Les Aventures de Todd Marvel, détective milliardaire

CHAPITRE II – LES SECRETSD’ISIS-LODGE

Clairmount n’est habitée que par lestravailleurs noirs des plantations de maïs et de coton, et par lesbûcherons qui achèvent de faire disparaître les magnifiques forêtsqui couvraient autrefois les deux rives du « Meschacébé »le Père des eaux, comme les Indiens appelaient pompeusement lefleuve que nous désignons aujourd’hui sous le nom deMississippi.

Les deux détectives finirent par trouver unhôtel de piètre apparence, tenu par un vieux créole, d’originefrançaise, dont la physionomie leur parut honnête, et où ilss’arrêtèrent.

Le vieillard leur fit voir deux chambres auxmurailles blanchies à la chaux et sommairement meublées d’un lit desangle et d’une moustiquaire et leur servit un mauvais souper deconserves de jambon et de gâteaux de maïs, le tout arrosé d’unepetite bière aigrelette dont ils durent se contenter.

John Jarvis, qui voulait faire causerl’hôtelier, déclara tout de suite qu’il était venu avec l’intentiond’acheter une grande propriété dans les environs et qu’il neregarderait pas à quelques milliers de dollars de plus ou de moinspourvu qu’il trouvât quelque chose à sa convenance.

Cette confidence eut le don d’inspirerconfiance au bonhomme. Tout de suite il déclara avec orgueil qu’ilétait de pur sang blanc, de la vieille race des premiers colonsvenus de France. Il se nommait Richard Melvil. Sa famille qui avaitautrefois tenu un très haut rang dans le pays, mais dont la fortuneconsistait surtout en esclaves, avait été ruinée à la suite de laguerre de Sécession.

– Pour ce qui est d’une propriété,conclut-il, il y en aura très prochainement une à vendre et unemagnifique, mais un milliardaire seul serait capable de la payer àsa valeur.

– Pourquoi, demanda John Jarvis,dites-vous que la propriété sera bientôt à vendre ?

– Celui qui la possède, Mr OliverBroom, est à l’agonie et comme on ne lui connaît pasd’héritiers…

– On peut visiter.

– Pour cela non, jamais château-fort nefut plus soigneusement gardé qu’Isis-Lodge, personne n’y entre,c’est l’ordre du maître. Il paraît qu’on voit là-dedans des chosesà devenir fou !… S’il fallait croire tout ce qu’onraconte…

Un homme venait d’entrer dans la sallecommune, très vieux, vêtu de noir, la face maigre et rasée encadréede cheveux blancs. Il s’appuyait lourdement sur une canne à pommed’ivoire.

L’hôtelier alla à sa rencontre avec les signesd’un profond respect.

– Bonsoir, Mr Dane, lui dit-il, il ya bien longtemps que je n’avais eu le plaisir de vous voir.

– Je ne sors pas aussi souvent que je levoudrais, murmura le vieillard avec une profonde tristesse.

John Jarvis s’était approché et saluait.

– Mr Wilbur Dane, fit-il, vous êtesprécisément la personne qui pouvez me renseigner.

– Vous connaissez mon nom ! demandaMr Dane en regardant le détective avec méfiance.

– Je le connais par Miss Elsie, réponditJohn Jarvis en baissant la voix.

Le vieillard parut tout à coup en proie à unegrande agitation.

– Vous êtes Mr Jarvis, dit-il àl’oreille du détective, vous ne pouvez être que lui. C’estprécisément vous que je suis venu chercher. Pourvu que vousarriviez encore à temps. Si je ne vous avais pas trouvé ce soir, jene sais pas ce que j’aurais fait. Puis je suis surveillé, demain jen’aurais peut-être pas pu sortir.

– Mettez-moi rapidement au courant deschoses, dit le détective qui bouillait d’impatience.

– Nous parlerons chemin faisant, car jevous emmène. Je vais tâcher de vous introduire dans la place.

– J’ai un compagnon, fit John Jarvis enmontrant Floridor.

