La Double vie de Théophraste Longuet

XX – LA DERNIÈRE POIGNÉE DE MAIN DECARTOUCHE.

 

Le récit qui suit est la reproductionintégrale de ce qui est sorti de la bouche de Théophraste, toujoursplongé dans le sommeil de l’hypnose, depuis le moment qu’il a subila torture et qu’il a fait le mort. Cette pièce est de la plushaute importance, non seulement pour la science expérimentalespirite, mais encore pour l’histoire, car elle détruit la légendede la roue et nous expose de façon indiscutable la véritable mortde Cartouche. J’ai trouvé cette pièce non point dans le coffret enbois des îles, mais dans les papiers et rapports qui ont été lus aucongrès spirite de 1889. Il est tout entier de la main de M. de laNox, et je lui ai donné la préférence sur la narration infine de M. Lecamus, qui est à chaque instant émaillée desréflexions les plus stupides.

Théophraste ou plutôt Cartouche, enpuissance de M. de la Nox, dit :

– Je ne sais au juste ce qui m’est arrivé.J’ai fait le mort, j’ai caché le Document et je n’ai plus revupersonne. Quand je rouvre les yeux (je les avais donc ferméset j’étais sans doute tombé, en les fermant, en quelque faiblessesemblable à la mort), je ne reconnais d’abord aucun des objets quim’entourent, et j’ignore le lieu dans lequel on m’a transporté.Certainement, je ne suis plus dans la salle de la torture, ni dansmon cachot de la tour de Montgomery. Suis-je seulement encore dansla Conciergerie ? Je sais que non. Où m’a-t-onenfermé ? Après la torture, en attendant mon supplice dernier,en quelle prison nouvelle m’a-t-on jeté ? La première choseque je distingue est une lueur bleuâtre qui filtre en face de moi,au travers des barreaux épais et rapprochés d’une grille. La lunevient me visiter. Elle descend deux ou trois marches. Je tente defaire un mouvement, mais je ne puis. Je suis une chose inerte. Mavolonté ne commande plus à mes membres, ni à aucun de mes muscles.C’est comme s’ils avaient coupé toute relation entre mavolonté et ma chair. Mon cerveau n’est plus maître que devoir et de comprendre ; il n’est plus maîtred’agir. Mes pauvres membres ! Je les sens éparsautour de moi. J’ai dû atteindre à un degré de souffrance telque je m’explique ainsi que je ne souffre plus. Mais oùsuis-je ?…

« La lune a descendu encore deux marches,et puis deux marches encore… Ah ! ah ! qu’est-ce qu’elleéclaire, la lune ? Elle éclaire un œil, un grand œil. C’est unœil énorme et profond dans lequel un corbeau, après l’avoir vidéd’un coup de bec, pourrait déposer son œuf. Mais l’œil estvide ; mais le grand œil est vide, et l’autre œil, à côté, quiest aussi éclairé maintenant, est encore recouvert de sa paupièreverte. Je vois toute la tête. Elle n’a plus de peau sur les joues,mais elle a de la barbe au menton. La lune avance avecprécaution ; elle s’arrête tout doucement dans des trous denez. Il y a trois trous de nez. À un trou de nez par tête, celafait trois têtes !… Ils m’ont donc jeté dans une fossecommune !… La lune vient jusqu’à moi : j’ai deux jambesde cadavre au travers du ventre. Je reconnais maintenant cesmarches, et cette fosse, et cette lune… Je suis dans le charnier deMontfaucon !… J’AI PEUR ! ! !…

« Quand, les jours de ripailles, jemontais aux Chopinettes par la rue des Morts, j’ai regardé cecharnier à travers les grilles ; je l’ai regardé aveccuriosité, parce que j’y voyais déjà ma charogne ; mais jamaisil ne m’était venu à l’idée que lorsqu’une charogne serait là,elle pourrait regarder de l’autre côté des grilles !Et maintenant, ma charogne voit ! Ils m’ont jeté là parcequ’ils m’ont cru expiré, et je suis enterré vivant avec les corpsde pendus ! Mon sort est tout à fait misérable et dépasse toutce que l’imagination des hommes pourrait inventer. Les plus tristesréflexions viennent m’assaillir, et si je me demande d’abord parquel artifice du sort j’en suis réduit à une pareille extrémité, jeme vois obligé de m’avouer que le sort n’est pour rien dans monaffaire, mais bien exclusivement mon orgueil. J’aurais pu continuertranquillement à être « le chef de tous les voleurs » sij’étais resté vivable. Mais la Belle-Laitière avait raisonquand, au cabaret de la Reine-Margot, elle me disait queje n’étais plus vivable. Je n’admettais plus uneobservation et, quand je convoquais mon grand conseil, je ne tenaisaucun compte des résolutions où il s’était arrêté. Je me plaisais àjouer au potentat et j’avais fini par prendre cette manie dedécouper en morceaux tous ceux que je soupçonnais. Mes lieutenantscouraient plus de danger en me servant qu’en me desservant. Ilsm’ont trahi et c’était logique. Le commencement de ma mauvaisefortune fut l’affaire du Luxembourg[22]. Elle aurait dû m’ouvrirl’œil, mais mon orgueil m’empêchait de voir clair. Ilest bien temps de faire toutes ces réflexions, maintenant queje suis dans le charnier !

« Je suis vivant dans le charnier, avecles morts, et, pour la première fois de ma vie, j’aipeur ! Mais je n’ai pas peur des morts, j’ai peur desvivants, car il y a un vivant autour de moi ! Je saisqu’il remue. Il est étrange comme à cette minute, où je suissur la limite de la vie et de la mort, mes sens perçoivent deschoses qu’ils avaient ignorées dans la bonne santé, etcependant mes oreilles n’entendent plus, à cause de l’eaubouillante dont elles furent pleines. Ne serais-je donc point leseul à vivre dans ce domaine de putréfaction ? Je me souviensque la Vache-à-Paniers m’a raconté que le comte de Charolais avaitfait enfermer vivantes dans de petites fosses, sur la butte deMontfaucon, des femmes qui lui avaient résisté. Mais moi,Cartouche, je n’ai point voulu croire à un crime pareil. Je saisbien qu’il se baigne dans le sang des petites vierges qu’il faittuer, pour se guérir de l’affreuse maladie qui lui dévore leschairs ; mais enfermer des femmes vivantes dans des fosses,ça, je ne le crois pas[23]. Etcependant, il y a, sur ma gauche, à côté de moi une femme quiremue dans une fosse !… Je ne l’entends pas, je la sens.La lune a allongé son rayon jusqu’à moi. Son rayon est divisé entrois par les barreaux de la grille. Cela fait trois bandes bleuesdans lesquelles je vois d’abord le trou de l’œil et les trois trousde nez, et puis une bouche épouvantable qui me tire la langue.Après, il y a trois corps sans tête. Dans le flanc gauche dutroisième corps, je distingue très bien la plaie putréfiée danslaquelle s’enfonça l’un des crocs de fer par lesquels fut pendu cedécapité. On ne pouvait le pendre par la tête, puisqu’il n’avaitplus de tête. Comme je ne sens plus remuer la femme dans la fosse àcôté, je me remets un peu et je m’occupe à dénombrer les corps quiemplissent le charnier. Je commence même à apercevoir ceux qui sonttout à fait dans les ténèbres. Il y en a ! Il y en a !parbleu ! On apporte ici tous les suppliciés de laville[24]. Il y en a de frais, il y en a depourris ; il y en a de bien conservés et tout secs ; maisd’autres ne sont pas présentables : ils tombent en ruine. Jeserai bientôt une ruine comme eux. Cependant, cependant, tout n’estpas dit, tout n’est pas fini ; puisque je suis,l’espérance n’est pas morte. On retrouve l’espérance même au fondd’un charnier. Ah ! si je pouvais remuer ? Les mortsremuent ; je finirai bien aussi par remuer. J’ai tourné lesyeux le plus qu’il m’était possible dans le coin droit de l’orbiteet j’ai vu que le mort qui est sur mon ventre et qui remue n’a pasde tête. Il glisse sur mon ventre. Je recommence à avoir peur, nonpas parce que le mort remue, car les charniers appartiennent auxmorts, qui y font ce qu’ils veulent, mais parce que l’on tirece mort par les jambes. J’ai retourné mes yeux dans l’autrecoin, dans le coin gauche de l’orbite, et j’ai vu une jambe du morten l’air. Cette jambe doit être tenue par quelque chose, tirée parquelque chose. La lune monte le long du mur avec la jambe jusqu’àun trou. Et mes yeux regardent tellement à gauche qu’ils voientune main vivante. La main vivante, qui sort du trou, tirele pied mort. Je sens, je sais qu’il y a dans la fosse à côtéune femme qui mange[25]…

