La Double vie de Théophraste Longuet

XIX – OÙ L’ON DÉCOUVRE QUE CE PAUVRETHÉOPHRASTE EST ENCORE PLUS À PLAINDRE QUE LES ÉVÉNEMENTS DUDERNIER CHAPITRE N’ONT PU LE FAIRE SUPPOSER.

 

« Nous n’étions pas au bout de nospeines, » écrit M. Lecamus, qui décidément m’apparaîtcomme un affreux égoïste. Cette phrase peint tout à fait l’état deson cœur, moins troublé par la douleur excessive qu’entraînait pourson ami la terrible opération que par les cris inharmoniquesjaillis de sa bouche édentée.

C’est dans de pareils moments, à des heuresaussi exceptionnelles, quand des événements imprévusdérangent la quiétude coutumière des amis que l’onpourrait croire les meilleurs, qu’il faut juger les gens. Voyez M.Lecamus. Il aimait Théophraste, puisqu’il lui eût donné sa bourse,mais il ne lui aurait pas sacrifié son repos. Il lui eût donné sabourse parce que, jouissant d’une belle aisance, ce geste ne l’eûtpoint dérangé, tandis que cela dérangeait lesoreilles de M. Lecamus que Théophraste, pendant son opération,criât si fort. Je me sens, quant à moi, beaucoup moins d’estimepour M. Lecamus depuis qu’il a écrit en face de ce pauvreThéophraste, torturé sur son lit de sangle : « Nousn’étions pas au bout de nos peines. »

Enfin, s’il fallait m’en dégoûter tout à fait,je crois bien que je n’aurais qu’à analyser subtilement, maissûrement, la façon dont il nous rapporte « le phénomène descheveux ». À un moment de l’opération, pendant la torture, quidurait beaucoup plus que l’histoire officielle de Cartouche n’eûtpu le faire supposer, ce qui prouve, entre parenthèses, qu’il nefaut ajouter qu’une foi médiocre aux histoires officielles,Théophraste ne criait plus. Et cependant on le torturaitavec plus de cruauté que jamais, puisque quelques mots qui luiéchappaient apprenaient à ceux qui l’entouraient qu’après lui avoirtenaillé aux fers rougis les mamelles et le gras des bras, lebourreau versait dans les blessures vives du plomb fondu et de lapoix-résine[20]. Théophraste alors ne criait plus,mais on vit ses cheveux blanchir.

Eh bien ! si M. Lecamus a rapporté avecméchante humeur les cris insupportables poussés par Théophraste, ils’est quasicomplu à décrire le blanchissement des cheveux. À lelire, on voit bien que ce blanchissement le dérangebeaucoup moins que les cris, et cependant il ne devait rien resterdes cris après l’opération, tandis que les cheveux de M. Longuetétaient devenus blancs pour toujours.

« Ils ont commencé à blanchir par lestempes, dit M. Lecamus, ce qui est naturel, mais nous nenous en aperçûmes que lorsque la moitié de la chevelure était déjàblanche. Ce phénomène capillaire est certainement le plus curieuxauquel j’aie jamais assisté. Certes, on est toujours un peu étonnéde trouver le lendemain matin une chevelure dorée sur la tête d’unefemme que l’on a quittée brune la veille au soir, mais, dans cecas, on se doute un peu de ce qui s’est passé, tandis que nous nepouvions nous expliquer la transformation mystérieuse etvisible de la couleur des cheveux de M. Longuet quepar sa douleur, que nous ne voyions pas et que nousn’entendions plus. Cette ondulation blanche s’avançait avec lamême certitude et la même aisance que la vague à l’heure de lamarée. Tous les cheveux mirent cinq minutes à peu près à devenirblancs, à l’exception d’une mèche qui garda sa couleur châtain surle front de M. Longuet, ce qui n’était point d’un aspectdéplaisant[21]. »

Et voulez-vous que je vous donne encore« le phénomène du ventre », d’après M. Lecamus ?Vous y chercherez également en vain le moindre sentiment de pitié.C’est tout à fait incroyable ; je n’aurais jamais cru à autantde sécheresse d’âme chez M. Lecamus.

Voici « le phénomène duventre » :

« Le bourreau venait de couler de l’eaubouillante dans les oreilles de M. Longuet et nous pensions quecette fois la torture que l’on faisait souffrir au malheureuxtouchait à sa fin, quand Mme Longuet, qui depuisquelques instants ne cessait de pleurer, nous montra le ventre deson mari. Ce ventre se gonflait « à vue d’œil », commeavaient blanchi les cheveux. Cependant Théophraste ne faisaitentendre le moindre cri. Bientôt, il fut nécessaire de déboutonnerle gilet et le haut du pantalon, car tout le vêtement eût éclaté.Sous sa chemise, le ventre de M. Longuet dessinait un ballon qui,après avoir remué, resta immobile ; enfin, peu à peu, ildiminua, et quand il fut revenu à un volume normal, M. de la Noxdemanda au patient pourquoi son ventre avait pris cette formeinsolite, et pourquoi il avait, lui, Théophraste, pendant legonflement de ce ventre, conservé le plus parfait silence. Mon amirépondit qu’il aurait été bien embarrassé de parler, attendu qu’onlui avait mis un entonnoir dans la bouche, et que si son ventreavait ainsi gonflé, c’est qu’on avait versé dans cet entonnoirplusieurs seaux pleins d’eau ; enfin, qu’il avait rendu cetteeau sans plus de dommage. »

M. de la Nox, un instant, se pencha siprécipitamment sur le cœur de Théophraste que MmeLonguet crut à quelque issue fatale ; mais il résulta de lademande qui fut posée que Cartouche alors faisait le mort.Ses bourreaux et ses juges, et même les médecins, y furenttrompés ; on le laissa seul une heure, et il en profita pourglisser dans une fente de la muraille contre laquelle il étaitappuyé un billet qu’il avait écrit de son sang avec une aiguille debois, le matin même, dans son cachot de la tour Montgomery. C’étaitce billet qui était le Document, et, sur une question que fit poserencore à ce propos M. Lecamus, on apprit que le Document révélaitbien l’existence de très réels et importants trésors.

Je ferai encore remarquer au lecteur combienl’attitude de M. Lecamus en cette occurence était indécente. La viede Théophraste était en danger et c’était encore les trésors qui lepréoccupaient. Voulant même profiter de l’état de douloureusehypnose dans lequel se trouvait M. Longuet, il tenta d’obtenir desrenseignements complémentaires à cet égard. Mais M. de la Nox etMarceline elle-même mirent fin à cette scène regrettable, et M.Lecamus en fut pour sa rougeur et sa courte honte.

M. Lecamus, dans la relation de cessensationnels événements, n’est point tendre pour M. de la Nox.Après l’avoir porté aux nues et nous l’avoir présenté comme le roides théosophes, à seule fin de dégager sa responsabilité, il prendun malin plaisir à faire état de son trouble, de ses hésitations etde ses stupéfactions devant les phénomènes exceptionnels qui firentde cette opération psychique une opération historique,semée des enseignements les plus hardis dans le domainescientifique occulte.

Tout ceci prouve bien que M. Lecamus était unâne prétentieux. Le charlatanisme lui en eût imposé, mais lasimplicité et la sincérité de l’attitude de M. de la Nox luirépugnaient. Il pensait aussi que le rôle de cet hommeextraordinaire se bornait à dire sur une certaine modalité deton : « Et maintenant, que fais-tu,Cartouche ? » Et il n’était pas éloigné de croirequ’il eût pu l’accomplir, tant il l’estimait banal.L’insensé ! M. Longuet serait mort entre ses bras, dès lapremière minute, et Cartouche se promènerait encore dans leMAINTENANT ! Tout le travail astral de M. de la Noxéchappait à M. Lecamus. Comment aurait-il pu, lui, dont les yeuxétaient de chair, voir ce miracle psychique par lequel M.de la Nox rejetait Cartouche vers l’abîme et retenait Théophrastedans la vie !

Au début du récit de l’opération, je m’étaispromis de n’interrompre cet illustre et divin interrogatoired’aucune réflexion personnelle ; mais, vraiment, je suis sûrque tout le monde ici m’excusera et me pardonnera, car il est desmoments où la bêtise et l’ignorance, irrésistiblement, nousarrachent des cris d’indignation.

Ceci dit, je reviens vite, et avec quelleémotion attendrie, à ce pauvre Théophraste sur son lit de sangle,car ce qui lui est arrivé ne saurait compter au regard des malheursqui l’attendent.

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