– Eh bien qu’il nous suive, vous ne serezpas trop de deux, mais faisons vite, je tremble qu’on nes’aperçoive de mon absence.

Ils prirent congé de l’hôtelier, lui laissantl’auto en garde et gagnèrent la campagne couverte de richescultures, entre lesquelles la route toute blanche sous la clarté dela lune s’allongeait en droite ligne jusqu’aux sombres masses d’uneforêt qui barrait l’horizon.

– Maintenant, dit Wilbur Dane, nouspouvons causer. Ce coin de pays est un vrai désert, il n’y a pasune maison à dix milles de nous, sauf Isis-Lodge.

« Mr Oliver Broom avait vécujusqu’ici très heureux, au milieu de ses statues et de ses idoles,ne voyant guère que Miss Elsie, qu’il aime comme si c’était sonenfant et qui vient chaque année passer quelques semaines àIsis-Lodge. Il n’avait jamais été malade et se portait bien pourson âge. Enfin, il avait en moi toute confiance et se reposait surmon zèle de tous les détails de l’administration du domaine. Nousavons passé ainsi près de dix ans dans la tranquillité la plusparfaite. Il y a de cela à peine un mois, tout a changé brusquementet pour ainsi dire d’un jour à l’autre.

Quoique impatienté par les lenteurs duvieillard, John Jarvis se gardait bien de l’interrompre, persuadéque cette façon d’agir était la meilleure s’il voulait êtreexactement renseigné, le majordome reprit :

– Un beau jour, Mr Broom tombamalade. J’ai toujours cru qu’il avait été empoisonné, car cemalaise s’est produit le lendemain même de l’entrée en fonctionsd’un nouveau cuisinier que j’ai de graves raisons desoupçonner.

« Mon maître, précisément parce qu’iln’avait jamais été malade de sa vie, fut affolé. Il m’envoyachercher un médecin. Je n’en trouvai pas d’autre qu’une sorte dedocteur nomade, qui donne ses consultations les jours de marché etqui est très mal réputé dans le pays. Il se nomme Job Murphy etpour de l’argent, il est capable de tout. Il l’a bien prouvéd’ailleurs.

– Je commence à comprendre.

– Finalement, ce docteur du diable guéritMr Broom avec une telle facilité que celui-ci en futémerveillé ; dès lors, Job Murphy lui devint indispensable, ille nomma son médecin en titre, avec douze mille dollarsd’appointements et l’installa dans la plus belle chambre duchâteau.

« À partir de ce moment-là, je fusrelégué au second plan ; le docteur parle et agit en maître.En revenant d’un court voyage à St-Louis, je trouvai les plusanciens et les plus fidèles domestiques congédiés et remplacés pardes inconnus à mine de bandits. Je constatai aussi que le nouveaucuisinier était en excellents termes avec Job Murphy.

– Ce qui s’est passé, s’expliquefacilement, interrompt le Canadien, le cuisinier a donné du poisonà votre maître d’accord avec le docteur qui a ensuite administré lecontrepoison. Voilà pourquoi il l’a guéri si facilement. Le coupdevait être préparé de longue main.

– Je l’ai toujours pensé, reprit levieillard avec un réel chagrin. Mr Broom retomba de nouveaumalade et cette fois beaucoup plus gravement. Il dut garder le litet sa chambre fut consignée à tout le monde, même à moi ! Àmoi qui le sers depuis trente ans ! Je n’aurais jamais cruqu’une pareille chose fût possible !

– Et maintenant ?

– Il est au plus bas, le docteur Murphyle fait mourir à petit feu avec des stupéfiants, et il l’auraitsans doute déjà assassiné s’il avait pu en arriver à ses fins.

– Quel est son but ?

– Se faire déclarer légataire universelde Mr Broom, et supprimer le testament qu’a écrit celui-ci enfaveur de Miss Elsie Godescal. Jusqu’ici, mon malheureux maître n’arien voulu entendre. Quand il n’est pas sous l’influence de lamorphine et des autres drogues dont on l’intoxique, il maudit ledocteur, il me réclame à grands cris, il veut voir Miss Elsie.

– Tout cela est incroyable, s’écria ledétective. Nous sommes pourtant dans un pays civilisé. Pourquoi nevous êtes-vous pas plaint aux magistrats ? Pourquoin’avez-vous pas écrit à Mr Rabington ? Vraiment je nesais que penser !…

– Nous sommes entièrement dans la main deMurphy, répliqua le vieillard avec indignation. Il n’y a pasd’autre magistrat dans le voisinage que le coroner de Clairmount,un homme sans énergie dont le secrétaire est à la discrétion dudocteur. Il en est de même du mulâtre qui dirige le Post-Office. Jesuis sûr que toutes les lettres qui viennent d’Isis-Lodge sontouvertes et examinées par Murphy. Je vous le dis, nous sommes piedset poings liés entre les mains de ce misérable.

– Cependant, objecta le détective, MissElsie a bien reçu la lettre par laquelle Mr Broom réclamait saprésence et Mr Rabington les deux billets de la femme dechambre Betty, sans lesquels je ne serais pas ici.

– Je vais vous répondre. Mon maître aécrit la lettre à Miss Elsie tout à fait au début de sa maladie etsans en prévenir Murphy qui alors n’avait pas encore l’autoritéqu’il a su prendre depuis dans la maison.

« Quand Miss est arrivée, le docteur a euun violent accès de colère. Je l’ai entendu dire une fois aucuisinier : si celle-là sort vivante d’ici, notre combinaisonest à l’eau. Alors les mesures de coercition ont commencé. Il n’apermis à Miss Elsie de voir le malade que deux ou trois fois, etseulement quand il était dans un état à peu près comateux,incapable de dire trois paroles de bon sens.

« Ensuite sous prétexte d’obéir à unordre de Mr Broom, sur lequel les visites de la jeune filleproduisaient une trop vive impression, il l’a séquestrée dans sonappartement avec Betty, en défendant à aucun des serviteurs de luiadresser la parole.

– Il était temps que j’arrive, murmuraJohn Jarvis qui, involontairement allongeait le pas, tant il étaitbouillant d’impatience.

– Je le souhaite de tout mon cœur, repritle vieillard en hochant la tête. Vous ne pouvez imaginer lespersécutions que les deux femmes ont subies. Non seulement, on lesnourrit à peine, – et je tremble toujours qu’on ne leur donne dupoison – mais on leur a retiré le stylographe, l’encre, le papieret jusqu’au bout de crayon avec lequel Betty a écrit sa premièrelettre… Enfin un Noir monte la garde au pied de l’ascenseur quiaboutit chez Miss Elsie et ne laisse passer personne.

– Vous ne m’avez pas encore expliquécomment les lettres de Betty ont pu arriver à destination.

– C’est une vraie chance. C’est moi quiles ai portées au Post-Office de Clairmount. Comme vous le verrez,j’ai un moyen de sortir pendant la nuit de temps en temps. Si leslettres n’ont pas été ouvertes, je suppose que c’est à cause de lamauvaise qualité du papier et des fautes d’orthographe de Betty. Àla poste on a cru que ces lettres venaient de quelque pauvre Noirdes plantations et on a jugé inutile de les ouvrir.

– Encore une question ? PourquoiMiss Elsie n’a-t-elle plus écrit elle-même ?

– Mais elle l’a fait dix fois, vingt foispeut-être, mais comme elle n’a jamais reçu de réponse elle y arenoncé, elle est tombée dans un découragement profond. Elle esttrès abattue, elle aurait autant besoin que Mr Broom lui-mêmed’un vrai médecin.

« Je suis moi-même à peu près gardé àvue ; sans le dévouement et l’intelligence de Betty, jen’aurais même pas pu vous dire ce qu’était devenue MissElsie. »

Pendant cette conversation Wilbur Dane et lesdeux détectives avaient pénétré dans une forêt ténébreuse dont lesarbres étendaient leurs vastes branches au-dessus de la route etn’y laissaient pénétrer aucun rayon de lune.

Ils avancèrent ainsi près d’un quart d’heure,puis ils contournèrent une haute et épaisse muraille de granit dontla crête était garnie de pointes acérées ; c’était la clôturedu parc d’Isis-Lodge, elle paraissait interminable et était bordéed’un large fossé d’où s’élevait un bizarre bruit de sanglots ou devagissements.

– Ce que vous entendez là, dit le vieuxmajordome, ce sont les crocodiles qu’a fait mettre Mr Broom.Une idée à lui, il m’a expliqué que les rois d’Orient gardaientleurs trésors de cette façon-là.

John Jarvis et son compagnon ne répondirentpas ; depuis quelques instants, il leur semblait qu’ilsvenaient de mettre le pied dans un monde étrange et inconnu.

Le majordome venait de s’arrêter en face d’uneétroite passerelle, qui franchissait le fossé pour aboutir à unepetite porte de fer rouillé encastrée dans le mur. Il l’ouvrit,entra et fit signe à ses compagnons de le suivre.

Ils se trouvèrent dans un couloir humide où lalampe électrique de Jarvis montra les murailles étincelantes d’uneblanche toison de salpêtre. Au bout de trente pas, le vieillard fitsigne au détective d’éteindre sa lampe, poussa une porte, et toustrois débouchèrent dans une sorte de grotte dont l’ouverturevivement éclairée par la lune était ornée de gigantesques taureauxà têtes de sphynx, venus sans doute de quelque temple assyrien,placés de chaque côté de l’entrée.

Une brume légère, dont les atomesscintillaient comme une poussière d’argent, noyait à demi comme unevague de rêve les arbres du jardin entre lesquels se dressaient lasilhouette d’un éléphant de granit arraché aux temples de l’Inde,et le colossal profil d’un sphynx qui dominait les plus vieuxarbres de toute sa masse.

Plus loin une allée de tulipiers d’oùmontaient d’embaumants parfums était bordée d’une double rangée destatues de marbre blanc. Vénus, Jupiter, Minerve, toutes lesdivinités de la Grèce antique, étaient là, et leurs beaux torsesnus, couverts de rosée semblaient frissonner d’une vie spectrale etse tachaient d’ombres bleues.

D’immenses terrasses ornées de dragons chinoisétaient soutenues par des gargouilles gothiques aux masquesgrimaçants et torturés. Et partout, des démons aux ailes dechauves-souris, des crapauds de bronze ou de porcelaine étaientgroupés en fantastiques fontaines dont le bassin était rempli delotus en fleur. Partout le murmure des eaux courantes et la chansonmonotone des jets d’eau ajoutaient aux prestiges de ce jardinmagique.

John Jarvis demeurait stupéfait de cetamoncellement de merveilles, ensorcelé par le charme qui s’élevaitde ce parc fantastique. Quant au Canadien, il éprouvait une étrangeimpression, presque craintive, il lui semblait qu’il profanait lademeure des fées ou des génies dont on lui avait parlé dans sonenfance, au fond des grands bois de son pays où vivent encore lesvieilles légendes apportées de la terre de France.

Tout à coup il faillit jeter un cri destupeur ; il lui semblait que d’un bas-relief venait de sedétacher un monstre de bronze noir, puis deux, puis trois, et quetous s’approchaient silencieusement avec des mufles aussi hideuxque ceux de certaines grandes chauves-souris, la langue pendante,les crocs acérés, les babines injectées de sang.

John Jarvis avait mis la main à son browning.Les bêtes de cauchemar avançaient toujours en silence, devenaientde formidables et précises réalités.

Le vieux Dane, en même temps qu’il faisaitsigne à Jarvis de ne pas faire usage de son arme, fit entendre unsusurrement presqu’imperceptible. Aussitôt les bêtes s’effacèrent,rentrèrent dans la brume d’où elles étaient sorties.

– Rassurez-vous, dit le vieillard à voixbasse, avec moi vous n’avez rien à craindre, sans quoi, ilsauraient très bien pu vous déchirer à belles dents, en dépit detous les brownings du monde et cela sans pousser un seulaboiement.

