La Double vie de Théophraste Longuet

XIV – M. THÉOPHRASTE LONGUET PRÉTENDQU’IL N’EST PAS MORT SUR LA PLACE DE GRÈVE.

 

M. Longuet, dans les notes qu’il consigna lelendemain de cette nuit funeste sur son carnet des Mémoires, neparaît pas avoir attaché autrement d’importance à l’essorillementde M. Petito.

« La nature des femmes, dit-il, est toutà fait délicate ; j’en jugeai par l’émoi de ma chèreMarceline. Elle ne pouvait admettre que j’eusse coupé les oreillesde M. Petito. Sa manière de raisonner était incroyable et combienincompréhensible, mais je la lui pardonnai à cause de sasensibilité excessive. Elle disait que je n’avais pasbesoin de couper les oreilles de M. Petito. Je lui répondisqu’évidemment on n’avait jamais besoin de couper les oreilles d’unhomme, pas plus qu’on n’a besoin de le tuer ; et, cependant,quatre-vingt-dix-neuf hommes sur cent, affirmai-je (et nul ne mecontredira), auraient tué chez eux, la nuit, M. Petito. Elle-même,qui n’était après tout qu’une femme, si le revolver eût été chargé,aurait fait tout ce qu’il faut pour tuer M. Petito. Elle ne le niapas. Eh bien ! en lui coupant les oreilles, n’avais-je pasprouvé qu’il n’y avait aucun besoin de le tuer ?

« Un homme préfère vivre sans oreillesque trépasser avec ses oreilles, et M. Petito se trouvait aussidégoûté de ses promenades nocturnes dans les appartements desautres que s’il était mort.

« – J’ai agi pour le mieux, avec unegrande retenue et une inconcevable humanité.

« La logique de ces paroles la calma unpeu, et ce qui restait de la nuit se serait passéconvenablement si je ne m’étais avisé de lui dévoiler toutle mystère de ma personnalité. Ce fut sa faute. Elle insistait pourconnaître le pourquoi de mon courage subit, ce qui était asseznaturel, attendu que jusqu’à ce jour je n’étais guère brave. Cen’est pas en vendant des timbres en caoutchouc que l’on apprendà voir couler le sang. Alors, je lui dis, tout de go, quej’étais Cartouche et, par une sorte de forfanterie qui m’étonnamoi-même, je me vantai de mes cent cinquante assassinatspersonnels. Elle s’enfuit du lit, ainsi que je l’avais prévu, etjura que rien au monde ne la ferait coucher avec Cartouche. Ellemontrait les signes de la plus grande terreur et s’était réfugiéederrière le canapé. De plus, elle m’annonça qu’elle allait demanderle divorce. Je ne pus m’empêcher, à cette nouvelle, de m’attendrirsur mon malheur, et je me pris à pleurer. Elle voulut bien alors serapprocher de moi, me fit comprendre avec beaucoup de précautionscombien sa situation devenait difficile, qu’elle avait cru épouserun honnête homme, qu’elle découvrait tout à coup qu’elle partageaitla couche du plus affreux des brigands, et qu’il n’y aurait plusdésormais pour elle de repos possible. J’avais séché mes pleurs, jecompatissais à sa peine, et nous ne nous consolâmes d’une tellecatastrophe que lorsque j’eus trouvé la solution : « Nousdirons à Adolphe, fis-je, de venir coucher avec nous. » Elleacquiesça tout de suite à cette proposition, et il fut entenduqu’Adolphe aurait toujours son lit fait chez nous, commeil avait son couvert mis.

« Justement, Adolphe survint à lapremière heure. Marceline et lui s’enfermèrent dans le salon et ilseurent là un entretien d’une longueur inusitée. Je m’étais retirépar discrétion dans mon cabinet. »

« Quand ils vinrent me retrouver, ilssemblaient sortir d’une conversation grandement animée. Adolphe meregarda avec tristesse et me pria de l’accompagner dans quelquescourses qu’il avait à faire le matin même. Marceline insista pourque je fisse tout ce qu’Adolphe me demanderait, et je le promissans difficulté. Adolphe et moi, nous descendîmes donc dans Paris.Je demandai à mon ami si l’étude du document lui avait révéléquelque fait nouveau intéressant nos trésors, il me répondit quetout cela n’était guère pressé, qu’il fallait avant tout songerà ma santé, et que nous prendrions tous trois, le soir même,le train pour la villa « Flots d’Azur ».

« Je remis la conversation sur le terrainde Cartouche, qui ne m’avait jamais autant préoccupé ; mais ilsemblait éviter de me répondre et fuyait ce sujet. Enfin, je fustellement pressant que, me voyant sur le point d’être tout à faitexaspéré, il voulut bien me donner sur moi-même quelquesrenseignements dont j’estimais avoir le plus grand besoin. Et puis,il s’échauffa à mon histoire et je sus bientôt tout ce queje voulais savoir.

