Les Aventures de Todd Marvel, détective milliardaire

Cinquième épisode – LA FIN D’UNBANDIT

CHAPITRE PREMIER – UN INCIDENT DEVOYAGE

Depuis une heure, le train rapide àdestination de La Nouvelle-Orléans filait à toute vapeur, à traversles plaines arides de la province du Colorado. Cette solitude sanseau et sans arbres était semée d’étangs desséchés dont la surfacecouverte de cristaux de borax et de soude, réverbérait d’aveuglantefaçon les rayons d’un soleil torride.

Pas un souffle de vent, pas un nuage, pas unoiseau dans le ciel cruellement bleu. Partout une accablantechaleur qui semblait s’abattre en lourdes nappes des hauteurs dufirmament, s’exhaler de la terre chauffée à blanc, fendue de largescrevasses.

La plupart des voyageurs somnolaient, d’autresse gorgeaient de boissons glacées dans le bar ; enfin uncertain nombre, groupés sur la plate-forme arrière du dernierwagon, fumaient en regardant distraitement ces paysages dedésolation.

– Quelle chaleur ! s’écria tout àcoup un cow-boy au teint basané en allumant une cigarette mexicaineroulée dans un fragment de feuille de maïs, en guise de papier. Jeplains les deux détectives qui n’ont même pas le droit de faire unsomme à cause du coquin qu’ils sont chargés d’escorter !

Il montrait au fond du wagon un groupe detrois hommes assis en ligne sur la même banquette. Le personnageassis entre les deux autres se distinguait par sa corpulence et parla dimension énorme de ses poings que réunissaient des menottesd’acier dont un des détectives tenait l’autre extrémité rouléeautour de son poignet.

– Il a une vraie tête d’assassin, fit unsecond cow-boy. Voyez ce regard faux, et cette mâchoire debouledogue. Il nous tient compagnie depuis San Francisco ; iln’a pas prononcé quatre paroles pendant tout le trajet.

– Il doit être dangereux…

– Comment, vous ne savez donc pascamarade, que ce convict n’est autre que le fameux docteur KlausKristian ?

– Carajo ! murmura le cow-boy avecune sorte d’admiration. Ce docteur de New York dont parlent tousles journaux ?

– Lui-même.

– Celui qui a volé un cercueil deplatine, enlevé une jeune fille et assassiné je ne sais combien depersonnes ?

– Je vous affirme que c’est lui !…Mais ne criez pas si fort, il pourrait nous entendre et je n’ytiens pas… Le détective Joë Rudge, avec lequel je prenais le thé cematin, me disait que son prisonnier, si bien enchaîné qu’il soit,fait peur à tout le monde. Il est, paraît-il, un des chefs d’unevaste association de bandits, qui a des ramifications dans tous lesÉtats de l’Union. Pour l’arrêter, il n’a fallu rien moins quel’intervention du célèbre Todd Marvel, le détectivemilliardaire.

Cette intéressante conversation futbrusquement interrompue par un cri aigu, suivi du bruit de la chuted’un corps dans l’intérieur du wagon.

– Une dame qui vient de s’évanouir, criaquelqu’un.

Les deux cow-boys et les autres voyageurs dela plateforme se hâtèrent de rentrer dans le wagon. Les Noirs vêtusde toile blanche attachés au service de tous les trains américainsse hâtaient d’accourir en franchissant les passerelles qui relientles voitures les unes aux autres. En quelques minutes il y eut unevingtaine de personnes autour de la malade.

Cette dernière, une vieille Miss pauvrementvêtue de noir, laide et maigre à faire peur, gisait sur le plancheret paraissait ne plus donner signe de vie.

– C’est une congestion ! disaitl’un.

– Non, criait un autre, c’est uneembolie ! Elle est morte.

– Je parie dix dollars qu’elle estvivante.

– Tenu !

– Vingt dollars que ce n’est qu’unesyncope !

– Vingt dollars que c’est une ruptured’anévrisme !…

Pendant qu’un boy était allé chercher la boîteà pharmacie, la foule s’était accrue et les paris allaient bontrain. Le détective Joë Rudge lui-même, laissant à son camaradeMortimer, la garde du prisonnier, s’était approché du groupe, etaprès avoir examiné avec attention le faciès décomposé de lavieille Miss, venait de risquer cinq dollars sur l’hypothèse de lamort ; il se trouvait à ce moment tout près du cow-boy quiavait paru si bien renseigné sur les faits et gestes du docteurKristian.

– Quel dommage, fit négligemment lecow-boy, qu’il n’y ait pas de médecin ici !

– Il y en a bien un, réponditfacétieusement le détective, mais il n’exerce pas ; pourl’instant il a les mains liées, c’est le cas de le dire.

Et comme son interlocuteur riait aux larmes decette charmante plaisanterie.

– Après tout, est-ce que vous portez tantd’intérêt à la santé de cette vieille momie ?

