Les Aventures de Todd Marvel, détective milliardaire

Quatrième épisode – LES FANTÔMES DUCINÉMA

CHAPITRE PREMIER – L’INCENDIE DESABATTOIRS

Une carriole attelée d’un cheval venait des’arrêter en face de l’hôtel habité par le détective John Jarvis,Mateo Street, à San Francisco. Une jeune femme d’une trentained’années, dont la beauté robuste et brune décelait une origineespagnole, descendit de la voiture et après avoir attaché soncheval à un barreau de la grille, hissa sans peine sur son épauleune corbeille pleine de magnifiques oranges et fit résonner letimbre électrique de la porte d’entrée.

Ce fut le Canadien Floridor, secrétaire dudétective, qui vint ouvrir. Contrairement à son habitude, le géantblond paraissait soucieux.

– Comment allez-vous, señora ?demanda-t-il d’un air distrait.

– Je vous remercie, je me porte aussibien que possible.

– Et Lolita ?

– La fillette grandit et embellit tousles jours. On lui donnerait quinze ans. Ce sera bientôt une vraiefemme !

Après ces politesses préliminaires, la señoraqui paraissait elle-même sous l’empire de quelque préoccupation,demanda brusquement :

– Pourrais-je voirMr Jarvis ?

– C’est qu’il est très occupé, réponditle Canadien avec hésitation. Je vais le lui demander. Entrez dansle petit salon et asseyez-vous. Je reviens à l’instant.

Floridor ne fut absent qu’une minute.

– Mr Jarvis, dit-il, remerciebeaucoup la señora Ovando de ses belles oranges – il n’en mangejamais d’autres d’ailleurs – mais il est tellement absorbé,tellement ennuyé, aussi, je dois le dire, qu’il vous prie devouloir bien l’excuser.

Le beau visage de la visiteuse prit uneexpression de contrariété.

– Inutile de demander d’où viennent sesennuis, murmura-t-elle, on n’a toujours pas retrouvé la jolie MissElsie, la fille du banquier ?

– Vous êtes au courant ?

– Parbleu, toute la ville ne parle que decette disparition ! On prétend que le docteur Klaus Kristian,cet infâme bandit a réclamé une rançon d’un million de dollars aubanquier Rabington, le tuteur de Miss Elsie, et qu’une foisl’argent touché, il n’a pas rendu la liberté à la jeune fille.

– C’est exact. Mais vous ne savez pastout. Klaus Kristian a demandé la même somme à Mr Jarvisd’abord puis au milliardaire Oliver Broom, un ami de la familled’Elsie.

– Et ils ont eu la faiblesse depayer ? s’écria Miss Ovando avec indignation.

– Il n’y a pas eu moyen de faireautrement. À la demande du docteur était jointe une lettre de MissElsie elle-même qui suppliait ses protecteurs de payer le plus vitepossible, tant elle craignait d’être assassinée.

– C’est inimaginable ! fit laseñora, dont l’expressive physionomie reflétait la stupeur. Mais lapolice ? les détectives ?

– Ils n’ont rien trouvé. Malgré toutesles recherches, malgré les primes énormes offertes à ceux quiapporteraient des renseignements.

La señora Ovando demeurait songeuse plongéedans ses réflexions. Floridor lisait clairement sur sa mobilephysionomie qu’elle avait quelque chose à dire et qu’elle hésitaità parler.

– Ce que je ne m’explique guère, c’estque des hommes d’expérience, comme par exemple Mr Rabington,aient versé une pareille somme sans essayer de tendre un piège aubandit quand il viendrait chercher la rançon.

– Cela n’a rien d’extraordinaire. Ilstremblaient pour la vie de Miss Elsie, et ils supposaient avecassez de vraisemblance que Klaus Kristian, une fois nanti d’aussiénormes sommes, tiendrait sa parole fidèlement. Il avait déclaréd’ailleurs que si on tentait quelque chose contre ceux quiviendraient toucher l’argent en son nom, on ne reverrait jamais lajeune fille.

La señora Ovando après un autre silence sedécida brusquement.

– J’étais venue, dit-elle, pour donnerdes nouvelles de Miss Elsie.

– Vous ? s’écria Floridor au comblede la surprise. Pourquoi ne m’avoir pas dit cela quand vous êtesentrée ?

– J’étais très hésitante – et je le suisencore. – Les nouvelles que j’apporte ne sont pas bonneshélas !…

– N’importe, tout vaut mieux quel’incertitude. Je vais prévenir Mr Jarvis.