– Ce ne sont que des chiens !murmura le Canadien d’un air de profond soulagement. Ils ont destêtes de diables.

– Ce sont tout bonnement des dogues, desmastifs de pure race et admirablement dressés. Ils sont uniques aumonde et chacun d’eux a coûté dix mille dollars. Ils n’aboientjamais. Ils savent distinguer au seul flair un voleur de professionet éviter une balle de revolver. Ils ne connaissent que leurmaître, moi et Miss Elsie.

« Murphy en a très peur, et n’ose jamaiss’aventurer de nuit dans le parc. C’est grâce à cette circonstanced’ailleurs, que j’ai pu vous y introduire. Il a essayé plusieursfois de faire empoisonner ces nobles bêtes, mais on dirait qu’ellessavent. Elles sont extrêmement difficiles dans le choix de leurnourriture. Il ne faudrait pas par exemple leur offrir de la viandequi ne fût parfaitement fraîche, et elles ne boiraient pas de l’eauqui ne fût très pure et dans un vase très propre.

À ce moment la lune sortit de derrière unnuage, montrant le faîte d’un édifice grandiose qui s’élevaitau-dessus des sombres futaies du parc. C’était le châteaud’Isis-Lodge. L’édifice affectait la forme pyramidale très allongéede certaines pagodes hindoues, et chaque étage en retrait sur leprécédent formait un balcon décoré de chimères et de statues.

– Vous verrez cela plus tard tout àloisir, dit le vieillard à Jarvis, qui demeurait immobile, clouésur place par l’admiration. Il y a ici bien d’autres merveilles, nefût-ce que le grand sphinx de granit noir dans le piédestal duquels’ouvre la porte du caveau où mon maître sera enseveli et où setrouve le cercueil de platine. Pour le moment il s’agit de pénétrerdans la place ; là nous nous heurterons à des ennemisautrement redoutables que ceux que nous avons rencontrés dans lejardin. Par bonheur, en ce moment, beaucoup de ces coquins doiventdormir.

Le vieillard prit une clef dans sa poche etouvrit précautionneusement une petite porte, mais si peu de bruitqu’il eût fait, c’en fut assez pour réveiller un Noir aux vastesbiceps qui, étendu dans un rocking-chair s’était installé de façonà barrer le passage. Il avait saisi le majordome au collet ets’apprêtait à le secouer brutalement lorsqu’il sentit sur son frontle froid d’un canon de revolver.

– Tu es mort si tu bouges ! lui ditJohn Jarvis.

Le Noir épouvanté bredouilla quelques vaguesparoles, mais déjà Floridor lui avait passé les menottes et semettait en devoir de le bâillonner, enfin il lui attacha solidementles pieds.

– Portons-le dans le jardin, conseillaWilbur Dane.

– Les mastifs le mangeront, objectaFloridor.

– Ce ne serait pas une grande perte. Maisrassurez-vous, ils ne le mangeront pas, mais ils empêcheront quique ce soit d’en approcher d’ici demain matin.

Le Noir une fois déposé sous un massif, il futpossible aux trois conspirateurs de pénétrer dans un immensevestibule, à la voûte creusée en coupole et soutenue par descariatides de basalte et de porphyre rouge. À la lueur de sa lampe,John Jarvis admira en passant la mosaïque persane qui couvrait lesol et représentait l’enfer et le paradis selon Mahomet ;l’arbre dont les fruits sont des têtes de démons, les fontainesd’eau bouillante où s’abreuvent les damnés, le pont Al Sirat mincecomme le fil d’un cimeterre et qui conduit au paradis, enfin lesfleuves aux rives de pierres précieuses, les bosquets enchantés etles belles houris qui d’une perle creuse éclosent chaque matin,éternellement jeunes et éternellement vierges.

– Le chemin est libre pour le moment, ditle majordome, où voulez-vous que je vous conduised’abord ?

– Il me semble que le plus pressé estd’aller rassurer et délivrer Miss Elsie.

– Soit, mais vous savez qu’il y a ungardien au bas de l’ascenseur, il ne faut pas qu’il ait le temps dedonner l’alarme.