– Vous n’y êtes pas, reprit le cow-boyqui riait toujours, mais s’il y avait un médecin, nous saurionstout de suite qui est-ce qui a perdu ou gagné.

– Je n’avais pas pensé à cela.

– L’idée n’est pas si mauvaise.

– Parbleu ! Je pourrais à la rigueurdemander une consultation au vieux coquin, mais il m’est interditde lui enlever ses menottes. Si vous saviez toutes lesrecommandations qu’on m’a faites à ce sujet !

– Eh bien ! qu’il garde sesmenottes.

– Puis, non… tenez, c’est impossible.S’il arrivait quelque chose, je perdrais ma place…

– À votre aise, fit le cow-boy enhaussant les épaules et en tournant brusquement le dos à soninterlocuteur.

Pendant qu’avait lieu cette conversation, laboîte de pharmacie avait été ouverte et on avait commencé à fairerespirer des sels à la malade. On lui frictionna ensuite les tempesavec de l’eau de Cologne, on essaya, mais inutilement, d’introduireune cuillerée d’éther entre les dents serrées de la patiente.

Tout fut inutile, elle demeurait aussiinsensible et aussi rigide qu’une pièce de bois.

Cependant, grâce au charitable cow-boy, lesautres voyageurs n’avaient pas tardé à apprendre qu’il y avait unmédecin dans le wagon. Ce fut bientôt un tollé général contre lesdétectives.

– C’est inhumain, c’est honteux !criait-on. On laisse mourir cette pauvre Miss à deux pas d’unmédecin !…

– Les détectives devraient êtrepoursuivis pour homicide.

– Cela va de soi. Je m’offre à portertémoignage !

– Et moi aussi !

– Et moi !…

– Comme si ce pauvre diable dephysician pouvait s’enfuir les menottes aux mains d’untrain qui marche à cent milles à l’heure.

– Où irait-il d’ailleurs dans le désertdu Colorado ? Ces détectives sont fous !

Les voyageurs étaient indignés, et, comme lesdeux policiers le comprirent, il n’eût pas fallu grand-chose pourles décider à passer de la parole à l’action.

Impassible, Klaus Kristian assistait à cettescène, un étrange sourire aux lèvres.

– Puisqu’il en est ainsi, dit enfin JoëRudge, bien à contrecœur, je consens à ce que le docteur examinecette femme ; mais je ne lui enlèverai pas les menottes. Quele diable m’emporte si je le fais !

Puis se tournant d’un air maussade vers sonprisonnier.

– Vous avez entendu, docteur. Venez voirsi on peut sauver cette Miss, je vous y autorise.

– Vous ne m’avez pas demandé si cela meconvenait, répondit Klaus Kristian d’un air goguenard.

– Vous refusez ?

– Je refuse. Cela ne me regarde pas. Iln’y a aucun article des lois américaines qui m’oblige à soignercette femme.

– Vous pouvez être poursuivi pourhomicide par négligence volontaire. Allez. Finissons-en. Je vousl’ordonne !

Joë Rudge, par une singulière contradiction,se montrait maintenant furieux du refus de son prisonnier, qui,lui, semblait prendre à cette scène un singulier plaisir.

– Au point où j’en suis, répondit-il avecflegme, une accusation de ce genre n’importe guère. Décidément, jerefuse, ça ne me plaît pas.

Les voyageurs étonnés de cet inexplicableentêtement joignirent leurs instances à celles du détective. Unriche planteur de la Louisiane offrit de payer la consultation.

Klaus Kristian semblait hésiter. On eût ditqu’il attendait quelque chose, puis brusquement, sur un signe ducow-boy qui avait été le mystérieux instigateur de toute cettescène, il se décida.

– Allons, grommela-t-il, avec unemauvaise grâce évidente, je ne veux contrarier personne… Mais ceque j’en fais, c’est par pure humanité.

Il se leva, suivi de Joë Rudge qui tenaitencore l’extrémité de la chaînette d’acier, mais qui consentit à lalâcher quelques instants à deux pas de la malade. Mais pour nenégliger aucune précaution, il exhiba un browning de gros calibreet mit en joue le docteur qui venait de s’agenouiller, et sepenchant vers la vieille Miss, lui tâtait le pouls avec des gesteslents et pénibles de ses mains embarrassées par les menottes.

– Elle vit encore… murmura-t-il. Voyonsle cœur.

La foule était devenue silencieuse etattendait anxieusement.

Klaus Kristian, avec la même lenteur, collason oreille sur la poitrine de la patiente, et demeura une longueminute dans cette posture.

– Je crois, dit-il en se relevant aveceffort, qu’il est encore temps d’intervenir. Je vais faire unepiqûre de caféine.

On se hâta de lui apporter toute ouverte laboîte de pharmacie.

– Il y a une seringue de Pravaz, mais ilfaudra que quelqu’un se charge de faire la piqûre, à moins qu’on nem’enlève les menottes.

