La Double vie de Théophraste Longuet

XXI – DES INCONVÉNIENTS DE LA CHIRURGIEPSYCHIQUE.

 

Ici, je reprends le rapport de M.Lecamus :

« Aussitôt que Théophraste eut prononcéces mots : « J’entre dans les ténèbres rayonnantes de lamort », M. Éliphas de Saint-Elme de Taillebourg de la Nox fitun geste immense de son bras droit, se pencha sur le visage de monami et lui souffla impétueusement sur les paupières. Il luidit :

« – Réveille-toi, ThéophrasteLonguet.

« Théophraste ne s’éveilla pas. Sespaupières restaient closes et son immobilité nous parut plusimmobile encore. Et maintenant que sa bouche, sa pauvre boucheédentée ne parlait plus, maintenant que ses lèvres étaient aussicloses que ses paupières, il nous parut avec terreur avoir suiviCartouche dans les ténèbres rayonnantes de la mort. Sa pâleur decadavre, qui nous sembla – était-ce un effet de notreimagination ? – déjà tournée au vert, ses cheveux devenussubitement blancs, nous le montraient, en réalité, atrocement vieuxmais de la vieillesse si hâtivement acquise au fond des tombeaux,où quelques minutes de pourriture vieillissent davantage que centans de vie. Était-il déjà mort ? Se décomposait-ildéjà[27]. M. de la Nox répétait ses grandsgestes de fou sublime et un peu ridicule et lui ressoufflait surles yeux à lui faire voler les cils, et recommençait àcrier :

« – Théophraste Longuet !Réveille-toi ! Réveille-toi ! ThéophrasteLonguet !…

« Dans le moment que nous croyions bienque Théophraste Longuet ne se réveillerait jamais plus, il seréveilla. Il tourna les yeux vers nous en poussant un effrayantsoupir, et nous dit simplement :

« – Bonzour ! Cartouce estmort !

« M. de la Nox nous dit :

« – Remercions Dieu :l’opération a réussi, et il recommença saprière :

« – Au commencement tu étais leSilence ! Éon ! source des Éons !…

« Mme Longuet et moi nous nousétions précipités sur Théophraste en remerciant Dieu du fond ducœur. Certes ! l’opération avait été rude et, cependant, nousnous félicitions que Théophraste s’en tirât, en somme, avec un potde teinture pour ses cheveux et un râtelier. Ce n’était pas achetertrop cher la mort de Cartouche. Nous lui dîmes de se leveret de nous suivre. Nous avions hâte de fuir cette maison de la ruede la Huchette, où il me semblait que nous étions depuis plus dedeux cents ans. Mme Longuet embrassa son mari et lui ditdoucement, en le prenant sous le bras :

« – Allons ! mon ami !…

« – Parlez plus fort, fit Théophraste, zene sais ce que z’ai dans les oreilles, ze suis quasi sourd et puisze ne puis plus remuer !

« – C’est que tu dois être un peuengourdi, mon chéri ! Depuis le temps que tu es étendu sansbouger sur ce lit de sangle, quoi d’étonnant à cela ? Mais,fais un effort, mon petit chat !

« – Parlez plus fort, vous dis-ze !Ze remue encore les bras, mais ze n’ai plus aucun moyen de remuerles zambes. Ze veux les remuer et elles ne bouzent pas ! Etpuis, z’ai des picotements dans les pieds !

« – C’est des fourmis ! mon petitange. Secoue-toi, secoue-toi, vite ! que nous rentrions cheznous. Nous n’avons rien mangé depuis ce matin et j’ai l’estomacdans les talons !

« – Moi, fit Théophraste tristement, zene sais ce que z’ai dans mes talons. Ze ne sais plus si z’ai destalons ; ils sont peut-être dans mon estomac !…

« Ensuite, Théophraste porta la main à sabouche et dit :

« – Tiens ! le dentiste estvenu ! Vous m’avez endormi pour m’arranger mes dents.Qu’est-ce que vous avez fait de mes dents ?…

« Chose curieuse, fait observer M.Lecamus, Théophraste réveillé zézayait et il n’avait pas zézayédans son sommeil, après le départ précipité de ses dents. C’est,sans doute, que rien ne pouvait faire zézayer Cartouche, ni ladouleur, ni même l’absence des dents de Théophraste. Jerépétai :

« – Il faut partir !…

« Il répondit :

« – Évidemment, mais emportez-moi, carz’ai les zambes dans un état…

« M. de la Nox, que nous regardions, neput retenir un sourd gémissement. Il eut enlevé le pantalon et lesbottines de Théophraste en un tour de main : le caleçon futouvert avec des ciseaux et les chaussettes elles-mêmes jonchèrentle carreau. Alors ! Oh ! alors !… quel spectacleaffreux ! et quelle douleur nous étreignit à la vue desmalheureux membres de mon ami ! Les jambes et les pieds deThéophraste étaient en bouillie. La chair était arrachée parendroits et, en d’autres, horriblement meurtrie. Les mainstremblantes de M. de la Nox écartaient les vêtements quirecouvraient le thorax de ce pauvre Théophraste et, là aussi, nousvîmes, aux seins, deux sanguinolentes taches noires. Les biceps,que nous examinâmes, portaient également les marques fraîches del’épouvantable torture[28].Théophraste considérait ses jambes et ses bras et ses seinsavec curiosité. Mme Longuet s’abattit sur sapoitrine en sanglotant ; quant à moi, je fis un geste quimenaçait le Destin et je courus chercher une voiture.

« Quand je revins, Mme Longuetpleurait toujours, Théophraste n’avait pas cessé de se plaindre depicotements aux jambes et demandait ce qui lui était arrivé pourqu’il lui fût impossible de les remuer et qu’elles lui apparussenten un état aussi sanguinolent. M. Éliphas de Saint-Elme deTaillebourg de la Nox, au lieu de répondre, était prosterné, lefront dans la plus grande des humiliations. Ses mains étaientjointes, ses coudes étaient sur le carreau. Il disait, d’une voixlamentable qu’entrecoupait un immense sanglot : « MonBien-Aimé ! Mon Bien-Aimé, j’ai cru que j’étais ton fils, ômon Bien-Aimé ! J’ai pris mon Ombre pour ta Lumière ! MonBien-Aimé ! Tu as précipité mon orgueil ; je ne suisqu’un peu de nuit, au fond de l’Abîme obscur, moi, l’Homme deLumière. Et la nuit ne veut pas ! Et j’ai voulu,Moi : la nuit ! Je ne suis qu’un fils ténébreux duSilence, Éon, source des Éons ! Et j’ai vouluparler ! Ah ! la Vie ! la Vie !Connaître la Vie ! Posséder la Vie ! ÉgalerlaVie !… Tentation ! Vertige de l’éternel Abîme !Mystère du Ternaire ! Trois ! Oui, les trois Mondes sontUn ! et le Monde est trois ! C’était la vérité àTyr, à Memphis, à Babylone ! Un ! Deux !Trois ! Actif, Passif et Réactif ! Un et un fontdeux ! Deux est neutre ! Mais ! mais ! mais, ômon Bien-Aimé ! 1 et 2 font 12.1 est Dieu ! 2 est lamatière ! Mettez la matière à côté de Dieu ! Pythagorel’a dit et vous avez 12, c’est-à-dire l’Union !…C’est-à-dire ? C’est-à-dire ? Qui donc ici-bas a oséprononcer ces mots : c’est-à-dire ? »

« Puis il sanglota encore à fendre l’âme,cependant que Théophraste, sur son lit de sangle, disait :

« – Ze voudrais pourtant bien m’en allerd’ici. »

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer