La Double vie de Théophraste Longuet

XXXVI – LE PEUPLE TALPA EST UN PEUPLECOMME IL N’EN EXISTE PAS SUR LA TERRE. MM. MIFROID ET LONGUET, L’UNCOMME COMMISSAIRE ET L’AUTRE COMME VOLEUR, SONT PARFAITEMENTRIDICULES.

 

« On m’amena Théophraste dans le plustriste état, raconte M. Mifroid. Incapable de refréner sespassions, il s’était laissé aller à la pire débauche. Je n’en fispoint mes compliments à damoiselle de Coucy, et j’en fus d’autantplus navré que nous étions dans le moment où il fallait montrer àces gens ce qu’était un commissaire de police. Or, j’avais besoind’un voleur, et Théophraste était incapable de faire mon affaire.Ces gens sont si ignorants que je ne pouvais espérer leur donner unaperçu de mes officielles fonctions qu’avec une leçon de choses. Necomprenant point ce qu’est un commissaire de police, n’ayant aucuneidée de ce qu’est un voleur, peut-être, par le complément de l’unet de l’autre, serais-je arrivé à un résultat. Ainsi pensais-je,mais sans conviction, à cause du laisser-aller de Théophraste.

« Cependant la foule augmentait.D’autorité, j’avais fait la lumière. Ils se bouchaient le nez etattendaient.

« En quelques phrases bien senties, jepriai Théophraste « de se tenir devant le monde » et damede Montfort, à côté de moi, me suppliant de « commencer »parce que le peuple finissait par s’énerver, je conduisisThéophraste dans une boutique de chapelier qui, comme toutes lesautres boutiques, était ouverte au passant. Je lui dis, sur un tonsans réplique :

« – Fais le voleur !

« Chacun nous suivit, et ces gens semassèrent devant la boutique comme chez nous on se précipite à ladevanture d’un pharmacien, après un accident.

« Il y avait là beaucoup de casquettes enpeau de rat, et de chapeaux en peau de poisson. Quelques-unss’ornaient de plumes de canard. Théophraste me sourit de façon siinsipide que je l’aurais giflé. Enfin, il se décida et soninstinct du fond des siècles réapparaissant, il s’emparaprestement de six casquettes qu’il dissimula fort habilement soussa redingote, et de trois chapeaux de formats différents, qu’ilmit, sans avoir l’air de rien, les uns dans les autres sursa tête. Et puis il essaya de s’éloigner naturellement, enregardant de droite et de gauche ce qui se passait dans la rue etsifflant un petit air.

« Nos gens, autour de nous, nebronchaient pas. Ils étaient muets comme carpes et regardaientde toutes leurs oreilles. Quelques groins roses seulement seprirent à sourire en faisant cette réflexion que ce beau sirefaisait des provisions de chapeaux pour plusieurs années.

« C’est alors que je m’annonçai et que jedis de ma voix officielle, en mettant ma main droite sur l’épaulede Théophraste :

« – Au nom de la loi, je vousarrête !

« Cette fois, je crus bien qu’ils avaientcompris et que je n’aurais plus à leur expliquer ce qu’est uncommissaire de police et un voleur. Mais ils conservaient, qui leurmutisme imbécile, qui leur sourire stupéfiant. Damoiselle de Coucym’ayant demandé ce que c’était que : au nom de la loi !je lui parlai de la loi avec un commencement de colère, mais il mefut impossible de me faire entendre ; d’après elle –fallait-il la croire ? – le peuple talpa n’avait ni loi, nivoleur, ni commissaire de police !

« Elle précisa devant tout le monde saquestion et me demanda à quoi pouvait servir un commissaire depolice. Je lui répondis : « Vous l’avez vu ! Àarrêter les voleurs ! » Et elle me demanda à quoipouvaient servir les voleurs ! Je lui répondis : « Àse faire arrêter par les commissaires de police. »

« Elle précisa davantage et demanda ladéfinition de la police.

« Je lui dis :

« – La police est une institution qui apour but de protéger les citoyens paisibles et honnêtes dans leurspersonnes et leurs propriétés !

« Ils se taisaient encore comme si jeleur avais dit de l’hébreu.

« Je m’écriai :

« – Le commissaire de police est legardien des lois !… Ainsi, il y a une loi qui empêche deprendre des chapeaux dans une boutique !…

« Ils m’interrompirent tous encriant :

« – Nennil !

« – Comment, nennil ! Vous n’avezpas de loi ?

« – Nennil !

« – Ni de gardien des lois !

« – Nennil !

« – Enfin, fis-je, furieux de cettemauvaise plaisanterie, il y a un État !

« – Nennil !

« – Vous, vous êtes l’État ?

« – Nennil !

« – Vous avez des chefs qui sontl’État ?

« – Nennil !

« Je me pris la tête dans mes deux mains.Et je résolus de revenir à l’exemple palpable :

« – Mon ami n’a pas le droit de prendreces chapeaux dans la boutique de ce chapelier.

« – Oïl !

« – Comment ! Il a le droit deprendre ces chapeaux ?

« – Oïl !

« – Ces chapeaux ne lui appartiennentpas !…

« – Oïl !

« – Alors, il peut prendre tous ceschapeaux ?

« – Oïl !

« J’étais cramoisi. Dame de Montfort sepencha vers moi et me confia que tous ces gens me demandaient ceque mon ami comptait faire de tous ses chapeaux ! Je lui disqu’il comptait les vendre. Elle me répondit que, dans les livressacrés, c’est-à-dire dans les vieilles légendes de son pays, onavait conservé la trace de ce que pouvait être autrefois l’achat etla vente, mais que, seules, les personnes très savantes comme ellepouvaient en avoir une idée. Chez les Talpa, me fit-elle, on nevend pas, parce qu’on n’achète pas. Chacun prend ce qu’il abesoin de prendre. Et comme il n’a pas besoin de prendre dixchapeaux pour les mettre à la fois sur sa tête, mon ami passaitpour un fol, pour un pauvre malheureux triste fol.

« – Cette plaisanterie a trop duré,fis-je, croyez-en un commissaire de police qui a pu se rendrecompte souvent, par lui-même, de la nécessité des lois.

Dame de Montfort me demanda à quoi servent leslois. Je lui répondis :

« – À trois choses : il y a les loisqui protègent l’État ; il y a les lois qui protègent lapropriété ; il y a les lois qui protègentl’individu !

« Dame de Monfort me répondit qu’il n’yavait pas besoin de lois chez eux pour protéger l’État, puisqu’iln’y avait pas d’État, ni pour protéger la propriété, puisqu’il n’yavait pas de propriété ! Je l’attendais aux individus.

« – Oui, mais vous avez desindividus ?

« – Oïl ! répondirent-ils tous.

« Mais, dame de Montfort me fit entendre,dès que je lui eus parlé des conflits entre les individus, que cesconflits, d’après ce que je lui avais dit, naissant de lapropriété, du moment qu’il n’y avait plus de propriété, lesconflits n’existaient plus. Pourquoi avoir des lois qui auraientprotégé des individus qui n’ont pas de conflits, puisqu’il n’y apas de propriété ?

« J’étais tellement abruti que jerépondis :

« – Oïl !

« Quant à Théophraste, il était là,planté devant moi avec ses chapeaux. Lui, il avait compris. Ildéposa les chapeaux où il les avait pris et dit :

« – Pour sûr, ce n’est pas la peine devoler puisque je peux repasser demain.

« Je me sauvai dans la chambre de dame deMontfort, car je sentais ma cervelle fuir de toutes parts.Ma petite amie m’y rejoignit et me pria de ne point me frapper,comme nous disons chez nous. Je crus cependant devoir lui faireobserver qu’un pareil système d’existence de peuple ne pouvaitservir que les fainéants ; mais elle me répondit qu’il n’yavait rien de plus fatiguant au monde que de ne rien faire ;ni de plus intéressant que de travailler pour se distraire, et quetout le monde, dans le pays, se distrayait à faire des chapeaux,des bottines, des haut-de-chausses, des cors de chasse, desmaisons, des ponts, des boîtes de conserves, de la littérature.Oui, oui, de beaux livres d’histoires pour les étrennes et despoèmes immortels qu’ils lisaient passionnément avec leurs vingtdoigts. Certainement, me fit-elle comprendre, avec ce système, iln’y a pas de surproduction, mais nul ne s’en plaignait. Je n’osailui avouer qu’avec notre système à nous et notre manie de louerl’activité à propos de tout et à propos de rien, la surproductionétait un fléau.

« Je lui demandai encore, pour en avoirle cœur net, pourquoi, avec son système, tout le monde n’était pasfaiseur de livres, ce qui – je me l’imaginais – était plus agréableque d’être faiseur de bottes. Elle me répondit en me demandant si,chez nous, il y avait une loi qui me forçait à être commissaire depolice. Je répliquai que non. Alors, elle me demanda le pourquoi del’état où j’étais de commissaire de police. Je ne sus que dire.Aussitôt, elle me traita d’enfant et me prit le crâne entre sesvingt doigts. Me l’ayant palpé, elle me fit comprendre que, d’aprèsce que je lui avais raconté du métier de commissaire, j’avais étédans la nécessité de songer, dès mon plus jeune âge, à êtrecommissaire, à cause de la conformation de mon cerveau. J’ai,paraît-il, une proéminence bombée à trois centimètres de l’arcadesourcilière ; cette proéminence, qu’elle reconnutimmédiatement, bien qu’elle ne fût pas accoutumée au point derepère des sourcils, est celle de la ruse et de lafinesse. Elle me dit aussi que je devais avoir le sens desarts, à cause d’une circonvolution roulée en spirale, placée sousla région temporale. Enfin, elle me confia encore avec un gentilsourire de son groin rose, que j’avais l’instinct de la propagationde l’espèce, à cause du développement excessif de mon cervelet.(Elle était d’accord, je dois l’avouer, avec Lavater et Gall.)

« Je saisis, d’après son discours, quenous devions nous étonner autant dans notre société, qu’il setrouvât tous les bouchers et tous les tailleurs et tous lesartistes qu’il fallait et tous les bottiers, si nous devions nousétonner de cela dans la société sans lois des Talpas, puisque noslois n’étaient pour rien dans la distribution des états,professions et métiers. Pourquoi ne m’étonnerais-je point,conclut-elle, qu’il y a tous les mâles et toutes les femelles qu’ilfaut ? La nature fait des bottiers, des littérateurs, descharcutiers de rats, comme elle fait des mâles et des femelles, letout dans une quantité harmonieuse.

« Ma cervelle continuait à fuir de toutesparts. Je crus avoir un argument décisif et je m’écriai :

« – Pas de loi pour l’État, puisqu’il n’ya pas d’État, pas de loi pour la propriété, puisqu’il n’y a pas depropriété, pas de loi pour les conflits entre individus, résultantde la propriété ; mais pour les conflits résultant despassions ! Si vous avez supprimé l’État et la propriété,vous n’avez pas supprimé les passions !

« Elle me demanda, si nous, nous avionsdes lois qui les suppriment. Je lui répondis :

« – Oïl !

« Il fallut que j’expliquasse ce quec’était que nos lois concernant les passions. Par exemple, un mariest trompé par sa femme qu’il adore. Il la tue et il passe, de parles lois, devant un tribunal de douze citoyens.

« Elle eut la curiosité de me demanderencore ce que les douze citoyens, en l’occurrence, faisaient dumari. Je lui répondis qu’ils l’acquittaient.

« – Voilà donc, me fit-elle entendre, deslois inutiles quant aux passions.

« – Oïl !

« J’étais enterré ! Tout àcoup, j’entendis sous la fenêtre un prodigieux éclat de rire.C’était la nation talpa qui riait de l’idée qu’avaient eue lesnations du dessus d’inventer les voleurs et lescommissaires de police. Ils riaient, les groins roses, les vingtmille groins roses (excepté ceux qui étaient partis pour lachasse) ; ils riaient à en faire éclater la Terre !

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