La Double vie de Théophraste Longuet

IX – LE MASQUE DE CIRE.

 

Adolphe et Théophraste n’attendirent point ledéclin du jour pour regagner la villa « Flots d’Azur ».Brinqueballant leur maigre butin dans le filet où luisaient lesécailles humides de deux gardons, d’un chevesne et d’un petit hotu,balançant d’un bras dolent leur boutique et l’une de leurs quatreépaules chargée du dernier roseau flexible qui leur restait, ilsquittèrent la rive et s’en furent vers le coteau.

Avant d’y atteindre, ils résolurent deretremper leur cœur en un sérieux apéritif, à la porte del’aubergiste Lopard, cependant que la diligence de Crécy arrêteraità leurs pieds le balancement tumultueux de son antiqueferraille.

Le sucre détrempé savamment fondait à traversla pelle d’acier et se mêlait en gouttes onctueuses à la liqueurverte, quand Adolphe reprit l’histoire de l’Enfant aupoint où il l’avait laissée.

– Ce bon oncle, dit-il, avait le sentiment dela famille. Il arracha le petit Cartouche à son misérable sort, luifit quitter l’hôpital de Rouen et le rendit à ses parents. Il y eutfête, rue du Pont-aux-Choux. C’est là en effet, au n° 9 de la ruedu Pont-aux-Choux, qu’était né Cartouche et que son père exerçaitson métier de tonnelier. Louis-Dominique, instruit par ses jeunesmalheurs, jura qu’il n’y aurait désormais dans Paris fils plusrespectueux, apprenti plus ardent au travail. Il aida son bonhommede père à fabriquer ses tonneaux, et c’était plaisir de le voirmanœuvrer dès l’aurore le marteau et la doloire. Il semblaitprendre à tâche de faire oublier sa triste équipée. Les quelquesmois qu’il avait passés dans la compagnie des bohémiens lui avaientété utiles en ce qu’ils lui avaient donné la science de quelquesarts d’agrément. À l’heure du goûter, il amusait ses compagnons parde jolis tours de passe-passe, et quand venaient les jours de fêtec’était à qui inviterait pour le dîner ou pour le souper la familledu petit Cartouche, car on se promettait la réjouissance del’adresse, des facéties, des singeries et grimaces deLouis-Dominique. Il eut un grand succès dans le quartier et sarenommée naissante lui donna de l’orgueil. Sur ces entrefaites, ilatteignit cet âge heureux où le moins sensible des humains sentbattre son cœur et s’éveiller en lui les sentiments les plustendres. Louis-Dominique aima. L’objet de ses amours étaitcharmant. C’était une lingère de la rue Portefoin, elle avait lesyeux bleus, les cheveux dorés, la taille fine et, ma foi, étaitfort coquette.

– Mais tout ceci est très bien, interrompitThéophraste, et ne dénote point une méchante nature. Il estincompréhensible qu’il ait si mal tourné.

– J’ai dit, continua Adolphe, que cettelingère était coquette. Elle aimait la toilette, les bijoux, lesdentelles. Elle voulait éclipser ses compagnes. Bientôt, le gainmodeste de Louis-Dominique ne suffit plus à payer les fantaisies dela petite lingère de la rue Portefoin. Alors, Cartouche vola sonpère.

– Oh ! les femmes ! s’exclamaThéophraste en fermant les poings.

– Tu oublies, mon ami, fit observer Adolphe,que tu possèdes, toi, une femme qui ne t’a donné que de la joie etde l’orgueil.

– C’est vrai ! Pardonne-moi, Adolphe,mais tu sais que je m’intéresse aux aventures de l’Enfant,comme si elles étaient les miennes, et je ne puis que regretter dele voir si gravement se compromettre pour une lingère de la ruePortefoin.

– Il vola donc son père et celui-ci ne tardapas à s’en apercevoir. Le père de Cartouche prit une granderésolution. Il obtint un ordre du roi, qui était unelettre de cachet, par lequel il pouvait faire entrer son fils dansle couvent des lazaristes du faubourg Saint-Denis, maison decorrection.

