La Double vie de Théophraste Longuet

II – OÙ L’ON POURRAIT CROIRE QUE M.THÉOPHRASTE LONGUET EST FOU ; OÙ L’ON NE SAURAITL’AFFIRMER.

 

Que s’était-il passé ? Je reproduistextuellement ce que M. Théophraste Longuet a bien voulu me confierde cette exceptionnelle aventure dans ses mémoires, au jour lejour.

« Je suis un homme sain de corps etd’esprit, confesse Théophraste. Je suis un bon citoyen,c’est-à-dire que je ne me suis jamais élevé contre la règle. Ilfaut des lois. Je les ai toujours observées. Du moins, je lecrois.

« J’ai toujours eu la haine del’imagination ; par là, j’entends que, dans toutes lescirconstances de la vie, soit qu’il s’agît de placer mon amitié,soit que j’eusse à déterminer une ligne de conduite, j’ai pris soinde me rapprocher du bon sens. Le plus simple semblait lemeilleur.

« J’ai beaucoup souffert, par exemple,lorsque je découvris que mon ami Adolphe Lecamus, un anciencamarade de collège, se livrait à l’étude du spiritisme.

« Qui dit spiritisme dit folie. Vouloirinterroger les esprits par le truchement des tables tournantes estune chose éminemment grotesque. Du reste, j’ai assisté à quelquesséances que cet excellent Adolphe nous donna à Marceline et à moi.J’y pris une certaine part, désireux de lui prouver l’absurdité deses théories. Des heures, nous restâmes, Adolphe, ma femme et moi,les mains sur un petit guéridon qui jamais ne se décida à tourner.Je me moquai fort de lui. Ma femme m’en voulut un peu, parce queles femmes sont toujours prêtes à ajouter foi à l’impossible et àcroire au mystérieux.

« Adolphe lui apportait des livres,qu’elle lisait avec avidité, et s’amusait quelquefois à vouloirl’endormir, à lui faire des passes avec les mains et à lui soufflerdans les yeux. C’était bête comme tout. Jamais je n’aurais supportécela d’un autre, mais j’ai toujours eu du penchant pour Adolphe. Ila une figure énergique et il a beaucoup voyagé.

« Marceline et Adolphe disaient de moique j’étais un sceptique. Je leur répondais que je n’étais point unsceptique, attendu qu’un sceptique est celui qui ne croit à rien ouqui doute de tout ; or, moi, je crois à tout ce qu’il fautcroire ; je crois, par exemple, au progrès. Je ne suis pas unsceptique, je suis un sage.

« Pendant ses voyages, Adolphe a beaucouplu ; moi, pendant ce temps-là, je fabriquais des timbres encaoutchouc. J’étais, je suis encore ce que l’on a coutume d’appelerun esprit terre à terre. Je ne m’en vante pas ; je constate,simplement.

« J’ai cru utile de donner ce légeraperçu de mon caractère pour qu’il fût bien entendu que ce quim’est arrivé avant-hier n’est point de ma faute. Jevisitais une prison, comme je serais allé acheter une cravate auLouvre. Je voulais m’instruire, voilà tout. J’ai maintenant desloisirs, puisque nous avons vendu notre fonds. Je me suisdit : « Faisons comme les Anglais, visitons Paris. »Et le hasard voulut que nous débutâmes par la Conciergerie.

« Je le regrette bien.

« Est-ce que je le regrettevraiment ? Je ne sais. Je ne sais plus rien. Je ne me rendsplus compte de rien. En ce moment, je suis très calme. Et je vaisvous raconter ce dont je me souviens, comme si la choseétait arrivée à un autre. Tout de même, quelle histoire !

« Tant que nous fûmes dans les tours, ilne se passa rien qui vaille la peine d’être rapporté ici. Je merappelle que, me trouvant dans la tour Bon Bec, je me disais :« Et quoi ! c’est ici, dans cette petite salle qui al’air d’une épicerie, qu’il y eut tant de douleurs et que furentmartyrisées tant d’illustres victimes ! » J’essayaihonnêtement de me représenter l’horreur de ces lieux quand lebourreau et ses aides s’approchaient des prisonniers avec leursmonstrueux engins, dans le dessein de leur faire avouer des crimesintéressant l’État. Mais, à cause justement des petites étiquettesdes tiroirs sur lesquelles on lisait ; « séné,houblon » je n’y parvenais pas.