« Et maintenant, mes yeux ne quittentplus le trou, dans la terreur de voir revenir la main vivante, devoir s’allonger vers moi la main vivante… Mais j’espère, j’espèresur mon salut, que la main ne sera pas assezlongue… La lune soudain cesse d’éclairer le trou, et mes yeuxse tournent vers la grille par où la lune est entrée. Alors, jevois, entre la lune et moi, sur les marches du charnier, unhomme ! Un homme vivant ! Je suis peut-être sauvé !Je voudrais crier de joie et j’aurais peut-être crié, si l’horreurde ce que je sens tout à coup, de ce que je sais,ne m’avait soudain bouché la gorge. Je sens, je sais que cethomme est venu là pour me voler mes os !… à cause de lacourtisane Émilie !… Le Régent s’est souvenu du duc d’Orléanset de Jean sans Peur[26]…

« La courtisane Émilie ne veut plusle voir… Un os de Cartouche, qui en fut aimé, entre sa peau et sachemise, pourrait, le diable s’en mêlant, la ramener dans son lit…Je sais cela… Mon regard a lu cela dans le cœur de l’homme quidescend les marches du charnier. Il vient là pour me prendre mesos !… Il allume une lanterne. Il va droit à mon cadavre.Il ne voit donc pas que les yeux de mon cadavre remuent !… Iltire de sous son manteau une lame d’acier aiguë et toute rouge dansle rayon de la lanterne… Il dépose sa lanterne… Il me prend par lesépaules et me dresse à demi contre la muraille, au-dessous dutrou. Il me prend la main gauche avec sa main gauche, et de lamain droite m’enfonce la lame d’acier dans le poignet. Je ne senspas la lame dans mon poignet, mais je la vois. Elle tourne autourde mon poignet… Elle va le trancher ; déjà elle le détache.Mais je commence à sentir la lame ! La vie renaît dans monpoignet ! Ah ! si mon poignet !… Ah ! simon poignet !… Un dernier coup de sa lame et ma main gauche valui rester dans sa main gauche !… Ah ! si monpoignet !… Ah ! si mon poignet !… Oui !oui ! oui ! ! ! La vie ! la vie ! lavie d’un nerf !… Je vous dis qu’il suffit de la vie d’unnerf !… Ah ! ah ! ah ! ! ! L’hommehurle et casse d’un coup de pied sa lanterne… Ma main est partiedans la main de l’homme, mais par un dernier miracle de la viedernière de mon poignet, ma main au moment où elle quittait monbras A SAISI la main de l’homme ! Et l’homme ne peut plusse défaire de ma main, qui s’est crispée en mourant et qui letient ! et qui le tient ! et qui le tient !Ah ! il agite, il secoue, il hurle, il secoue ma main qui letient ! qui le tient ! Il tire avec sa main droite mamain qui est dans sa main gauche, mais on ne se débarrasse pasainsi de la poignée de main d’un mort !… Je le voisqui s’enfuit du charnier en hurlant et qui bondit sur les marches,en agitant dans la lune, comme un fou, comme un fou, ma poignéede main…

« À ce moment, au-dessus de ma tête, unemain que je ne vois pas, mais que je sens, sort du mur et me prendpar les cheveux ! Elle me tire, me tire la tête !Ah ! crier ! crier ! crier ! Mais comment crieravec ces dents vivantes qui me défoncent lagorge ! »

………………………

D. Et maintenant. Cartouche, oùes-tu ?

R. J’entre dans les ténèbres rayonnantes de lamort !

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