– Voilà bien les parents ! fitThéophraste. Au lieu de combattre par la douceur les mauvaispenchants de leurs enfants, ils les désespèrent par desincarcérations funestes où ils ne rencontrent que mauvais exempleset où le sentiment de la révolte fermente, grandit, bouillonne,étouffe tout autre sentiment dans leur âme neuve et primesautière.Je parie que si on n’avait pas mis Louis-Dominique dans une maisonde correction, tout cela ne serait pas arrivé !…

– Rassure-toi, Théophraste, Cartouche ne futpas enfermé au couvent des lazaristes.

– Comment cela ?

– Voici. Son père ne lui avait pas fait partde la découverte qu’il venait de faire de sa rapine.Louis-Dominique n’avait donc aucun soupçon. Un dimanche matin,Cartouche père dit à Cartouche fils de venir faire avec lui unpetit tour de promenade. Dominique, charmé, le suivit. Il était debien belle humeur, avait revêtu ses plus beaux habits et escomptaitdéjà en son esprit ardent les joies de la soirée qu’il devaitpasser non loin de la rue Portefoin.

– Où allons-nous, mon père ? dit-il.

– Eh bien ! mais nous promener, monfils.

– Où ça ?

– N’importe où ; du côté du faubourgSaint-Denis…

Louis-Dominique commença à dresser l’oreille.Il savait qu’au bout du faubourg Saint-Denis il y avait leslazaristes, et il savait aussi qu’aux lazaristes les pères,quelquefois, y conduisaient leurs enfants. Il ne marqua aucuneméchante humeur, mais il se défia, car il n’avait point laconscience tranquille. Quand ils arrivèrent au coin de la rue duFaubourg Saint-Denis et de la rue de Paradis et que se dressèrentdevant eux les bâtiments de Saint-Lazare, il sembla àLouis-Dominique que son père avait un air qui manquait de naturel,et le quartier lui déplut instantanément. Il dit donc à son père decontinuer son chemin doucement, sans se presser, car il était, lui,dans la nécessité de s’arrêter au coin d’un mur (ce coin existetoujours) « pour faire pipi ».

Quand le père se retourna, l’enfant avaitdisparu. Il ne devait plus le revoir.

Théophraste avala une gorgée de son apéritif,claqua des lèvres, les essuya de son mouchoir et dit :

– C’est bien fait ! À sa place, j’enaurais fait autant !

– Malheureux ! s’écria Adolphe, mais tu yétais à sa place !

– C’est vrai, il ne faut pas l’oublier,soupira Théophraste.

Il y eut un grand remue-ménage dans la rued’Esbly. La diligence, ayant pris les voyageurs à la gare,s’arrêtait devant l’auberge de M. Lopard. Poulain faisait claquerson fouet à assourdir ses chevaux. Sur l’impériale, Théophrastereconnut M. Bache, M. et Mme Troude. Il leur fit dessignes auxquels ils ne répondirent point ; il les appela parleur nom, et ils restèrent muets. Théophraste en fut atterré.« Ils ne me connaissent plus, pensait-il. Est-ce qu’ils sedouteraient de quelque chose ? » Poulain cria« Hue ! » fit encore claquer son fouet, et ladiligence, zigzaguant au travers de la route et soulevant lapoussière, prit le chemin de Condé.

– As-tu vu ? Ils ne nous ont même passalués.

– Cela ne m’étonne point. C’est depuis ledîner de l’autre jour. Je me demande ce qu’ils ont bien pu penser,dit Adolphe.

– Qu’est ce qu’il s’est donc passé de siextraordinaire ? demanda innocemment Théophraste.

– Tu es monté sur la table pour chanter unechanson en argot, et il y avait là des demoiselles, la petiteMlle Troude et la vieille Mlle Taburet.