Ils suivirent un couloir qui les mena à unautre vestibule. À côté de l’ascenseur un second Noir dormaitétendu sur une natte et ronflait bruyamment.

Avant qu’il eût eu le temps de se réveiller,il était ficelé par les mains expertes de Floridor et mis horsd’état de nuire.

L’ascenseur conduisait à un palier oùs’ouvrait une seule porte ; c’était celle de l’appartement deMiss Elsie. La clef était sur la serrure, le majordome pénétra avecses compagnons dans un élégant salon d’attente. Là tous trois setrouvèrent fort embarrassés, nul n’eût osé pénétrer dans la chambrede la jeune fille ; cependant il fallait bien la réveiller etla prévenir. Mais la jeune fille ne dormait pas. Bientôt elleouvrit la porte de communication en disant d’une voix quitrahissait une immense fatigue : C’est toi Betty ? Oùétais-tu donc ?

– N’ayez pas peur, Miss, ce n’est pasBetty, mais c’est moi, John Jarvis. Désormais vous êtes ensûreté.

La surprise avait donné à la jeune fille unesi violente commotion qu’elle porta la main à son cœur en pâlissantet faillit s’évanouir. Elle s’affaissa plutôt qu’elle ne s’assitdans le fauteuil que lui avançait le détective. Elle paraissaitégarée, ses mains tremblaient, une lueur de folie brillait dans sesyeux.

– Merci, balbutia-t-elle, j’ai tantsouffert que j’ai cru perdre la raison. Où est Betty ? il y adeux jours que je ne l’ai pas vue. Qu’en ont-ils fait ?

Elle ajouta d’une voix blanche :

– J’ai peur qu’ils ne l’aient tuée.

– Elsie serait devenue folle, murmura ledétective à demi-voix, si elle eût dû subir plus longtemps unepareille torture.

Avec toutes sortes de bonnes paroles, JohnJarvis la rassura, la calma, parvint à la faire sourire et luiconseilla de se recoucher. Pour qu’elle pût dormir paisiblement ilfut convenu que le Canadien passerait la nuit sur un fauteuil dusalon d’attente. De cette façon elle n’aurait rien à craindre.

– Mais où est Betty, répétait-elle avecobstination.

– Vous la verrez demain, nous laretrouverons, je vous le promets, elle s’est sans doute enfuie pouraller chercher du secours.

Un peu calmée, un peu consolée, Miss Elsiedont les joues creuses et les yeux cernés faisaient peine à voir,consentit à se recoucher, et le bruit de sa respiration égale àtravers la porte demeurée entrouverte apprit au Canadien qu’elledormait paisiblement.

– Toi, ne bouge pas d’ici, lui avait ditJohn Jarvis, nous, nous allons voir le malade. Le docteur est seulavec lui dans cette aile du bâtiment ; nous avons des chancesde nous emparer de lui sans coup férir.

Le Canadien avait l’habitude de ne jamaisdiscuter les ordres du détective, il était intimement persuadé quetout ce que décidait ce dernier était bien.

Guidé par le majordome, John Jarvis suivit undédale de couloirs et de paliers décorés de figures coloriées à lafaçon des hypogées de l’ancienne Égypte, et arriva en face d’unepièce dont la porte entrebâillée laissait filtrer un rayon delumière. En même temps, un bruit de voix parvint à son oreille, etchose étrange, il sembla au détective que cette voix ne lui étaitpas inconnue.

Il avança prudemment la tête et dansl’intérieur de la chambre un horrible spectacle s’offrit à lui.L’archéologue était étendu sur un lit aux hautes colonnes d’ébène,aux draperies noires brodées d’arabesques d’or ; une lamped’or en forme d’encensoir suspendue à la voûte ne jetait plusqu’une lueur mourante sur les idoles monstrueuses qui grimaçaientdans tous les coins de la pièce et ce décor d’une imaginationmaladive et funèbre ajoutait à l’horreur de la scène.

