteanxiété, qui avait cependant sa terrible raison d’être, n’étaitrien, mais rien du tout, comparée à celle qui l’étranglait parcequ’il y avait, la nuit, dans l’appartement, un bruitinexpliqué.

C’était un drôle de bruit, certainement, maistout à fait réel, sans aucun doute, sans aucun doute. Ce bruitfaisait ron ron ron ron ron ron ron ron. Et ce bruitfaisait cela, derrière le mur, « dans la pièce àcôté ».

Vous savez qu’il n’y a rien de pluseffrayant, la nuit dans l’appartement, qu’un bruit inexpliqué, sice n’est le bruit d’un craquement de meuble, qui est unbruit expliqué, mais plus effrayant encore. Alors, oh ! alors,vous entendez votre cœur qui bat contre votre poitrine, comme onfrappe à une porte avant de l’ouvrir, et il y a des gens, des genspourtant braves, qui mettent précipitamment leurs mains contre leurcœur, parce qu’ils savent très bien que s’ils oubliaient cetteprécaution leur poitrine s’ouvrirait et que leur cœur roulerait surla descente de lit. Et bien ! je le dis, le bruit queThéophraste et Marceline écoutaient, dégouttants de sueur, étaitbien autrement plein d’épouvante qu’un craquement de meuble, parceque cela faisait, derrière le mur : ron ron ron ronron, que cela était le ronron d’un chat, et que ceronron – ils le reconnaissaient bien – était le ronron du chatviolet.

– C’est le ronron du chat violet. Va voirce qu’il a, Adolphe !Elle était tellement émue qu’elleappelait Théophraste : Adolphe. Mais Théophraste ne s’enapercevait même pas. Théophraste ne bougeait pas. Il aurait donnécent mille timbres en caoutchouc pour être en train de se promener,à midi, sur le boulevard.

– Ce n’est pas naturel qu’il ronronne ainsi,ajouta-t-elle. Va voir ce qu’il a ! Il le faut,Théophraste ; prends dans le tiroir de la table de nuit lerevolver.

– Tu sais bien, eut la force de direThéophraste, qu’il n’est pas chargé. (Il n’était pas chargé parceque M. Longuet ne savait pas comment on charge un revolver, encoremoins comment on le décharge, et qu’il n’avait pas osé avouer sonignorance à l’armurier.)

Ils écoutèrent encore. Le ronrons’était tu. Marceline eut cette espérance qu’ils s’étaientpeut-être trompés… Alors, Théophraste poussa un petit soupirlamentable, sortit du lit, prit le revolver et, tout doucement,ouvrit la porte donnant sur son bureau. La nuit était claire, lalune entrait dans la pièce en grande nappe bleue. Et ce que vitThéophraste le fit reculer aussitôt, cependant qu’il laissaitéchapper un gémissement sourd et qu’il repoussait la porte, ens’appuyant le dos dessus, comme pour empêcher ce qu’il avait vud’entrer dans la chambre à coucher.

– Quoi ? demanda Marceline soulevée surles oreillers. Théophraste, claquant des dents, dit :

– Il ne ronronne plus, mais il abougé !

– Où est-il ?

– Il est sur la table à thé !…

– Le chat violet est sur la table àthé ?

– Oui…

– Es-tu bien sûr qu’il était hier soir à saplace ?…

– Tout à fait sûr. Je lui ai piqué dans latête l’épingle de ma cravate. Il était sur le bureau, commetoujours.

– Tu auras cru, tu auras cru, fit Marceline.Si je faisais de la lumière ?…

– Non, non. On peut s’échapper dansl’obscurité… Si j’allais ouvrir la porte du palier ? Onpourrait appeler la concierge !

– Ne t’épouvante donc pas, fit Marceline quireprenait peu à peu ses sens depuis qu’elle n’entendait plus lechat violet. C’est une illusion que nous avons eue. Tu l’as changéde place hier soir et il n’a pas ronronné !

– Après tout, c’est bien possible, ditThéophraste qui ne demandait qu’à se recoucher.

– Remets-le à sa place, insista Marceline.

Théophraste s’y décida. Il alla dans le bureauet, d’une main hâtive et tremblante, prit le chat sur la table àthé, le replaça sur le bureau et revint s’étendre dans la doucechaleur du lit. Le chat violet n’était pas plus tôt sur le bureauqu’il se reprit à ronronner : ron ron ron ron. Maiscette fois, bien qu’ils l’entendissent parfaitement, ni Théophrasteni Marceline ne s’effrayèrent. Ils sourirent même dans les ténèbresde la peur qu’ils avaient eue. Cependant, ils ne se rendormirentpoint tout de suite, même après que le deuxième ronron eutcessé. Un quart d’heure venait de s’écouler, quand une secondeépouvante les redressa à nouveau sur leur séant. Un troisièmeronron se faisait entendre. Si le premier ronronles avait comblés d’effroi, si le second ronron les avaitfait sourire, le troisième ronron (suivez bien lasuccession des ronrons, car je vous jure que ce n’est pas risible)les enivra de terreur.

– Oh ! ce n’est pas possible, murmuraMarceline, nous sommes victimes d’une hallucination. Du reste, celan’a rien d’étonnant, depuis ce qui nous est arrivé à laConciergerie.

Le ronron s’était encore tu. Ce futMarceline, cette fois, qui se leva ; elle poussa la porte ducabinet et se retourna aussitôt vers Théophraste. Elle dit, maisavec quelle pauvre voix, quelle mourante voix :

– Tu n’as donc pas remis le chat violet sur lebureau ?

– Mais si ! geignit Théophraste.

– Eh bien ! il est retourné sur latable à thé !

– Mon Dieu ! fit le pauvre homme en secachant la tête sous les couvertures…

Le chat violet ne ronronnait plus. Marcelinefut persuadée que son mari, dans le désordre de son esprit, avaitlaissé le chat sur la table à thé. Elle alla l’y prendre et lereplaça sur le bureau, en retenant sa respiration. Le chat violetfit entendre son ronron pour la quatrième fois, mais niMarceline ni Théophraste n’y virent cette fois, pas plus que laseconde, d’inconvénient. Marceline se recoucha. Le quatrièmeronron s’était tu.

Un nouveau quart d’heure s’écoula au boutduquel un cinquième ronron… Alors, chose incroyable,Théophraste bondit comme un tigre, et s’écria :

– Ah ! c’est trop fort, à la fin !…Par les tripes de Mme de Phalaris ! qu’est-ce quim’a f… un pareil chat violet !

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