– Les sales bourgeois ! C’est bien borné,tout de même ! Maintenant, je comprends l’attitude deMme Bache, qui a fait celle qui ne me connaissait pas,avant-hier, chez Pâris, le pharmacien de Crécy, à qui elle étaitvenue demander « de la térébenthine en capsules pour chien quin’urine pas ». Mais je suis au-dessus de ces gens-là.Continue, Adolphe. Quand j’eus quitté mon père, qu’arriva-t-il demoi ?

– Tu t’en fus dans une maison borgne « del’autre côté de l’eau ». Ta gentille mine te fit bien voir desclients des Trois Entonnoirs,au coin de la rue des Rats etde la rue de la Bucherie. Mais comme on ne te fit pas longtempscrédit, il fallut bien que tu songeasses à te garnir d’argent.

– Et ma lingère de la rue Portefoin ?

– Tu n’y pensais même plus. Elle pleura tadisparition au moins quinze jours, et toi tu la remplaças bientôtdans les circonstances que voici. La nécessité t’y poussant, tu terappelas tes anciens talents et tu te mis à soulager les basquesdes passants de tous ce qui s’y trouvait renfermé :tabatières, bourses et mouchoirs, bonbonnières et boîtes à mouches.Tu opérais si adroitement que tu encourus l’admiration d’un grandescogriffe qui s’appelait Galichon et qui, t’ayant vu travailler,t’arrêta au coin de la rue Galande en te demandant « la bourseou la vie ».

– Tu n’auras ma bourse que lorsque tu auraspris ma vie, lui répondis-tu, et tu mis l’épée à la main, unepetite épée que tu avais volée la veille à un garde-française quicontait fleurette à une bouquetière de la rue Poupée. Le grandescogriffe te félicita de ton courage et puis de ton adresse, et ilte pria de le suivre chez lui rue du Bout-du-Monde, aujourd’hui rueSaint-Sauveur. Il te conta en chemin qu’il cherchait un associé etque tu ferais son affaire. Il te dit encore qu’il avait femme etque cette femme avait une sœur fort avenante, et que cette sœurbrûlerait de t’épouser quand elle te connaîtrait. Tu te laissasfaire. La cérémonie se passa comme elle avait été prévue. On ne fitvenir ni notaire ni prêtre. Cette liaison ne dura pas six mois,attendu que Galichon, sa femme et sa belle-sœur prenaient le chemindes galères.

– Et moi ?

– Oh ! toi, tu les avais déjà lâchés. Tutrichais dans les académies !

– Quelle conduite ! fit Théophrastenavré.

– Mais bientôt tu fus « brûlé » dansles académies et réduit à servir, de tes expédients, les sergentsrecruteurs. Tu sais de quelle façon on recrutait les soldats àcette époque ? C’était simple : les sergents recruteursauxquels on amenait de bons jeunes gens sans malice ou d’affreuxgarnements sans foi, ni dieu, ni lieu, les sergents recruteurs,dis-je, enivraient tout le monde. Le lendemain matin, quandon se réveillait, dégrisé, on avait signé, et ilfallait partir pour la guerre. Tu fournissais les sergentsrecruteurs et tu rabattais pour eux. Mais tu en fus puni. Ayant unjour amené deux jeunes gens à tes sergents, au cabaret desAmoureux de Montreuil, et ayant fait la fête avec eux, tute réveilles, le lendemain, ayant signé toi aussi. Tu étais lerecruteur recruté !

– Je ne m’en plains pas. J’ai toujours eu dugoût pour l’armée, dit Théophraste, et si j’ai signé monengagement, ceci prouve encore que je savais écrire. Tu diras celaà mes historiens de ma part.

Mais il était sept heures. Adolphe interrompitlà le cours de son récit, ils reprirent le chemin de la villa,après une solide poignée de main à M. Lopard.

Ils gravirent le coteau. Avant d’en atteindrele faîte, Théophraste demanda :

– Dis moi, Adolphe, je suis curieux de savoircomment j’étais fait. J’étais un bel homme, n’est-ce pas ? Ungrand, fort bel homme ?

– Ainsi te représente-t-on au théâtre, dans lapièce de M. d’Ennery ; mais, au contraire, tu étais, selon lepoète Granval, un homme qui t’a bien connu et qui a chanté tagloire…

– Oui da !

– Ta gloire sanglante. Tu étais :

Brun, sec, maigre, petit, mais grand par le courage.

Entreprenant, hardi, robuste, alerte, adroit.

– Tu ne m’as point dit comment tu as eu ceportrait de la rue Guénégaud ?

– C’est la copie d’une photographie deNadar.

Théophraste ne dissimula pas sonétonnement :

– Nadar m’a donc photographié ?

– Parfaitement. Il a photographié un masque decire qui devait te ressembler, puisque cette cire t’a étéappliquée, par ordre du Régent, sur le visage. Nadar a photographiécette cire, le 17 janvier 1859.

– Et où se trouvait ce masque decire ?

– Au château de Saint-Germain.

– Je veux le voir, s’écria Théophraste, jeveux le voir, le toucher ! Nous irons demain àSaint-Germain !

À ce moment, Marceline, en galant déshabillé,leur ouvrit avec un sourire les portes de la villa « Flotsd’Azur ».

Je publie ici un passage intégral des mémoiresde Théophraste :

« Mon désir était grand, écritThéophraste, de voir, de toucher cette cire que l’on avaitappliquée sur ma peau. Ce désir grandit encore si possiblequand Adolphe fut entré dans certains détails. Il me dit quec’était depuis le 25 avril 1849 que le château deSaint-Germain-en-Laye possédait le portrait de cire du fameuxCartouche. Il paraît que ce portrait fut donné par un abbéNiallier, héritier sous bénéfice d’inventaire d’un M. Richot,ancien officier de la maison du roi Louis XVI. M. Richot, décédé àSaint-Germain, possédait depuis de longues années ce portrait,d’autant plus précieux qu’il avait appartenu à la familleroyale.

« Ce buste en cire aurait donc été,d’ordre du Régent, moulé par un artiste florentin sur ma figure,quelques jours avant mon supplice. Il est coiffé, m’affirmait M.Lecamus, d’une toque de laine ou de feutre grossier, vêtu d’unechemise de grosse toile recouverte de suie, d’un gilet, d’une vesteet d’un pourpoint de camelot noir. Mais ce que M. Lecamus affirmaitencore et qui était plus extraordinaire, c’est que les cheveux etla moustache auraient été coupés sur mon cadavre etrecollés sur la cire ! Le tout devait être renfermé dans uncadre en bois doré, large et profond, d’un fort joli travail. Uneglace de Venise protège le portrait et on remarquerait encore surle cadre la trace de l’écusson aux armes de France.

« Je demandai à Adolphe d’où il tenaitdes détails aussi précis ; il me répondit que c’était là,depuis deux jours, le résultat de ses recherches dans les rayonsles plus oubliés des plus illustres bibliothèques.

« Mes cheveux ! ma moustache !mes habits ! Tout moi d’il y a deux cents ans ! Malgrél’horreur qu’auraient dû m’inspirer les reliques d’un homme quiavait commis autant de crimes, je ne me tenais point d’impatiencede les voir, de les toucher. Ô mystère de la nature ! Abîmeprofond des âmes ! Précipice vertigineux des cœurs ! MoiThéophraste Longuet, dont le nom est synonyme d’honneur, moi quieus toujours peur du sang répandu, je chérissaisdéjà dans ma pensée les restes maudits du grand brigand de laterre.

« Quand j’eus reconquis, après la scènedu portrait de la rue Guénégaud, l’empire de mes sens, et quej’examinai ce qui se passait au fond de moi, vis-à-vis deCartouche, je fus d’abord tout étonné de ne point ytrouver un désespoir assez certain pour qu’il me dégoûtât de la vieet me reportât pour la seconde fois, dans la tombe. Non, je nesongeai point à supprimer cette enveloppe à face d’honnête hommequi était étiquetée, fin dix-neuvième siècle : ThéophrasteLonguet, et qui enfermait et qui promenait l’âme deCartouche ! Certes, dans le premier moment d’une tellerévélation, je ne pus que m’évanouir, et c’est du reste ce que jefis. Ensuite, je suppliai Adolphe de ne rien dire à ma femme. Jeconnais Marceline ; elle a une telle peur des voleurs, surtoutla nuit, qu’elle n’aurait plus voulu coucher avec moi.