« Je lui dis que, dans la narration qu’ilavait entreprise de ma vie d’autrefois, il m’avait laissé partirpour la guerre et que je serais curieux de savoir comment de soldatje devins le plus grand bandit du monde, car mes propres souvenirsétaient fantasques ; ils me revenaient à leur caprice et je neconnaissais encore ma vie que par lambeaux. Il me répondit que cecine s’était pas fait d’un coup ; après la guerre, on avait,comme de coutume, licencié la majeure partie des troupes et que jem’étais trouvé avec quelques camarades à Paris, sans ressourcesautres que celles qui pouvaient me venir de mon ingéniositéparticulière et de mes talents spéciaux. J’en usai avec un telbonheur et une audace si remarquable que mes camarades n’hésitèrentpoint à me prendre pour chef. Notre troupe se grossit avec rapiditéde tous les mauvais garçons que nous trouvâmes dans les rues, quandles honnêtes gens sont couchés.

« Justement, à cette époque, la police deParis était si mal faite que je résolus de m’en occuper.Mon dessein était que chacun, bourgeois, gentilhomme ou curé, pûtse promener à toute heure, en toute tranquillité, dans sa bonneville de Paris. Je partageai mes troupes fort habilement, leurdonnai à chacune un quartier à garder et un chef intelligent quirestait toujours mon lieutenant docile. Quand un quidam sortaitaprès le couvre-feu, et même quelquefois avant, il était abordéfort poliment par une certaine escouade de mes gens qui l’invitaità verser une certaine somme, ou s’il n’avait pas d’argent sur lui,à se défaire de son habit, moyennant quoi on lui donnait le mot depasse et il pouvait dès lors se promener dans Paris, toute la nuits’il lui plaisait, dans une sécurité parfaite. Il n’avait rien àcraindre, car j’étais devenu le chef de tous lesvoleurs.

« Je serais indigne du nom d’homme, moi,Théophraste Longuet, si je n’osais avouer ici, à ma honte, que jem’admirais d’avoir su monter une aussi prodigieusement criminelleentreprise. Tout à fait criminelle, hélas ! car mon intentionde police pouvait être en soi une conception admirable, maisl’exécution de cette conception nous incita, par la suite, à detels débordements, à de si nombreux attentats que l’honnêtetépremière de l’affaire ne saurait être, à mes yeux, une excuse.Le bourgeois ne comprit pas. Il résista trop souvent, etil en résulta des malheurs. Nous n’avions point, cependant, leclergé contre nous, parce que nous respections les églises. Unprêtre défroqué que nous appelions le Ratichon nous renditmême quelques services qui le conduisirent bientôt à donner labénédiction par les pieds « communi patibulo ».

« Ici j’arrêtai Adolphe pour uneexplication, à cause des mots latins ; il me répliqua que sij’avais réellement fait mes études au collège de Clermont, avecVoltaire, je saurais le latin et que communi patibulo veutdire : au gibet commun, et que : donner labénédiction par les pieds « communipatibulo » signifiait, dans le langage du temps, êtrependu aux Fourches Patibulaires, comme on appelait encorele gibet.

« – Oh ! je sais !répondis-je ; nous passions quelquefois devant, quand nousallions faire ripaille et gourgandiner au Moulin desChopinettes.

« – Oh ! il y avait beaucoup degibets, me répondit Adolphe en me jetant un regard dont je nesaisis pas tout le sens. Gibets, échelles et piloris ne manquaientpas à la bonne ville. Et même, ici…

« Il me fixa encore d’une façon bizarre.Je vis que nous étions arrivés place de l’Hôtel-de-Ville. Il medit :

« – Veux-tu que nous traversions la placede l’Hôtel-de-Ville ?

« – Si cela peut te servir, je latraverserai.

« – Tu as traversé souvent la place del’Hôtel-de-Ville ?

« – Oh ! très souvent !

« – Et il ne s’est rien passé d’anormal,tu n’as rien ressenti ?… Tu ne t’es souvenu derien ?

« –… De rien !

« – Se trouve-t-il des endroits, dansParis, que tu n’as pas pu traverser ?

« J’estimai cette question tellement,mais tellement stupide, que je haussai les épaules avec un dédainécrasant.

« – Et qu’est-ce qui pourrait m’empêcherde traverser l’endroit que je veux traverser ? Tu deviensbête, Adolphe.