Oliver Broom aussi desséché qu’un squelette,les pommettes perçant presque la peau parcheminée, les prunellesvitreuses, paraissait en proie aux affres de l’agonie. Sa barbe dequinze jours, ses draps souillés montraient que ses bourreaux lelaissaient mourir dans le plus lamentable état de négligence etd’abandon.

Le docteur Murphy – ce ne pouvait être que lui– avait saisi le moribond à la gorge et en même temps il guidait lamain de sa victime, terreuse comme celle d’une momie, pour leforcer à signer un document qu’il lui présentait.

– Signe donc ou tu vas mourir,répétait-il rageusement.

– Non, répondait le mourant d’une voixfaible comme un souffle, les doigts crispés dans un suprêmeeffort.

– Il faudra bien que tu signes, rugit lemisérable en brandissant une tige de fer rougie à blanc qu’ilvenait de retirer du foyer.

– En voilà assez ! s’écria JohnJarvis avec indignation.

Et il ouvrit brusquement la porte, le browningau poing, visant le docteur entre les deux yeux.

– Si tu fais un geste, je tire !Allons haut les mains.

Sous le coup de la surprise l’empoisonneuravait lâché la tige de fer rouge, mais il avait précipitammentsaisi parmi les fioles de médicaments un gros vaporisateur.

– Allons ! Haut les mains !répéta le détective.

– Pas si vite Mr Jarvis – ou plutôtMr Todd Marvel. – C’est moi qui pourrais te crier… Haut lesmains ! Ce flacon est rempli d’un poison assez puissant – unecombinaison d’acide prussique de mon invention – pour que si jepresse si peu que ce soit cette poire en caoutchouc, vous soyeztous foudroyés. Ah ! Ah ! on ne me prend pas sifacilement que cela moi !…

– Klaus Kristian ! murmura ledétective épouvanté de ce sang-froid et de cette rusediaboliques.

En dépit de la fausse barbe qui le déguisait,John Jarvis venait de reconnaître la face brutale, l’épaissecarrure du sinistre docteur qu’il avait quelques semainesauparavant forcé de quitter San Francisco[1].

Le détective eut un moment d’hésitation, ilsavait Kristian fort capable de réaliser sa menace.

– La situation est tendue, ricana ledocteur, goguenard. Un flacon d’acide vaut un browning, et mêmeplusieurs. Il n’y a pas de raison pour que ça finisse… Jepropose…

Mais Klaus Kristian avait compté sans le vieuxmajordome qui jusqu’alors s’était dissimulé et qui lentement lemettait en joue.

Le claquement sec d’un coup de feu rompit lesilence angoissant, Kristian atteint au bras lâcha en jurant levaporisateur qui alla rouler sur le tapis de haute laine quicouvrait le parquet et Jarvis d’un bond s’en empara.

Wilbur Dane tira encore deux fois sur lebandit, mais sans l’atteindre ; avec une agilité qu’on n’eûtguère attendue de son embonpoint il s’était rué dans la piècevoisine, en verrouillant la porte derrière lui.

D’un coup d’épaule le détective enfonça laporte, la pièce était vide et l’ascenseur le plus proche étaitdescendu. Jarvis essaya de le faire remonter, mais Kristian pourcouvrir sa retraite avait eu soin de détraquer le mécanisme d’uncoup de marteau.

Le détective dut faire usage de l’escalier quiétait assez éloigné de là et quand il atteignit le rez-de-chausséeil entendit le roulement d’une auto qui allait en s’éteignant dansle lointain. John Jarvis n’avait aucun moyen de poursuivre lebandit qui sans doute avait gagné une station de chemin de fer etpour l’instant il renonça à une poursuite inutile.

Pendant ce temps Wilbur Dane prodiguait enpleurant à son maître, tous les soins en son pouvoir. La présencede son fidèle serviteur, la conviction qu’il était débarrassé deson persécuteur avaient produit dans l’état du malade une subiteamélioration. Ses traits s’étaient détendus, son regard avait perdude sa fixité et il s’était endormi, comme un petit enfant en tenantdans ses mains la main de Wilbur Dane.

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