« Donc, je ne trouvai point au fond demoi un sentiment de désespoir absolu, mais une grande pitié, unevrai pitié attendrie, qui non seulement était capable de me fairepleurer sur le sort de moi, Théophraste, mais qui meportait aussi à plaindre Cartouche. Je me demandais, en effet,lequel était le plus à la noce de l’honnête Théophrastetraînant dedans lui le brigand Cartouche ou du brigand Cartoucheenfermé dedans l’honnête Théophraste.

« Il faut tâcher des’entendre ! dis-je tout haut.

« Je n’avais pas plutôt prononcé cettephrase, qui peut paraître bizarre mais qui traduisait bien ladouble et cependant unique préoccupation de mon âme, que je ne pusretenir un cri. Une grande lumière se faisait en moi, en même tempsque je me rappelais la théorie de la réincarnation que m’avaitexposée M. Lecamus.

« Il rattachait la réincarnation àl’évolution nécessaire des choses et des individus, ce qui n’estrien autre que le transformisme cher à la science officielle, et nedisait-il point que l’âme se réincarne pour évoluer, selon larègle, vers le meilleur ? C’est la montéeprogresssive de l’Être, dont nous avait parlé avec une emphase sicharmante M. le commissaire Mifroid. Eh bien ! la loinaturelle que certains appellent Dieu n’avait trouvésur la terre rien de plus honnête que le corps deThéophraste Longuet pour faire évoluer vers le meilleurl’âme criminelle de Cartouche. J’avouerai que lorsque cette idée sefut ancrée en moi, au lieu du désespoir primitif qui me conduisit àl’évanouissement, je me sentis pénétré d’un sentiment quiressemblait presque à de l’orgueil. J’étais chargé par le Destin duMonde, moi, l’humble mais HONNÊTE Théophraste, de régénérer enidéale splendeur l’âme de ténèbres et de sang de Louis-DominiqueCartouche, dit l’Enfant. J’acceptai de bonne volonté,puisque je ne pouvais faire autrement, cette tâche inattendueet je me mis tout de suite sur mes gardes. Ainsi, je nerépétai point cette phrase qui s’adressait aux deux êtres quihabitaient en moi : « Il va falloirs’entendre ! » Mais j’ordonnai tout de suite à Cartouched’obéir à Théophraste, et je me promettais de lui mener la vie sidure que je ne pus m’empêcher de dire en souriant : « Cepauvre Cartouche ! »

« J’avais chargé M. Lecamus de sedocumenter à fond sur Louis-Dominique, de telle sorte que jen’ignorasse rien de ce qu’on pouvait savoir de son existence. Avecce que ma plume noire et mon souvenir m’enapprendraient moi-même, je pensai justement que je ressusciteraistout à fait, en esprit, l’Autre, ce qui me permettraitd’agir en conséquence.

« Je fis part de mes réflexions à Adolphequi les approuva, tout en me mettant en garde contre la tendanceque j’avais à séparer Théophraste de Cartouche. « Il ne fautpas oublier qu’ils ne font qu’Un,me disait-il. Tu as lesinstincts de Théophraste, c’est-à-dire des maraîchers (desjardiniers, des maîtres-jardiniers) de la Ferté-sous-Jouarre. Cesinstincts sont bons, mais tu as l’âme de Cartouche, qui estdétestable. Prends garde ! la guerre est déclarée. Il s’agitde savoir qui vaincra de l’âme d’autrefois ou des instinctsd’aujourd’hui ? »

« Je lui demandai si vraiment l’âme deCartouche était tout à fait détestable, ce qui me peinait, et jefus heureux d’apprendre qu’elle avait quelques bonscôtés :