« Je ne l’avais jamais traité sifamilièrement. Mais cette fois, il ne pouvait s’en plaindre. Saquestion ne signifiait rien du tout. Cependant, son regardinsistait. Son regard me parlait, m’ordonnait de réfléchir. Jeme rappelai alors quelques attitudes inexpliquées que j’avais euesavec moi-même. C’est ainsi que, plusieurs fois, devant me rendreplace de l’Odéon et me trouvant devant l’Institut, j’étais entrédans la rue Mazarine. Mais je n’y avais pas plus tôt mis le piedque je retournais sur mes pas et que je prenais un tout autrechemin. Je me rendais compte vaguement de ma contremarche, surtoutaprès, et je m’accusais de distraction. Mais plus j’y songe etmoins je crois vraiment que c’était là une distraction. En effet,je me suis trouvé plus de vingt fois à cet endroit, et plus devingt fois j’ai rebroussé chemin. Jamais, jamais, je ne suis passédans cette partie de la rue Mazarine qui commence à l’Institut etqui va jusqu’au coin de la rue Guénégaud et jusqu’au passage duPont-Neuf. Jamais ! De même, quand je descendais la rueMazarine, pour gagner les quais, je m’arrêtais à la rue Guénégaudet je prenais la rue Guénégaud avec plaisir. Je dis toutcela à Adolphe. Il me demanda :

« – Est-ce qu’il y a encore d’autresendroits que tu n’as pas pu traverser ?

« En effet, en y réfléchissant bien –c’est tout à fait inouï et on a bien tort, vraiment, de ne pasréfléchir – je n’ai jamais pris le Pont-Neuf – oh !jamais ! – ni le Petit-Pont ; et il y a, au coin de larue Vieille-du-Temple, une maison, avec des grilles aux fenêtres etun soleil d’or, devant laquelle j’ai toujoursreculé !

« – Et pourquoi, me demanda encoreAdolphe, ne peux-tu passer dans ces endroits, sur ces ponts, devantcette maison de la rue Vieille-du-Temple ?

« Je me rappelai alors exactementpourquoi et, certes, la raison en est bien la plus naturelle dumonde. Je croyais ne pas savoir pourquoi, mais évidemment je lesavais, puisque c’était à cause des pavés.

« – À cause des pavés ?

« – Oui, à cause de la couleur des pavés,à cause que ces pavés sont rouges. Il m’est absolumentimpossible de supporter la couleur rouge des pavés. Cette couleurne me produit pas le même effet sur la brique et sur la tuile.

« – Et alors, reprit Adolphe quim’écoutait, penché sur moi comme un médecin qui écoute battrel’artère d’un malade, et alors, le sol de cette place que tutraverses, ce sol n’est pas rouge ?

« – Me crois-tu atteint dedaltonisme ?

« – Sais-tu bien que cette place, fit-ilbrusquement, était la place de Grève ?

« – Parbleu ! c’était làqu’était le pilori, là l’échelle, là la plateforme, l’échafaud oùse dressaient la roue et la croix, les jours d’exécution, en facede la rue de la Vannerie. Enfin, là se trouvait le vieux port àcharbon. Je ne passais jamais sur cette place sans prononcer cettephrase : Il faut éviter la roue ! C’était unconseil que je donnais aux camarades, à Bourguignon, à Bel-à-Voir,à Gâtelard et à la Tête-de-Mouton. Aucun, du reste, je leparierais, n’en a profité.

« – Ni toi non plus ! mefit Adolphe. Malheureux ! c’est là que tu as subi le derniersupplice ! C’est là que tu as été roué ! C’est là que tuas expiré dans les tourments de la roue !

« Il était très animé en disant cela,mais je lui éclatai de rire au nez !

« – Qui est-ce qui t’a raconté cettefarce-là ? m’écriai-je.

« – Tous les historiens sontd’accord…

« – Ce sont de foutues bêtes ! Jesais peut-être bien que je suis mort au gibet deMontfaucon !

« – Toi ! tu es mort au gibet deMontfaucon ! Qu’est-ce qui m’a fichu un âne pareil ?s’écria Adolphe qui ne se possédait plus. Tu es mort en 1721 augibet de Montfaucon ? Mais il y avait beau temps qu’on n’ypendait plus !

« Mais je criai beaucoup plus fort quelui, et nous devînmes le centre d’un rassemblement.

« – Je ne te dis pas que je suis mortpendu ! Je te dis que je suis mort au gibet deMontfaucon !

« Disant cela, ou plutôt criant cela, jesemblais prendre à témoin les quarante personnes que notrealtercation semblait intéresser et à laquelle, du reste, ils necomprenaient rien, à l’exception d’un monsieur intelligent qui,lui, avait saisi, car il s’adressa à Adolphe et lui ditd’une voix incomparablement calme, en me montrant :

« – Vous n’allez peut-être pasapprendre à monsieur comment il est mort !

« Adolphe baissa la tête en s’avouantvaincu, et nous nous dirigeâmes, réconciliés, bras dessus, brasdessous, vers la rue du Petit-Pont.

« Cependant, j’avais besoind’explications et je voulais savoir comment les historiensracontent ma mort. Adolphe, pour son excuse, m’avoua la fable quicourt aujourd’hui les ouvrages les plus autorisés, et qui semble dureste étayée sur les pièces les plus authentiques. Et j’appriscomment on avait déshonoré ma mort ! »

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