– Enlevez les menottes ! cria lafoule.

– Jamais ! s’écria rageusement JoëRudge. Je m’y oppose formellement !

– Je la ferai, moi, la piqûre, déclara lecow-boy avec assurance, j’ai été trois ans infirmier à Denver.

Et il se plaça brusquement entre le détectiveet son prisonnier… et se mit en devoir de remplir la seringue.

Il n’avait pas encore terminé cette minutieuseopération qu’un long et strident sifflement partait de lalocomotive, en même temps que le wagon était plongé dans d’épaissesténèbres.

Le train venait d’entrer dans un tunnel, etpresque aussitôt sa vitesse se ralentit brusquement et il stoppadans une obscurité profonde.

Il y eut dans le wagon un moment de désarroiet de bousculade, au-dessus des murmures des voyageurs qui seheurtaient sans se voir, s’élevait la voix furieuse, affolée,implorante du détective Joë Rudge. Au moment où la lumière avaitdisparu, une poigne de fer lui avait arraché son browning, en mêmetemps qu’un formidable « direct » l’envoyait rouler àl’autre bout du wagon.

Son collègue Mortimer, renversé par uncroc-en-jambe, n’avait pas été mieux traité.

– Vite de la lumière ! criait ledésespéré Joë Rudge. Le bandit m’a glissé entre les doigts !Et le train qui reste en panne dans le tunnel ! Messieurs, jevous en prie, aidez-moi !… Il n’a peut-être pas eu le temps desauter du wagon !

Ces lamentations trouvèrent d’abord peud’écho. Chacun des voyageurs était plus préoccupé de garer sonportefeuille contre les entreprises des pick-pockets toujoursnombreux dans les trains américains et dont l’obscurité favorisaitsingulièrement les agissements.

Comme Harpagon après la perte de sa cassette,le détective se fût volontiers arrêté lui-même. Il empoignait àl’aveuglette ceux qui se trouvaient en face de lui, et recevait enéchange force horions.

– De la lumière, répétait-il avecdésespoir. Personne ne m’écoute. Le gredin a des complices dans letrain, je vais faire arrêter tout le monde !

Les coups de poing pleuvaient dans l’ombre, etla mêlée allait devenir générale quand un voyageur réussit à tirerde sa poche une lampe électrique. D’autres l’imitèrent et bientôtune vive clarté illumina le wagon tout entier.

Comme l’avait deviné l’infortuné détective,Klaus Kristian avait disparu et avec lui sa cliente, la vieilleMiss moribonde et le cow-boy humanitaire. On supposa que c’était cedernier qui à l’aide d’une forte pince coupante, avait débarrasséle prisonnier des menottes dont on retrouva les débris sur leplancher du wagon.

Le train était toujours immobilisé dans lesténèbres du tunnel et l’on eut bientôt la preuve que cet arrêtétait dû aux complices du docteur et n’avait eu d’autre but que defavoriser sa fuite.

Les bandits s’étaient servis en cette occasiond’un procédé très usité en Amérique, mais qui ne peut être employéque si la voie est parfaitement horizontale. Ils avaient graisséles rails sur une longueur de plusieurs yards.

Quand ce travail est exécuté convenablementles roues dont les aspérités ne peuvent plus mordre sur le rail,tournent sur place et le train s’arrête. Le même fait seproduit quand la surface du rail, dans les grands froids, serecouvre d’une couche de gelée blanche.

Le fait est assez fréquent pour que toutes leslocomotives soient pourvues d’une boîte à sable. Répanduesur les rails cette substance pulvérulente permet de nouveau auxroues d’adhérer sur la surface de l’acier, devenue moinsglissante.

Pendant que le mécanicien et ses hommesétaient occupés de cette façon à « dépanner » leur train,les deux détectives, armés chacun d’une lampe de poche, s’étaientlancés chacun dans une direction différente à la poursuite desfuyards.

Aucun voyageur ne fut tenté de leur prêtermain forte. Personne ne tenait à quitter le train qui pouvait seremettre en marche d’une minute à l’autre, ni à risquer de se faireécraser par un rapide ou d’essuyer le feu des bandits.

Les détectives d’ailleurs n’allèrent pas loin.Ils n’avaient pas fait cinquante pas que le sifflement de lalocomotive leur apprit qu’on se remettait en route.

Ils n’eurent que le temps de regagner leurwagon où ils reprirent leur place, non sans essuyer les souriresnarquois des voyageurs.

À la sortie du tunnel, un de ceux-ci eut mêmela complaisance un peu ironique de prêter sa lorgnette aumalheureux Joë Rudge. Le détective put distinguer très nettementsur la scintillante surface du désert, une auto montée par troispersonnes et fuyant à toute allure vers le sud.

Bientôt l’auto n’apparut plus que comme unepetite tache grise et une courbe de la voie la déroba complètementaux regards du malchanceux détective.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer