La Double vie de Théophraste Longuet

XXVII – UN HOMME SANS OREILLES AVAIT LATETE À LA PORTIERE.

 

En somme, toute cette géométrie résume cetévénement bien simple : un train rapide doit brûler deuxpetites stations distantes de quatre à cinq kilomètres. Il estannoncé à la seconde quand il passe à la première, et cependant onl’attend vainement à la seconde ! On court de part et d’autreau-devant d’une catastrophe : or, on ne retrouve plus letrain, un train rapide dans lequel il y a peut-être unecentaine de voyageurs ?

Que le chef de gare de la station A soit mortsur le coup que lui porta cette disparition inouïe, stupéfiante,ahurissante, ridicule, infernale et cependant combien simple dutrain (nous le verrons par la suite), il ne faut point s’en étonneroutre mesure. Les esprits avaient été fort secoués par l’événement.Le chef de gare de la station B ne valait guère mieux que soncollègue. Enfin, toutes les personnes présentes poussaient des crisincohérents. Ils appelaient le train, comme si le train pouvaitleur répondre ! Ils ne l’entendaient pas et, sur la plaineunie, ils ne le voyaient pas ! Le facteur enregistrant de lastation A était penché sur le corps de son chef et prononça cesmots : « Je crois bien qu’il est mort ! » Tousalors se groupèrent autour du mort et, sur deux branches d’arbresarrachées au bord de la route, couchèrent son cadavre. Ilsrevinrent ainsi, accompagnant le cadavre porté par deux d’entreeux, vers la station A. N’oublions pas que le train était passé àla station B et que nul ne l’avait vu à la station A.

Or, ils n’étaient pas arrivés à la station A,que sur la voie, sur la voie qu’ils venaient cependant deparcourir, ils aperçurent un wagon, ou plutôt deux wagons,c’est-à-dire un wagon et le fourgon de queue ! Ces genspoussèrent encore des cris de fou. D’où venait cette queue de trainet qu’était devenu le commencement de ce train, c’est-à-dire lalocomotive, le tender et trois wagons à couloir ?

Consultez le plan.

C marque le point où, sur la ligne, se sontrencontrées les deux équipes A et B quand elles allaient à larecherche du train, et c’est encore le point où est mort le chef degare de la station A. Les deux groupes, réunis en un seul,rapportèrent donc le corps vers A, quand sur le point D, point surlequel ils venaient quelques minutes auparavant de passer et où ilsn’avaient rien vu, ils trouvent un wagon et le fourgon dequeue.

Je dis que ces gens poussaient des clameurs defou quand ils aperçurent une tête bizarre qui remuait à laportière. Cette tête n’avait pas d’oreilles, et l’homme sansoreilles avait la tête à la portière. Ils le hélèrent. Duplus loin qu’ils le virent, ils lui demandèrent ce qui étaitarrivé. Mais l’homme ne répondit pas. Chose bizarre, la têteremuait, comme si elle était poussée de droite et de gauche par levent qui soufflait alors avec une force appréciable. C’était unetête aux cheveux crépus. Elle baissait le nez ; la cravate,autour du faux-col d’une blancheur éblouissante, était dénouée etflottait au vent. En approchant davantage, les hommes aperçurent dela peinture rouge sur le panneau de la portière.

Enfin, enfin, quand ils furent tout près (ilsn’allaient qu’assez lentement, à cause du cadavre du chef de gare),ils eurent la vision de l’effroyable réalité. Cette peinture étaitdu sang, et si l’homme avait la tête à la portière, c’est qu’ilavait la tête prise dans la portière. Elle ne tenait plusque par un lambeau. Cet homme, ce malheureux homme avait dû ouvriren cours de route la portière, pencher la tête au dehors, et laportière s’était brutalement refermée sur son cou, le décapitant,ou presque ! Les deux équipes, voyant cela, hurlèrent encore,déposèrent le cadavre du chef de gare, firent le tour du fourgon,dans lequel il n’y avait personne, et, ouvrant une autreportière du wagon, constatèrent que ce wagon était vide, saufl’homme qui avait la tête prise dans la portière et dontle corps, à l’intérieur du wagon, c’est-à-dire dans le couloir,était tout nu !

La nouvelle de tant de fantastiques horreursse répandit immédiatement dans les villages à la ronde. Et unefoule énorme, toute la journée, encombra les quais de la petitestation A. Des chefs vinrent de Paris. Non seulement on ne puts’expliquer, ce jour-là ni les jours suivants, la mort de l’hommetout nu qui avait la tête à la portière, mais encore on ne retrouvani le train ni les voyageurs. On ne parla que de cette étrangeaffaire aux obsèques du chef de la station A, qui furent tout àfait solennelles ; et même dans toute l’Europe ; aussi enAmérique.

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