« La tour Bon Bec ! On l’appelaitaussi la Bavarde, à cause des cris horribles qui s’en échappaientet qui allaient troubler sur le quai le passant inoffensif quihâtait le pas, tout frissonnant encore d’avoir entendu la justicedu roi.

« Maintenant, elle était bien paisible ettoute silencieuse, la tour Bon Bec. Je ne m’en plaindraipoint : c’est le progrès.

« Mais quand nous pénétrâmes dans cettepartie de la Conciergerie qui n’a guère changé depuis des siècles,quand nous glissâmes entre ces pierres nues que n’ont recouvertesaucun enduit nouveau, aucun plâtre profane, une fièvre inexplicables’empara de mes sens, et quand nous fûmes dans le noir du bout del’allée des Pailleux, je criai : « Parbleu !c’est l’allée des Pailleux ! »

« Aussitôt, je me retournai, pour savoirqui avait crié cela. Mais ils me regardaient tous et je vis bienque c’était moi qui avais crié cela. J’en avais la gorge encoretoute frémissante.

« Cet imbécile de gardien prétendait quenous avions dépassé l’allée des Pailleux. Je lui dis son fait et ilne répliqua pas. J’en étais sûr, vous entendez bien, j’en étais sûrque c’était l’allée des Pailleux. Pourquoi en étais-je sûr ?Je lui répondis que j’y avais couché sur la paille ; maisc’est absurde. Comment voulez-vous que j’aie couché sur la pailledans l’allée des Pailleux, puisque c’est la première fois que jevais à la Conciergerie ? Alors, en étais-je sûr ? Voilàce qui m’épouvante. J’avais un mal de tête atroce.

« Mon front brûlait, cependant que je lesentais balayé par un grand courant d’air froid. Enfin, j’essaie dem’expliquer : j’avais froid au dehors, j’étais une fournaiseau dedans.

« Qu’est-ce que nous avons fait ? Jeme suis, un moment, promené bien tranquillement dans la chapelledes Girondins, et, ma foi, pendant que le gardien nous expliquaitl’histoire, je jouais avec mon ombrelle verte. Je n’avais conservéaucun ennui de m’être montré si bizarre tout à l’heure. J’étaisnaturel. Mais, du reste, je n’ai jamais cessé d’être naturel.

« Ce qui m’est arrivé par la suite et queje vais vous conter était naturel, puisque cela n’était le résultatd’aucun effort. Ce qui n’aurait pas été naturel, c’est que ça nem’arrivât pas.

« Je me souviens que je me suis trouvé,au bas d’un escalier, debout devant une grille. J’étais doué d’uneforce surhumaine ; je secouai la grille et je criai :« Par ici ! » Les autres, qui ne savaientpas, tardaient à venir et se trompaient de chemin. Je ne saispas ce que j’aurais fait de la grille, si le gardien ne me l’avaitouverte ; je ne sais pas non plus ce que j’aurais fait dugardien. J’étais fou. Non, je n’ai pas le droit de dire cela. Jen’étais pas fou ; et c’est un grand malheur. C’est pire que sij’eusse été fou.

« Certes, j’étais dans une grandesurexcitation nerveuse, mais je jouissais d’une entière lucidité.Je crois que je n’ai jamais vu aussi clair, et cependant j’étaisdans les ténèbres ; je crois que je ne me suis jamais mieuxsouvenu, et cependant j’étais dans des lieux que je ne connaissaispas. Mon Dieu ! je ne les connaissais pas et je lesreconnaissais !Je n’hésitais pas sur mon chemin ;mes mains tâtonnantes retrouvaient des pierres qu’elles allaientchercher dans la nuit et mes pieds foulaient un sol qui ne pouvaitm’être étranger.

« Qui pourra jamais dire l’antiquité dece sol ; qui pourra vous apprendre l’âge de ces pierres ?Moi-même je ne le sais pas. On parle de l’origine duPalais ? Qu’est-ce que l’origine du vieux palais desFrancs ? On pourrait peut-être dire quand ces pierresfiniront, mais nul ne dira jamais quand elles ont commencé. Etelles sont oubliées, ces pierres, dans la nuit millénaire descaves. L’étrange est que je m’en sois ressouvenu.