Floridor s’était élancé dans le cabinet detravail du détective et presqu’aussitôt il y introduisit la señoraOvando.

Celle-ci fut tout d’abord frappée de l’airtriste et abattu du jeune détective. Il lui sembla vieilli deplusieurs années, tant il était pâle et amaigri. Il n’était plusque l’ombre de lui-même. Sur un bureau se trouvait un amoncellementde dépêches expédiées par les policiers de toutes les villes del’Union et qu’il était occupé à trier. D’un geste infiniment las,il désigna un siège à la señora.

Celle-ci paraissait très émue, très troublée,cherchant ses mots avec embarras.

– J’ai cru devoir vous prévenir,commença-t-elle, si je ne l’avais fait, d’autres seraient venus. Etil vaut mieux que vous appreniez la vérité de la bouche d’unepersonne qui vous est toute dévouée que d’un indifférent.

John Jarvis tressaillit à cet exorde,pressentant un malheur.

– Je vous écoute, soupira-t-il, je suisprêt à tout entendre.

– Je ne savais pas si je devais venir,j’avais peur de vous faire de la peine. Puis il vaut peut-êtremieux que je vous raconte le fait brutalement ! Oui cela estpréférable…

« Dans le coin de banlieue que noushabitons, nous n’avons guère d’autre distraction que le cinéma. Unefois ou deux par semaine, je conduis ma petite Lolita à une sallequi se trouve à un mille de la plantation. Le bâtiment n’est pasluxueux, c’est une ancienne grange et il n’y a pas d’autres siègesque des bancs de bois, mais le programme est souvent renouvelé.

« Nous y sommes allées hier et nous avonsvu passer sur l’écran le grand incendie des abattoirs de Chicago,un film documentaire…

– Je sais, interrompit nerveusement ledétective, l’incendie a eu lieu il y a trois jours.

– Vous êtes sans doute au courant.

– Mais non, je vous assure ! Parlezvite, je suis sur des charbons ardents !

– Je ne sais si je me suis trompée,reprit la señora Ovando avec effort, mais il m’a semblé reconnaîtreparmi les victimes, la pauvre Miss Elsie, que j’avais eu l’occasionde voir plusieurs fois avant sa disparition.

John Jarvis s’était levé d’un bond.

– Je vous remercie, señora, balbutia-t-ild’une voix étranglée, mais je ne puis pas croire ce que vous medites ! Cela ne peut pas être vrai !… Il m’est impossiblede demeurer dans cette affreuse incertitude. Vite, l’auto ! Ilfaut que je voie ce film. La señora Ovando nous conduira.

– J’espère que je me suis trompée,répétait celle-ci consternée de l’effet produit par sarévélation.

Floridor avait disparu et revenait l’instantd’après avec l’auto. La señora y pris place avec les deuxdétectives, laissant le cheval et la carriole d’oranges confiés auxbons soins des domestiques.

Par les belles allées de platanes bordées deplantations qui caractérisent ce coin de la banlieue de SanFrancisco, ils atteignirent bientôt une sorte de grand hangar peintau lait de chaux, qui était la salle de cinéma installée en pleinecampagne par un spéculateur audacieux.

Le directeur, un Américain du sud aux cheveuxcrépus, fumait sa pipe, en bras de chemise sur le pas de sa porte,le visage protégé contre l’ardeur du soleil par un vaste chapeau depaille.

Il reçut assez mal le détective, et déclaranettement qu’il ne tenait nullement à fatiguer ses bandes pour leplaisir de trois curieux ; mais lorsque John Jarvis lui eutmis dans la main un billet de cinquante dollars en déclarant qu’ilne voulait voir que « l’incendie des abattoirs deChicago », il devint d’une politesse obséquieuse.

Pendant qu’il grimpait en hâte à la cabine del’opérateur, les trois spectateurs prirent place dans la salleténébreuse et fraîche, pleine de silence. Ils n’eurent paslongtemps à attendre. Un pinceau de lumière troua la pénombre, etles images crûment projetées sur la blancheur de l’écrancommencèrent à défiler lentement.

John Jarvis sentait son cœur battre à grandscoups dans sa poitrine, à mesure que se succédaient, avec lacrudité réaliste de la photographie, les épisodes de lacatastrophe, filmée depuis son début par des opérateursintrépides.

C’était d’abord la vue d’ensemble desabattoirs (Stock-yards), toute la cité de sang, bâtie à l’ouest deChicago et où l’égorgement des animaux ne cesse ni jour ninuit.

Des centaines de trains venus de la prairiedéversaient incessamment jusqu’au seuil même des échaudoirsd’apocalyptiques troupeaux de moutons, de porcs et de bœufs, élevésen liberté dans les immenses pâturages et cette vivante marées’engouffrait sous les arceaux d’acier des grands halls vitrés avecune lenteur impressionnante.

Déjà l’incendie commençait. Une légère fumée,rapidement muée en un nuage énorme s’éleva d’un des bâtiments, unmagasin de fourrage. De puissantes pompes à vapeur furent mises enbatterie, des escouades de pompiers, la tête protégée d’un casquenoir coururent aux endroits menacés.

Déjà il était trop tard, le feu avait gagnéune fonderie de suif d’où montait jusqu’aux nuages une colonne deflamme livide, couronnée d’un panache de suie que le vent rabattaitsur la ville. L’activité de l’incendie s’accrut encore. Sur l’écranon ne vit plus qu’une mer ondoyante de flammes, une trombeincandescente d’où émergeaient les squelettes noircis descharpentes.

Au premier plan, les pompiers faisaient sauterà la dynamite des « blocks » de maisons pour circonscrirele fléau.

Tout à coup dans ce drame du feu une péripétieeffroyable se produisit. Rongées par l’incendie les palissades d’unparc à bestiaux venaient de s’effondrer. Dix mille bœufs desprairies se ruaient sur la foule et dans certaines rues laforçaient à se rejeter vers le brasier.

De cette sanglante tuerie, la bande neprésentait que les quelques épisodes qu’il avait été possible defilmer, hommes et femmes piétinés, éventrés, réduits en bouillie,grillés vifs, ou fuyant sous une pluie de sang avec des hurlementsde folie.

John Jarvis était pénétré d’horreur, il eûtvoulu fuir, échapper à ce spectacle de carnage. Une puissancesupérieure à sa volonté le clouait à sa place.

Il vit passer comme dans un cauchemar le restedu film, il vit les rues barrées, les bœufs enragés, abattus àcoups de carabine, ou lardés par les baïonnettes des soldats et despolicemen, l’incendie enfin dompté.

L’atroce exhibition approchait de sa fin. Sansse l’avouer, le détective gardait au fond du cœur l’espoir que laseñora Ovando s’était trompée. Jusqu’alors il n’avait rien vu quijustifiât les affirmations de la jeune femme.

Ce sous-titre macabre venait d’apparaître surl’écran : Enlèvement des cadavres. John Jarvis fitappel à tout son courage pour avoir la force de continuer àregarder.

Sur le champ de carnage, hérissé de murscroulants, des squelettes d’acier des grands halls, et où couraientencore des fumerolles, comme aux abords d’un cratère de volcan, desescouades de travailleurs relevaient les corps par centaines surdes brancards.

– Moins vite ! cria Jarvis àl’opérateur.

Le lugubre cortège défila plus lentement surl’écran. Avec des regards avides, angoissés, le détective scrutaitéperdument chacun des lamentables groupes.

– Regardez, fit tout à coup laseñora.

Deux policemen venaient d’apparaître portantune jeune femme lamentablement mutilée, le torse presque coupé endeux, sans doute par la chute d’une poutre de fer ; le visaged’une idéale beauté était seul demeuré intact ; les yeuxmi-clos, elle semblait dormir.

– Elsie ! cria John Jarvis avec unsanglot déchirant.

Aucun doute ne pouvait subsister surl’identité de la morte. On reconnaissait même un minuscule grain debeauté que la jeune fille portait à la joue gauche.

La lugubre bande acheva de passer sur l’écrandans un morne silence. Ni Floridor, ni la señora Ovando ne sesentaient le courage d’offrir à John Jarvis de banalesconsolations.

La jeune femme cependant était très surprisede ce violent chagrin ; elle était à mille lieues de supposerque le détective eût pour Miss Elsie une si profonde affection. Unefois hors de la salle elle ne put s’empêcher de faire part de sonétonnement à Floridor.

– Mr Jarvis, répondit celui-ci, nem’a jamais fait de confidence à ce sujet, mais je sais qu’iladorait la malheureuse jeune fille jusqu’à la passion sans luiavoir cependant jamais fait part de ses sentiments.

Après avoir pris congé de la señora Ovando quidevant la tristesse de John Jarvis regrettait presque sa démarche,celui-ci remonta en auto et regagna la ville en proie à un morneabattement.

Le soir même il dut prendre le lit en proie àune violente attaque de fièvre cérébrale.

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