La Double vie de Théophraste Longuet

IV – LA CHANSON.

 

M. et Mme Sampic, M. Lopard,Mme Bache, la vieille Mlle Taburet, M. etMme Troude « et leur demoiselle », toute cetteaimable société qui, depuis quatre années que M. ThéophrasteLonguet et son épouse villégiaturaient à Esbly, avaient coutumed’entendre au dessert de ce matrimonial anniversaire laLisettede Béranger, reçurent avec unestupéfaction que j’essayerais en vain de décrire la chansonsuivante :

J’ai dit que l’air en était :

Ton joli, belle meunière, ton joli moulin.

Théophraste, l’œil allumé, le verre en main,beuglait :

Fanandels, en cette piole,

On vit chenument.

Arton, pivois et criolle

On a gourdement.

Pitanchons, faisons riolle

Jusqu’au jugement.

Cette chanson, comme vous pouvez en juger,était d’argot, et comme l’argot ne s’apprend pas à l’école, jecrois de mon devoir envers le lecteur de la traduire :

Fanandels, en cette piole,

(frères) (maison)

On vit chenument.

(grassement)

Arton, pivois et criolle

(pain) (vin) (viande)

On a gourdement.

(beaucoup)

Pitanchon, faisons riolle

(buvons) (bonne chère)

Jusqu’au jugement.

Malgré la richesse de la rime, ce couplet nefut suivi d’aucun applaudissement. Ces dames ne firent pointretentir le cristal des verres du choc de leurs couteaux ;elles regardaient Marceline fort curieusement et semblaientdemander une explication.

Qu’est-ce que Marceline eût expliqué ?Adolphe lui-même considérait Théophraste avec désespoir ; maisThéophraste, comme possédé d’un démon, continuait :

SECOND COUPLET

Icicaille est le théâtre

(ici)

Du petit Dardant.

(l’Amour)

Fonçons à ce mion folâtre

(petit garçon)

Notre palpitant ;

(cœur)

Pitanchons pivois chenâtre

(buvons) (vin) (excellent)

Jusques au luisant !

(jour)

Théophraste, triomphalement, reprit ces deuxderniers vers et prolongea sa dernière note en regardant le soleilqui disparaissait, dans une gloire, à l’horizon restreint descoteaux. Le chanteur, d’une main, tenait son palpitant ; del’autre, il embrassait la nature.

Pitanchons pivois chenâtre

Jusques au luisant !

Il se rassit, content de lui, en disant àMarceline :

– Qu’est-ce que tu penses de ça,Marie-Antoinette ?

Au milieu du silence de mort de tous lesassistants, Marceline demanda toute tremblante :

– Pourquoi m’appelles-tuMarie-Antoinette ?

– Parce que tu es la plus belle de toutes,s’écria Théophraste dans une grande exaltation. J’en appelle àMme la maréchale de Boufflers qui a du goût ! J’enappelle à vous tous ! Et il n’y en a pas un, par la gorge dupape, qui me démentira, ni le Gros-Picard, ni le Bourbonnais, ni leBourguignon, ni la Tête-de-Mouton, ni le Craqueur, ni le Parisien,ni le Provincial, ni le Petit-Breton, ni la Plûme, ni Patapon, nila Canette, ni la porte Saint-Jacques, ni Gâtelard, ni Bras-de-Fer,ni Gueule-Noire, ni même Bel-à-Voir !

Comme Théophraste avait à sa droite lavieille. Mlle Taburet, il lui pinça le genou, ce qui fitque cette honorable personne crut qu’elle allait s’évanouir.

Personne n’osait bouger, car le regard ardentde Théophraste épouvantait la société. Et celui-ci, penchéamoureusement vers Mlle Taburet, lui disait, en fixantMarceline qui se prit à pleurer :

– Voyons, mademoiselle Taburet, n’ai-je pasraison ? Qui pourrait-on lui comparer ? Est-ce laBelle-Laitière, ou la Petite-Mion ? ou même la Blanche, cetteanquilleuse ? ou la Belle-Hélène qui tient le cabaret de laHarpe ?

Il se tourna vers Adolphe :

– Allons, toi, Va-de-Bon-Cœur, dit-il avec uneénergie effrayante, tu vas me dire ton avis. Regarde un peuMarie-Antoinette ! Par le Veau-qui-tette, elle les met toutesdans un sac : et Jeanneton-Vénus, la bouquetière duPalais-Royal ; et Marie Leroy, et la femme Salomon, la bellelimonadière du Temple ; et Jeanne Bonnefoy, qui vient dese marier à Veunier, qui tient le café du Pont-Marie. Àtoutes, à toutes : la Tapedru, Manon de Versailles, laGrosse-Poulaillière, la Platine, la Vache-à-Paniers, et laBastille !…

Théophraste, d’un bond, fut sur la table et lavaisselle se brisa en mille éclats. Il tenait une coupe, ilcria : « Je bois à la reine des nymphes ! àMarie-Antoinette Néron ! » Puis il broya le verre entreses mains qui furent ensanglantées et salua la société.

Mais celle-ci s’était enfuie…

Un esprit superficiel pourrait juger, aprèsles événements que nous venons de relater, que Théophraste étaitsubitement devenu fou. Voici quelque chose qui est bientôtdit : « Cet homme est fou ! » Avec cette phraserapide, on explique tout ce qui ne tombe point sous le senscommun ; cependant, le sens commun n’est pas tout le sens.Nous y reviendrons, mais dans le cas qui nous occupe, nous ajoutonsqu’il n’est point besoin d’un sens exceptionnel pour affirmer queThéophraste n’était pas fou.Ce n’est pas parce qu’ondevient subitement fou qu’on peut chanter une chanson que l’onn’a pas apprise et parler couramment une langue que l’on ne connaîtpas.

C’était bien le cas de Théophraste etl’expérience scientifique moderne établit avec des exemplesindiscutables que ce cas est loin d’être unique. On a vu dessujets, des sujets frustes, ne sachant ni lire ni écrire, n’étantjamais sortis de leur village, répondre le plus correctement dumonde au médium qui les interrogeait, dans une langue morte.Comment expliquer cela, qui s’est passé devant des professeurs denos facultés et non devant des charlatans ? On ne sait encore.Nous sommes toujours sur le seuil du grand mystère ; nousn’avons encore fait qu’en pousser la porte, en tremblant. Les unsexpliquent que c’est un esprit savant qui parle par cette boucheignorante. D’autres ont émis timidement – et combiencomprenons-nous cette timidité – qu’un tel phénomène ne peuts’expliquer que par la réminiscence d’une vie antérieure. Jusqu’àplus ample informé, j’imagine que ce que Théophraste racontesans savoir, c’est l’Autre qui le sait, celui qui parinstants revit en lui. Toutes les phrases, donc, qu’on ne peutcomprendre avec Théophraste, on les comprendrait avec l’Autre sil’on savait qui est l’autre.

Je reprends les mémoires de Théophraste, à lasuite de la scène de la chanson.

« Je me trouvai sur la table, au milieudes éclats de la vaisselle, cependant que toute la société s’étaitenfuie. Cette façon brutale que mes convives avaient de prendrecongé de ma personne m’avait quelque peu étourdi. Je voulusdescendre, mais par un phénomène singulier, j’eus autant dedifficulté à me trouver sur le sol que j’avais montré d’adresse àmonter sur la table. Je me mis à genoux et, prenant de grandesprécautions pour ne point choir, j’arrivai cependant à mes fins.J’appelai Marceline qui ne me répondit pas et que je retrouvai,toute tremblante d’effroi, dans notre chambre. J’en fermaisoigneusement la porte et me disposai à lui donner quelquesexplications. Ses grands yeux étonnés et pleins de larmes m’endemandaient et je crus qu’il était de mon devoir de mari de nepoint lui celer plus longtemps la grande et surprenantepréoccupation de mon esprit. Je l’engageai à se déshabiller et à semettre au lit. Me voyant tout à fait redevenu calme – et je l’étaisen effet – elle ne fit aucune difficulté pour m’obéir. Je larejoignis bientôt. J’avais laissé la fenêtre de la chambre ouverte.La nuit était idéale et comme j’entendais Adolphe marcher dans lejardin, je lui criai que l’heure du repos avait sonné.

« Bientôt je n’entendis plus dans toutela maison que le bruit du cœur de Marceline.

« – Ma chère femme, lui dis-je, tu doisne rien comprendre à ce qui m’est arrivé ce soir.Rassure-toi : moi non plus. Mais en unissant nos deuxintelligences, nos deux amours, je ne désespère point d’arriver àun résultat appréciable.

« Je lui contai alors tous les détails dema visite dans les caves de la Conciergerie, ne lui celant quoi quece fût et lui traçant une image fidèle des sentimentsextraordinaires qui m’agitaient et de la force inconnue quiparaissait me commander. Tout d’abord, elle ne dit rien, secontentant de se retirer doucement vers la ruelle, comme si elleavait peur de moi ; mais quand j’en arrivai au document quirévélait l’existence des trésors, elle demanda à le voir tout desuite. Je jugeai par là de l’intérêt qu’elle portait à monaventure, et je lui en fus aussitôt reconnaissant. Je me levai etlui montrai le papier à la lueur de la lune qui était dans sonplein. Comme moi, comme tous ceux qui en avaient déjà euconnaissance, elle reconnut immédiatement mon écriture ; etelle fit le signe de la croix. Avait-elle peur de quelquediablerie ? Marceline n’est point une sotte, mais ellem’expliqua que ce geste avait été plus fort qu’elle. Du reste, elleeut tôt fait de se remettre et elle trouva l’occasion de fairel’éloge d’Adolphe qui, malgré mon mauvais vouloir, avait sul’initier aux éléments du spiritisme, science, me disait-elle, qui,dans mon état, ne manquerait point de me rendre quelques services.Je m’étais recouché. Nous avions le papier sur notre lit, dans lerai de lune, et, en face de ce témoin irrécusable, elle dut bientôtavouer que j’étais un esprit réincarné datant de deux cents ans.Comme je me demandais une fois de plus qui j’avais bien pu être,elle me causa la première peine depuis notre mariage ; elledit :

« – Mon pauvre Théophraste, tu as dû êtreun pas grand’chose.

« – Et pourquoi ? fis-je, trèshumilié.

« – Parce que, mon ami, tu as, ce soir,chanté en argot, et que les dames dont tu as cité les nomsn’appartiennent pas à l’aristocratie. Quand on fréquente laTapedru, la Platine et Manon de Versailles, je répète qu’on est unpas grand’chose.

« Elle disait ceci avec un léger accentde dépit que j’attribuai à la jalousie.

« – Mais j’ai cité aussi la maréchale deBoufflers, répliquai-je, tu dois savoir que les mœurs étaient sidissolues sous la régence du duc d’Orléans que la mode à la cour,pour les dames, était de se donner des noms de catins. Je dois,bien au contraire, avoir été quelqu’un de considérable. Quedirais-tu d’un bâtard du Régent ?

« Pour toute réponse, elle m’embrassaavec transport et moi-même, me souvenant, comme il était de mondevoir, de la date que nous fêtions ce jour-là, je lui prouvai quesi Théophraste était plus vieux de deux cents ans, son amour étaittoujours resté jeune et galant. »

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