« – Cartouche, me dit-il, avaitexpressément défendu à ses hommes de tuer ou même de blesser lespassants sans raison. Quand il opérait dans Paris avecquelqu’une de ses troupes et que ses gens lui amenaient lesvictimes, il leur parlait avec beaucoup de politesse et de douceur,leur faisant toujours rendre une partie du butin. Quelquefois, leschoses se bornaient à un simple échange d’habits. Quand ilrencontrait dans les poches de l’habit ainsi échangé des lettres oudes portraits, il courait après leur ex-propriétaire pour lesrendre, leur souhaitant une bonne nuit et leur donnant un mot depasse. C’était une maxime de cet homme extraordinaire qu’unindividu ne devait pas être volé deux fois dans la même nuit, nitrop durement traité, pour ne pas dégoûter les Parisiens desortir le soir.

« Ainsi il ne voulait point qu’onassassinât sans raison. Cet homme n’était donc pointfoncièrement méchant. Il y a de belles crapules, aujourd’hui, quituent uniquement pour le plaisir, sur les boulevards extérieurs. Jeregrette cependant que, pour son propre compte, Cartouche ait eu,dans sa vie, cent cinquante raisons d’assassiner sescontemporains.

« Mais revenons au masque de cire. Nousvenions de descendre, mon ami Adolphe et moi, en gare deSaint-Germain-en-Laye, quand je crus apercevoir dans un groupe devoyageurs une figure qui ne m’était pas inconnue. Mû par unsentiment dont je ne fus point tout à fait maître, je me précipitaivers ce groupe, mais la figure avait disparu. Où donc ai-je vucette figure là ? pensai-je ; elle m’est essentiellementantipathique. Adolphe me demanda la raison de mon agitation et jeme souvins tout à coup :

« Eh mais ! je jurerais,m’écriai-je, que c’est M. Petito, le professeur d’italien dudessus ! Qu’est-ce que M. Petito vient faire àSaint-Germain ? Je lui souhaite de ne point se jeter dans mesjambes.

« – Que t’a-t-il donc fait ? demandaAdolphe.

« – Oh ! rien. Seulement, s’il sejette dans mes jambes, je te jure que je lui coupe lesoreilles !

« Et vous savez, je l’aurais faitcomme je le disais.

« Nous allâmes donc, sans plus penser àM. Petito, au château. C’est un merveilleux château, que l’onrebâtit tel qu’il fut sous François Ier. Nous entrâmesdans le musée, et alors je regrettai que ce château quisait toute l’histoire de France, où se déroula la longueet merveilleuse aventure de nos rois, je regrettai que ces murs,qui eussent dû servir de cadre à notre passé, même si onn’avait mis rien dedans, servissent aujourd’hui de bazar pourplâtres romains, armes préhistoriques, dents d’éléphants etbas-reliefs de l’arc de Constantin. Ma colère devint de la ragequand j’appris que le masque de cire de Cartouche ne s’y trouvaitpas. Je venais d’enfoncer traîtreusement le bout de mon ombrelleverte dans l’œil, que je crevais, d’un légionnaire de plâtre,lorsqu’un vieux gardien vint à nous et nous dit qu’il croyait biensavoir qu’il y avait un masque de cire de Cartouche àSaint-Germain, qu’il se trouvait, pensait-il dans la bibliothèque,mais que celle-ci était fermée depuis huit jours pour cause deréparation.

« Je donnai dix sous à ce brave homme etnous nous en fûmes vers la terrasse, nous promettant de revenir entemps utile, car plus le masque de cire s’éloignait, plus jebrûlais de le toucher.

« Il faisait beau. Nous nous enfonçâmesdans la forêt. Une allée magnifique nous conduisit aux bâtimentsdes Loges, qui furent construits, en face le château deSaint-Germain, sur le désir de la reine Anne d’Autriche.

« Comme nous atteignions l’angle gauchede la muraille, il me sembla reconnaître encore, se glissant dansun fourré, la silhouette abominable et la figure repoussante de M.Petito Adolphe prétendit que je m’étais trompé. »

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