« Je glissais le long des parois humides,comme si ce chemin m’était coutumier ; j’attendais certainesaspérités de la muraille et elles venaient au bout de mesongles ; je comptais les joints des pierres et je savais qu’aubout de ce compte je n’aurais qu’à me retourner pour apercevoir aulointain d’une galerie un rayon que le soleil y a oublié depuisle commencement de l’Histoire de France. Je me retournai et jevis le rayon, et je sentis à grands coups, battre mon cœur dufond des siècles. »

Ici, dans le manuscrit, le récit estmomentanément interrompu. M. Longuet explique qu’il se passe enlui, quand il revit cette heure inouïe de la Conciergerie, deschoses qui l’agitent, qui le font souffrir. Difficilement, il restemaître de sa pensée. Il a une peine très grande à la suivre. Ellecourt devant lui comme un cheval emballé dont il aurait lâché lesrênes. Elle le dépasse, bondit, s’enfuit en laissant sur le papierdes traces de son passage qui sont des mots tellement profonds,dit-il, que « lorsqu’il regarde dedansil a levertige ».

Et il ajoute, non sans épouvante :

« Il faut s’arrêter au bord de ces mots,comme on s’arrête au bord d’un précipice. »

Et il reprend la plume d’une main fiévreuse,continuant à s’enfoncer dans les galeries souterraines.

« Et la Bavarde, la voilà ! Voilàles murs qui ont entendu. Ce n’est point là-haut, dans legrand soleil, que la Bavarde parlait, c’est ici, dans cette nuit dela terre ! Voilà des anneaux aux murs. Est-ce l’anneau deRavaillac ? Je ne me rappelle plus.

« Mais vers le rayon, vers l’unique rayonéternel et immobile comme ces immobiles murailles, vers le rayonblême et carré qui, depuis le commencement des âges, a pris etgardé la forme du soupirail, je m’avance, je m’avance, avec unehâte certaine, pendant que la fièvre me consume, flambe et enivremon cerveau. Mes pieds soudain s’arrêtent, mais si brutalement quel’on pourrait les croire tirés par des mains invisibles qui eussentsurgi du sol, et mes doigts courent, glissent le long de lamuraille, pétrissent cet endroit de la muraille. Qu’est-ceque veulent mes doigts ? Quelle est la pensée de mesdoigts ? J’avais un canif, voyez-vous, dans ma poche. Et,tout à coup, j’ai laissé choir de dessous mon bras mon ombrelleverte pour prendre dans ma poche mon petit couteau. Et, entre deuxpierres, sûrement, j’ai gratté. J’ai fait tomber avec mon couteau,entre deux pierres, de la poussière et de la poudre de ciment. Puismon couteau a piqué quelque chose entre les deux pierres et aramené quelque chose.

« Voici pourquoi je suis sûr de n’êtrepoint fou. Cette chose est sous mes yeux. Dans mes heures les pluspaisibles, moi, Théophraste Longuet, je la puis contempler, sur monbureau, entre mes derniers modèles de timbres en caoutchouc. Cen’est pas moi qui suis fou, c’est cette chose qui est folle. C’estun morceau de papier déchiré, maculé… un document dont on pourraitdire l’âge et qui a tout ce qu’il faut pour plonger dans uneconsternation prodigieuse un honnête marchand de timbres encaoutchouc. Le papier est, vous pensez bien, terriblement moisi.L’humidité a mangé la moitié des mots, qui semblent, à cause deleur teinte rousse, avoir été écrits avec du sang.

« Mais dans ces mots que voici, dans cedocument qui avait certainement quelques siècles d’existence, etque je faisais passer dans le rayon carré du soupirail, et que jeconsidérais, le poil hérissé d’horreur, JE RECONNAISSAIS MONÉCRITURE. »

Voici, traduit au clair, ce précieux etcombien mystérieux document :

Mort en fui

mes trésors après trahison

du 1er avril

Va prendre l’air

aux Chopinettes

regarde le Four

Regarde le Coq

Fouille espace et tu

seras riche

Auteurs::

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